Ce qu’ont perdu les Allemandes de l’Est, par Sabine Kergel (Le Monde diplomatique, mai 2015)

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  • Ce qu’ont perdu les Allemandes de l’Est, par Sabine Kergel (Le Monde diplomatique, mai 2015)
    http://www.monde-diplomatique.fr/2015/05/KERGEL/52925

    Dans toute l’Allemagne, comme ailleurs en Europe, le taux d’activité des femmes s’est considérablement accru depuis les années 1950, mais en RDA cette évolution a été sans commune mesure avec celle de l’Ouest. A la fin des années 1980, 92 % des Allemandes de l’Est occupaient un emploi, contre 60 % de leurs voisines occidentales. Sur ce point, l’égalité était en vue — un cas presque unique au monde. Alors qu’à l’Ouest les femmes orientaient leurs projets de vie selon des schémas encore très imprégnés par l’imagerie familiale et patriarcale traditionnelle, à l’Est, leur indépendance économique vis-à-vis du conjoint allait pour ainsi dire de soi.

    La chute spectaculaire de la natalité observée en RDA au cours des années 1970 a conduit le régime à prendre diverses mesures pour inciter les femmes actives à enfanter, avec un effort particulier en faveur des mères isolées ou divorcées. Parfois moquée pour sa justification idéologique (alimenter en effectifs la construction d’une « société socialiste »), cette politique a cependant permis d’harmoniser projets professionnels et contraintes parentales. De l’autre côté du Mur, en revanche, la condition de mère entraînait souvent des privations, voire un basculement dans la pauvreté, surtout en cas de divorce ou d’abandon par le conjoint.

    Rien d’étonnant donc à ce que les femmes de l’ex-RDA aient souvent perçu la réunification comme une menace pour leurs conditions de vie. A travers l’expérience inédite du chômage, c’est un système de valeurs apparaissant jusque-là comme évident qui s’est effondré. « A l’agence pour l’emploi, quand tu leur dis “seule avec deux enfants”, ils ne savent pas de quoi tu parles. L’agente assise en face de moi ne m’a même pas jeté un regard, rien, raconte Ilona, mère isolée et ancienne vendeuse à Berlin-Est. Elle remplit sa fiche, vite, et puis dehors, au suivant. » En RDA, les femmes vivaient sous la protection d’un Etat omnipotent qui maintenait le père et la famille dans une fonction sociale subalterne. Opérée sous l’égide des institutions, la socialisation des enfants eux-mêmes était largement déconnectée de la cellule familiale. Or l’attachement féminin à l’autonomie n’a pas disparu avec le Mur.