• « La cinquième bulle » : un petit lexique de la #Silicon_Valley | Stuart Grabler, Le Monde, 26/10/2016 (manque #disruption)
    http://lemonde.fr/idees/article/2016/10/26/la-cinquieme-bulle-un-petit-lexique-de-la-silicon-valley_5020607_3232.html

    La crise des sociétés d’investissements immobiliers cotées (Real Estate Investment Trust, REIT) de 1974-1975 aux Etats-Unis fut la première de l’après-guerre. Chacune des décennies suivantes connut sa bulle, et son krach.

    Dans les années 1980, les razzias de corporate raiders (les « prédateurs d’entreprise ») gonflaient la LBO bubble (bulle des OPA à effet de levier), la vente de junk bonds (obligations pourries) finançait le rachat de poids lourds de la cote. Cette vogue prit fin lors du krach d’octobre 1987, emportant dans son sillage les Caisses d’épargne américaines (Savings & Loans) précarisées par la surenchère hypothécaire.

    La décennie suivante vit l’essor de la bulle Internet (dotcom bubble). Porté par les start-up et les stock options, l’indice Nasdaq de valeurs technologiques toucha un plus haut en mars 2000... avant de perdre 78 % en trente et un mois.

    Pendant ce temps, la quatrième bulle, celle des subprimes (crédits hypothécaires immobiliers), se formait déjà. A la différence des précédentes, hautement médiatisées, celle-ci se développait dans un huis clos financier où se titrisaient à coups d’algorithmes des prêts hypothécaires accordés à des clients peu solvables. Quand, dans la foulée de la faillite de la banque d’affaires Lehman Brothers en 2008, la bulle éclata, elle faillit entraîner toute la planète finance.

    Et ce n’est pas fini, puisque la cinquième bulle, dont l’épicentre est la Silicon Valley, enfle à vue d’œil. En voici une brève description, à travers un petit lexique de la novlangue anglo-saxonne de rigueur.

    Unicorn (licorne) : jeune pousse technologique valorisée au moins 1 milliard de dollars, sur la base du placement initial de ses backers.

    Backer (soutien) : investisseur pionnier dans une unicorn en herbe. Au tout début, un projet plus ou moins ingénieux suffira pour le séduire. Une fois opérationnelle, l’entreprise mettra les bouchées doubles pour accroître le nombre de ses utilisateurs/clients, décuplant ainsi sa capacité à réussir des tours de table supplémentaires. Stratégie en conformité parfaite avec Metcalfe’s Law.

    Metcalfe’s Law (la loi de [Robert] Metcalfe) : une augmentation arithmétique des utilisateurs d’un réseau suscite une croissance exponentielle de son utilité et, par extrapolation comptable, de sa cote. Rouage-clé de cet engrenage vertueux : le giveaway.

    Giveaway (cadeau) : service dispensé sans contrepartie, ou article vendu à prix coûtant, dans le but d’appâter clients ou utilisateurs. C’est le seul but qui vaille à ce stade précoce ; de sorte que les unicorns en devenir sont souvent dépourvues d’un vrai business model.

    Business model (mode opérationnel) : censé transformer un service gratuit en pièces sonnantes et trébuchantes, il se présente généralement comme une plate-forme où des internautes (Facebook, Twitter), passagers (Uber), voyageurs (Airbnb), auditeurs (Spotify, Deezer) ou prêteurs (LendingClub) sont mis en relation avec des annonceurs, chauffeurs, logeurs, maisons de disques ou emprunteurs. Exception : des unicorns industrielles (Tesla, GoPro) emploient un modèle plus classique. Certaines unicorns (Snapchat, Magic Leap) cherchent toujours le leur, ce qui les empêche de monetize leur activité.

    Monetize (monétiser) : à ne pas confondre avec « rentabiliser » ! Car on a beau traduire son activité en chiffre d’affaires, celui-ci n’est pas synonyme de profits. Hors Facebook, exception qui confirme la règle, peu d’unicorns sont véritablement rentables. Naguère surnommée « la nouvelle Facebook », Twitter s’enfonce toujours dans le rouge. Déficitaire de 470 millions de dollars en 2014 et de 1,27 milliard au premier semestre 2016, Uber est champion de la perte opérationnelle. Montent également au podium Airbnb et Tesla. En Europe, le suédois Spotify, le français Deezer et l’allemand Rocket ne sont pas en reste. Conséquence inéluctable de ces flots d’encre rouge : un énorme cash burn.

    Cash burn (consumation de liquidités) : carburant d’une croissance déficitaire, ces fonds partent en fumée. UberChina, avant de jeter l’éponge face à son rival chinois, perdait 1 milliard par an. Dans l’attente de son rachat par Tesla, Solar City (panneaux solaires) brûle 6 dollars pour chaque dollar de revenu. Heureusement, il existe un moyen d’éteindre le feu : le cash out.

    Cash out (décaissement) : exercice qui, conjugué à une levée de fonds, permet aux fondateurs, aux backers et aux dirigeants dotés de stock options de monétiser, moyennant dilution, leurs parts. Pour ce faire, lancer une IPO (introduction en Bourse) était le parcours indiqué. Mais, échaudés par les unicorns s’envolant lors de l’IPO pour plonger ensuite en dessous de la mise à prix, les investisseurs boudent et les IPO se tarissent. Faute d’une IPO, l’unicorn enchaînera les tours de table, sollicitant, contre participation, de l’argent frais, dont une partie finira dans la poche des ayants droit. Sinon, elle pourra se vendre à un géant technologique craignant que la start-up ne l’éclipse un jour (Google/YouTube, Facebook/Instagram), ou alléché par d’éventuelles synergies (Microsoft/LinkedIn), ou cédant au chantage de la start-up qui, vendant à perte sans payer de TVA, lui soutire des parts de marché (Walmart/Jet.com). Mais pour optimiser sa cash-out stratégie, rien ne vaut le creative accounting.

    Creative accounting (comptabilité créatrice) : quitte à publier des résultats conformes aux normes comptables, une unicorn peut aussi communiquer sur une version enjolivée non conforme. Ainsi, Lending Club avait annoncé des bénéfices de 56,8 millions de dollars... et une perte de 5 millions selon les normes. Manipulation qui n’abusera que les initiés imbus de la crédulité symptomatique d’un Ponzi scheme.

    Ponzi scheme (pyramide de Ponzi) : locution apte à qualifier la cinquième bulle, où la haute technologie est mise au service non pas d’une rentabilité pourvoyeuse d’emplois, mais de l’élaboration d’expédients permettant le cash out avant le souffle fatidique du krach...

    • La haute technologie n’était déjà plus pourvoyeuse d’emplois dès la première bulle évoquée, mais il est vrai que cela devient de plus en plus évident avec chaque nouvelle étape

      cf. https://seenthis.net/messages/541433#message549597 et https://seenthis.net/messages/541433#message550356

      Comment expliquer alors la (très) forte valorisation des GAFAM ? Justement par le fait qu’ils opèrent dans la phase renversée du capitalisme où la création de valeur a été remplacée par sa simulation comme moteur de l’économie (y compris « réelle »). Leur valorisation n’est pas le reflet de leur capacité à produire de la valeur, mais à être des « porteurs d’espoirs » pour la production de titres financiers. Cette production doit toujours en effet avoir un point de référence dans « l’économie réelle » (Un indice quelconque corrélé à un espoir de production de valeur et projeté dans le futur). Dans le cas des plateformes numériques, ce point de référence, c’est l’accumulation permanente de données dont tous les acteurs de la sphère financière s’accorde à dire qu’elles sont les ressources pour de futures activités marchandes. Certes, ces activités seront marchandes, mais la quantité de valeur qu’elles produiront sera toujours décevante et il faudra donc se projeter encore dans de nouvelles simulations...

  • « Tout ne s’explique pas par la grille anti-impérialiste et décoloniale », par les rédchefs de la Revue du crieur
    http://lemonde.fr/idees/article/2016/10/05/islamisme-il-y-a-une-place-pour-la-comprehension-fine-de-ce-qui-advient-aujo

    « Contre l’#islamisme, ni Causeur ni Crieur » est le titre d’une tribune parue dans Le Monde du dimanche 2-3 octobre appelant à sortir de « l’alternative entre les républicains patriotes et les islamo-gauchistes » qu’elle s’évertue elle-même à construire. Le titre et la proposition font beaucoup d’honneur à la Revue du crieur, présentée comme incarnant une gauche « amie des musulmans » refusant de « considérer ce qu’il y a de neuf dans la séquence historique » ouverte par le terrorisme islamiste.

    [tribune citée ici : https://seenthis.net/messages/529943]

    Cette tribune pose au fond très mal des questions très importantes qui travaillent et divisent la gauche. Nous avons besoin d’une plus grande intelligence du présent que ce genre de polarités factices qui ne recouvrent pas l’état réel du rapport de force intellectuel et politique en France, marqué aujourd’hui par l’hégémonie du discours identitaire réactionnaire. A celui-ci, une partie de la gauche, drapée de républicanisme autoritaire, contribue tous les jours à donner des gages de respectabilité, tandis que tout autre discours peine à se faire entendre.

    Ce n’est pourtant pas faire preuve de complaisance avec le djihadisme que de tenter de comprendre pourquoi de jeunes Français musulmans se retrouvent à faire le choix du terrorisme. Ce n’est pas minorer la dérive violente de ceux qui utilisent la religion musulmane à des fins criminelles que de ne pas tomber dans l’amalgame consistant à tracer une continuité entre l’islam, l’islamisme, le salafisme et le fondamentalisme meurtrier de Daech.

    Entre le rien à voir avec l’islam et le tout à voir avec la religion, il y a une place pour une compréhension fine de ce qui advient aujourd’hui, surtout lorsqu’on mesure combien un discours réducteur sur l’islam peut avoir des conséquences politiques concrètes dévastatrices.

    Ce n’est pas, non plus, épouser à tout prix la cause des damnés de la terre que d’observer que les partisans d’une laïcité agressive alimentent une islamophobie politique, médiatique et populaire, à moins de considérer que tous ceux qui s’en démarquent, tels le pape François ou Emmanuel Macron, appartiennent aussi au camp des dangereux « islamo-gauchistes », une catégorie d’analyse aussi floue qu’indigente. Ce n’est pas être de naïfs « amis des musulmans » que d’insister sur la nécessité de lutter contre le danger terroriste sans pour autant céder à l’invention récurrente d’ennemis imaginaires ayant les traits de ces jeunes filles voilées à l’université ou de ces mères de famille en burkini sur la plage.

    Certes, et c’est compréhensible dans ce contexte de stigmatisation des populations de croyance et/ou de culture musulmanes dans lequel nous baignons, une partie de la gauche radicale a choisi de faire de la question « raciale » une cause prioritaire. De même, une fraction du camp indigéniste s’est engagée dans un raidissement identitaire explicable face au rouleau compresseur réactionnaire. Ce choix, nous pouvons le lui reprocher car il engage un type de combat qui la condamne à une impasse stratégique en ce qu’il force ses défenseurs à demeurer plus que minoritaires et inaudibles dans l’opinion.

    Le risque, à terme, est l’enfermement dans un entre-soi ou dans un #gauchisme de campus bien connu des universités nord-américaines, qui alimente sans fin l’autoflagellation et le narcissisme des petites différences à coups d’argumentaires abscons. Une telle position, détachée de toute base sociale, prend le risque de légitimer les sarcasmes des pseudo-républicains ultralaïques prenant pour cible les multiculturalistes angéliques.

    Un minimum d’honnêteté intellectuelle est suffisant pour entendre que tout ne s’explique pas par la grille anti-impérialiste et décoloniale : le Moyen-Orient est aujourd’hui plongé dans une guerre civile et religieuse qui n’est réductible ni aux effets de nos guerres passées et présentes ni à la question des enjeux pétroliers. Et il existe, par ailleurs, suffisamment d’articulations réelles entre question sociale et question « raciale » pour que nous n’ayons pas à choisir entre la défense des ouvriers blancs et celle des « Arabes » musulmans.

    Mais la lucidité, aujourd’hui, ne consiste pas en la recherche d’un équilibre bancal, à la manière de l’hypocrite « identité heureuse » promue par Alain Juppé, des coups de menton suivis de piteuses reculades d’un Manuel Valls, ou d’un François Hollande tentant toujours de ménager la chèvre et le chou jusqu’à l’absurde, comme lorsqu’il proposa que Léonarda, adolescente kosovare expulsée à la descente de son car scolaire, obtienne le droit de revenir en France, « mais sans sa famille ». Sortir de l’impasse où nous sommes tous suppose une réflexion plus profonde que cette pensée tiède et mauvaise qui fait reculer le débat plus que tout autre chose.

    Renvoyer dos-à-dos, au prix d’un exercice d’équilibriste de ce type, la fièvre identitaire d’une droite et d’une gauche durcies par l’échéance électorale prochaine, et les crispations d’une fraction de la gauche radicale et du camp décolonial, c’est d’abord mal mesurer l’écart de puissance et d’influence, incommensurable, qui les sépare, et faire ainsi le jeu de la première. C’est aussi avaliser la posture d’une gauche prétendument tempérée qui refuse de prendre sa responsabilité dans le marasme qui nous est imposé. La raison n’est pas du bord de ceux qui font semblant de chercher une voie moyenne, plus juste, plus raisonnable, en réalité seulement plus frileuse et plus sotte.

    De même qu’une gauche d’antan soi-disant « responsable » avait voulu, hier, disqualifier la #gauche altermondialiste – jugée par elle naïve, archaïque et tiers-mondiste – sans parvenir pour autant à endiguer la dynamique néolibérale responsable de tant d’inégalités et de violences –, une gauche d’aujourd’hui qui se présente comme « réaliste » cherche à se démarquer d’une autre gauche, celle-là émancipatrice, qui condamne la construction récurrente d’un pseudo-problème musulman en guise de dernier masque posé sur les échecs profonds d’une société politique, toutes tendances confondues. Ce sont ces échecs qui constituent la plus grande menace pour la cohésion de notre société.

    #décolonisation #idées cc @mona @baroug

  • Cette tribune de Didier Fassin sur l’#état_d'urgence était étrangement absente de Seenthis, la voici (29/01/2016)
    http://lemonde.fr/idees/article/2016/01/29/une-mesure-discriminatoire-qui-accentue-les-fractures-francaises_4856067_323

    Au fil des sondages, les Français confirment leur large soutien à l’état d’urgence : ils étaient 91 % à se dire favorables à son instauration en novembre après les attentats, selon l’IFOP et le Journal du dimanche ; ils sont encore 77 % à se déclarer tels en janvier, selon YouGov et le Huffington Post. Les deux tiers n’hésitent du reste pas à s’affirmer prêts à « accepter une certaine limitation des libertés fondamentales des individus pour mieux garantir la sécurité de tous ».

    C’est qu’exprimer cette conviction leur est d’autant plus facile que, du moins pour la plupart d’entre eux, l’état d’urgence ne les affecte pas plus que les atteintes aux droits fondamentaux. Hormis la présence dans les lieux publics de militaires surarmés qui peuvent leur donner l’impression d’être protégés, rien n’est changé pour eux. Leur vie continue comme avant. Pas de couvre-feu, pas de restriction à leur circulation, pas de censure de leurs moyens de communication.

    S’il en est ainsi, c’est que l’état d’urgence, bien qu’il concerne en principe l’ensemble du territoire national et donc toute la population, n’y est appliqué que dans certains espaces et pour certaines catégories : il est une suspension circonscrite de l’état de droit. Les perquisitions administratives nocturnes par des policiers qui enfoncent la porte de l’appartement, plaquent au sol le suspect allégué et terrorisent sa famille – admettant parfois ensuite s’être trompés de domicile, bien que, même dans ces cas, aucun dédommagement ne soit opéré – ne visent que certains quartiers populaires et certains habitants, pour la plupart musulmans ou présumés tels.

    Il en est de même des assignations à résidence avec leur obligation de se présenter au commissariat plusieurs fois par jour qui empêche toute activité, que l’on soit travailleur ou étudiant, et des contrôles d’identité réalisés dans les gares ou dans la rue sur la seule apparence des personnes, indépendamment de toute infraction ou même soupçon d’infraction : seule une faible part des personnes résidant en France est touchée.

    La frustration de voir son logement dévasté sans explication ni recours, de se faire malmener devant ses enfants traumatisés et de découvrir les regards fuyants de voisins devenus suspicieux, l’immense majorité ne l’éprouvera pas, et même n’en saura rien. L’humiliation de se savoir distingué par sa couleur de peau et ses traits physiques au milieu d’une foule d’usagers du métro ou de piétons d’un centre-ville et de devoir subir, sur la base de cette discrimination supposée statistique, un interrogatoire, une fouille au corps, une vérification de ses documents et de son téléphone, seule une minorité en fera l’expérience douloureuse devant des passants qui, gênés ou indifférents, détourneront le regard.

    Quant à la vandalisation de leurs lieux de culte, en Corse ou ailleurs, par des groupes rarement identifiés et poursuivis, les musulmans ne manqueront pas d’en établir le rapprochement avec le saccage de leurs mosquées, à Aubervilliers et ailleurs, cette fois par les forces de l’ordre, au prétexte d’enquêtes, tandis que la majorité s’indignera vertueusement de la première tout en occultant son lien avec le second.

    Car quand bien même les Français finiraient par se rendre compte de la pente dangereuse sur laquelle le gouvernement les conduit, ils se rassureraient en pensant que la fin justifie les moyens et que l’éradication de l’ennemi, comme le dit leur président, suppose d’en passer par ces extrémités. Le discours officiel, auquel adhère plus de la moitié des personnes interrogées, est en effet que ces pratiques liées à l’état d’urgence, si elles ne sont pas sans poser quelques problèmes, n’en demeurent pas moins « efficaces pour lutter contre la menace terroriste ». A quoi bon, sinon, les perquisitions administratives, les assignations à résidence, les contrôles d’identité ciblés, les gardes à vue arbitraires ?

    Or, pour s’en tenir aux premières, censées permettre de prendre par surprise les individus dangereux, à peine plus d’une sur mille a débouché sur des enquêtes préliminaires ou une mise en examen par la section antiterroriste du parquet. Sur sept de ces brutales opérations d’exception, six s’avèrent sans objet et une permet de constater des infractions sans lien avec ce qui l’a justifiée – ce que d’aucuns appellent un « effet d’opportunité » ou encore « faire le ménage dans les cités ».

    L’efficacité ne se mesure en effet pas sur la lutte contre le terrorisme. Elle réside ailleurs. S’agissant des assignations à résidence, on a pointé qu’elles servaient notamment à brider la contestation politique, en particulier dans les milieux écologiste et gauchiste. Mais s’agissant de l’ensemble du dispositif, on a moins souligné combien il pesait sur les quartiers populaires, les communautés musulmanes et les minorités ethnoraciales.

    Cette pression n’est pas nouvelle : elle n’a cessé de s’accentuer depuis trois décennies. La méthode ne l’est pas entièrement non plus : les contrôles d’identité de même que les fouilles des individus et de leur véhicule sont déjà le plus souvent réalisés parmi ces populations de manière illégale, ce que les policiers et leurs supérieurs reconnaissent volontiers ; quant aux effractions dans les logements, même en temps normal, elles ne sont pas rares en dehors de toute procédure judiciaire, à la recherche d’un suspect par exemple.

    Ce que l’état d’urgence permet, c’est donc de régulariser des pratiques qui lui préexistaient. La loi en préparation, dont l’intitulé ne mentionne plus le terrorisme mais le renforcement de la procédure pénale, les pérennisera. C’est là un fait général dans la société contemporaine : plutôt que d’exiger des forces de l’ordre qu’elles respectent la loi, on modifie cette dernière pour l’adapter à leurs manières de faire.

    Dans ces conditions, le discours sur l’#Etat_policier, qui sert à certains pour dénoncer les dérives de l’état d’urgence, les menaces de la législation à venir et les abus de pouvoir des forces de l’ordre, manque partiellement sa cible. La grande majorité des Français ne s’y reconnaît pas, puisque non seulement elle ne subit nullement les effets des restrictions à l’Etat de droit, mais se laisse également convaincre par la rhétorique de l’efficacité de la lutte contre le terrorisme. Ce double aveuglement rend tolérable et même désirable au plus grand nombre des mesures d’exception dont le pouvoir comprend tout le parti qu’il peut tirer. Et cela sans s’embarrasser des contradictions dans lesquelles il s’enferme.

    Alors que la Commission des lois de l’Assemblée nationale préconisait de ne pas reconduire un état d’urgence qu’il jugeait inutile et dangereux, son président, Jean-Jacques Urvoas, longtemps pressenti pour la Place Beauvau mais finalement devenu garde des sceaux, va être chargé de l’accompagner : celui qui se disait il y a un an « opposé à tout texte d’exception » devra donc défendre la série de mesures d’exception – et non seulement d’urgence – voulues par le président de la République.

    Car loin de déboucher sur un Etat policier qui ferait peur à tous, l’état d’urgence, avec les projets de loi pénale et de révision constitutionnelle qui en banalisent les principaux éléments, est un état d’exception segmentaire. Il divise la population française entre ceux dont l’Etat prétend protéger la sécurité et ceux, déjà pénalisés par les disparités économiques et les discriminations raciales, dont il accroît un peu plus l’insécurité. Au nom de la défense de l’ordre public, c’est donc un certain ordre social inégal qu’il s’agit de consolider. Mais ce cynisme politique aura nécessairement un coût : l’expérience de l’injustice qu’il nourrit ne peut que générer un ressentiment dont la société tout entière devra un jour payer le prix.

  • #NuitDebout, mouvement, convergence, horizontalité etc.

    Nuit debout, convergences, horizontalité, par Frédéric Lordon (Les blogs du Diplo, 25 avril 2016)
    http://blog.mondediplo.net/2016-04-25-Nuit-debout-convergences-horizontalite

    [Question inévitable de journal ibérique] Les élections 2017 approchent. Outre le fait que le paysage politique à gauche du PS ne semble pas se prêter à la création d’un nouveau parti, vous affirmez qu’envisager un Podemos à la française serait se méprendre. Pourquoi ?

    La #Constituante est aussi une réponse à cette question. Je crois qu’il nous faut sortir de ce que j’appellerai l’antinomie Occupy Wall Street (OWS) / 15M-Podemos. D’un côté #OWS, mouvement qui a malheureusement fait la démonstration de son improductivité politique directe (ceci dit sans méconnaître tous les effets de Occupy qui ont cheminé souterrainement, et à qui l’on doit sans doute, par exemple, la possibilité aujourd’hui d’un Bernie Sanders). De l’autre 15M qui n’est devenu productif qu’en se prolongeant sous la forme de Podemos… c’est-à-dire sous une forme qui en trahissait radicalement l’esprit des origines : un parti classique, avec un leader classique, classiquement obsédé par la compétition électorale, et décidé à en jouer le jeu le plus classiquement du monde : dans les institutions telles qu’elles sont et sans afficher la moindre velléité de les transformer. L’appel à une Constituante est une manière de sortir de cette contradiction de l’improductivité ou du retour à l’écurie électorale. Il faut que le mouvement produise « quelque chose » mais ce « quelque chose » ne peut pas être rendu au fonctionnement des institutions en place. Conclusion : le « quelque chose » peut consister précisément en la transformation des institutions.

    Contester sans modération, par Pierre Rimbert
    http://www.monde-diplomatique.fr/2016/05/RIMBERT/55467

    A cet égard, les idées mises au clou par la #gauche et réactivées par les #mouvements de ces dernières années prolongent une tradition universelle de révoltes égalitaristes. En avril, un panneau destiné à collecter les propositions des participants à la Nuit debout, place de la République à Paris, proclamait : « Changement de Constitution », « Système socialisé de crédit », « Révocabilité des élus », « Salaire à vie ». Mais aussi : « Cultivons l’impossible », « La nuit debout deviendra la vie debout » et « Qui a du fer a du pain » — aux accents blanquistes.

    Espoirs de #convergence

    Au-delà des #socialismes européens, utopique, marxiste ou anarchiste, un pointillé thématique relie les radicaux contemporains à la cohorte des silhouettes insurgées qui hantent l’histoire des luttes de classes, de l’Antiquité grecque aux premiers chrétiens, des qarmates d’Arabie (Xe-XIe siècle) aux confins de l’Orient.

    (…)

    La tâche, de nos jours, s’annonce assurément moins rude. Un siècle et demi de luttes et de critiques sociales a clarifié les enjeux et imposé au cœur des institutions des points d’appui solides. La convergence tant désirée entre classes moyennes cultivées, monde ouvrier établi et précaires des quartiers relégués ne s’opérera pas autour des partis sociaux-démocrates expirants, mais autour de formations qui se doteront d’un projet politique capable de faire briller à nouveau le « soleil de l’avenir ». La modération a perdu ses vertus stratégiques. Etre raisonnable, rationnel, c’est être radical.

    Quand sautera l’ultime verrou par François Cusset | Politis
    http://www.politis.fr/articles/2016/04/quand-sautera-lultime-verrou-34629

    Cette convergence, en revanche, même ponctuelle et bricolée, suppose trois conditions, nécessaires avant d’être suffisantes. Primo, la désignation d’un adversaire commun, autrement plus vaste qu’une seule loi El Khomri de destruction du code du travail, mais moins flou que l’hydre abstraite du Capital – car, des DRH aux élus zélés, ils ont des noms, des postes, des rôles précis. Secondo, le refus du mirage électoral, refus qu’on sent cette fois largement partagé, le roi (des urnes) étant bel et bien nu après des décennies de promesses bafouées et de serments foulés aux pieds. Tertio, et c’est là que le bât blesse : un accord a minima sur les moyens d’action, compte tenu de la réticence croissante aux logiques de la discussion, mais aussi du risque de scission interne porté par les virées nocturnes pour casser vitrines de banques ou agences de Pôle emploi. La marge d’action est étroite, mais le débat doit avoir lieu, après trente ans de tabou sur ces questions : sabotage ou résistance physique relèvent-ils de la « #violence » ?

    Et quels modes d’action effectifs opposer à la violence sourde du système, celle qui menace, épuise, assigne ou sacrifie des vies ? Ce dernier point est évidemment le plus difficile, l’ultime verrou qui n’a pas encore sauté. Quand il cédera, un mouvement uni déferlera en comparaison duquel Mai 68 et décembre 95 auront l’air d’innocentes parties de plaisir. C’est demain, après-demain – au pire la prochaine fois. Mais dès lors qu’ont été franchis tous les seuils du supportable, c’est pour bientôt. Sans aucun doute possible.

    « Nuit debout a attiré ceux qui pensent leurs intérêts particuliers comme universels, et a exclu les dominés », par Par Geoffroy de Lagasnerie http://lemonde.fr/idees/article/2016/04/26/nuit-debout-releve-d-une-conception-traditionnelle-de-la-politique_4909223_3

    D’où les scènes d’incompréhension qu’on a observées entre Nuit debout et les quartiers nord de Marseille, ou entre Nuit debout et les #syndicats. L’absence de ces groupes n’est ni un accident qu’on pourrait combler en allant tisser des liens (même si c’est souhaitable) ni un fait qui s’explique pour des raisons extérieures au mouvement. Elle est une conséquence logique de la construction symbolique du mouvement comme une sphère de citoyens qui refusent de revendiquer et se rassemblent pour débattre et écrire une nouvelle Constitution. Parce que Nuit debout s’est construit autour de la rhétorique du peuple et du commun, il a attiré à lui ceux qui pensent leurs intérêts particuliers comme universels et a exclu les dominés du mouvement. L’inclusion des uns est solidaire de l’exclusion des autres – et toutes sont une conséquence du dispositif social, institutionnel et conceptuel dont ce mouvement est le produit.

    Le secrétaire général de la CGT chez Nuitdebout, la révolution est dans les détails
    https://www.arretsurimages.net/contenu.php?id=8707

    A part ça, Philippe Martinez était finalement, hier soir, à Nuit Debout, place de la République, à Paris. Je vous le dis, parce que les radios du matin ne l’ont pas dit, qui n’ont parlé qu’arrestations, voitures incendiées, gardes à vue, violence (la condamner ou pas ?), bref, qui ont réduit la journée de mobilisation et de manifs d’hier à un bilan policier. Pas seulement, d’ailleurs. Une radio a aussi découvert que « le mouvement se divise », en opposant une intervention de Lordon à la Bourse du travail ("nous n’apportons pas la paix"), déjà ancienne de plusieurs semaines, à l’interview d’un membre du « media center » de Nuit Debout. Il ne leur aura fallu qu’un mois pour réaliser qu’en effet, sur pratiquement tout, il y a quasiment autant d’opinions que de Nuitdeboutistes (comme d’ailleurs parmi les "Onvautmieuxqueça, qui viennent de scisionner sur la question des medias). Saluons l’exploit.

    Il faut donc lire la #presse, la bonne vieille presse écrite, pour apprendre que le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez s’est rendu place de la République. Bon, ce n’est pas encore la convergence totale. « La CGT se frotte à la Nuit Debout », titre Mediapart, tandis que Le Monde titre sur « la difficile convergence des luttes entre Nuit Debout et les syndicats ». Sur le contenu politique de l’épisode, les deux titres s’accordent à rapporter que Martinez a douché l’enthousiasme des Nuitdeboutistes pour le déclenchement d’une grève générale, en rappelant « qu’une grève ne se mène pas tout seul » (Le Monde), et qu’il « faut user de la salive pour aller convaincre les salariés » (Mediapart).

    S’il faut chercher des scissions, d’ailleurs, des écoles, des chapelles, on peut les chercher aussi dans les narrations journalistiques. Les deux compte-rendus du Monde et de Mediapart sont caractéristiques. Le reportage du Monde s’ouvre sur Martinez (qui, seul, a droit à sa photo). Le récit est centré sur lui, vedette de la soirée, son attente pendant deux heures, le fait que lui seul soit appelé par son nom entier. Les deux heures de prise de parole qui l’ont précédé n’arrivent qu’au troisième paragraphe du récit.

    A l’inverse, le reportage de Mediapart chamboule cette hiérarchie traditionnelle : Martinez (qui n’a droit qu’à la troisième des trois photos) doit patienter jusqu’au huitième paragraphe, derrière Manon et Elsa (coordination nationale étudiante), Fathi (Taxis debout), un représentant d’Infocom CGT (la fameuse affiche), la CGT Air France, la CGT gare d’Austerlitz, Gaël (Sud Postes), Eric Beynel (Solidaires), et deux émissaires de la CNT. Autrement dit, le récit du Monde épouse la hiérarchie traditionnelle, accordant la priorité aux institutions nationales reconnues (la CGT), tandis que celui de Mediapart épouse l’ahiérarchie édictée par l’institution émergente (l’AG de Nuitdebout). Question de point de vue, comme diraient les cinéastes. Où placer sa caméra ? La révolution, comme le diable, est dans les détails.

    cc @nicohaeringer @isskein

  • La professionnalisation des politiques, un verrou français, par Anne Chemin (« Le Monde », 10/03/2015)
    http://lemonde.fr/idees/article/2016/03/10/la-professionnalisation-des-politiques-un-verrou-francais_4880673_3232.html

    ft. Rémi Lefebvre : http://www.monde-diplomatique.fr/2009/10/LEFEBVRE/18193

    En ce jour d’automne 2015, Florent Hérouard affiche une barbe naissante et un sweat-shirt à capuche qui tranchent avec l’allure traditionnelle des hommes politiques. Invité de France Bleu Normandie, ce géographe qui a inventé un système d’attache pour les skateboards est tête de liste aux élections régionales dans le Calvados. Une position qu’il n’a pas conquise au terme d’un long parcours au sein des instances dirigeantes de son parti  : comme tous les candidats de Nouvelle donne, le mouvement de Pierre Larrouturou, Florent ­Hérouard a été désigné au terme d’un tirage au sort. Il est, affirme-t-il avec fierté, un «  candidat-citoyen  » qui rêve de «  faire de la politique autrement  ».

    Autrement  ? Comme un amateur éclairé qui croit en la chose publique sans vouloir pour autant en faire son métier. Une idée que les grands partis considèrent souvent avec un brin de condescendance, comme si elle relevait de l’aimable folklore de la ­démocratie participative. La contribution des profanes à la démocratie est pourtant une idée très ­ancienne  : dans l’Antiquité, les Grecs pratiquaient le tirage au sort et la rotation rapide des mandats afin, justement, de favoriser «  l’autogouvernement de tous par tous, chacun étant à tour de rôle gouvernant et gouverné  », souligne le politiste Yves Sintomer dans un texte publié en 2012 sur le site La Vie des idées.

    Cet usage a survécu dans la justice – les jurés d’assises sont, aujourd’hui encore, tirés au sort –, mais il a ­disparu dans le monde politique  : depuis le début du XXe siècle, et surtout depuis l’avènement de la ­Ve Répu­blique, la démocratie française est entrée dans l’ère de la professionnalisation. «  Aujourd’hui, la politique est un métier, constate Bruno Cautrès, chercheur CNRS au Centre de recherches politiques de Sciences Po, le Cevipof. Les hommes politiques construisent des carrières longues  : ils occupent tour à tour des fonctions électives, des postes dans la haute fonction publique ou dans des cabinets, des responsabilités dans l’appareil des partis – et ce, parfois, pendant toute une vie. Le temps des néophytes issus de la société civile est terminé.  »

    Les chiffres sont sans ambiguïté  : à l’Assemblée ­nationale, l’entrée «  directe  » de citoyens dénués ­d’expérience politique est en voie de disparition. «  Les trajectoires menant au Palais-Bourbon impliquent un ­investissement professionnel précoce dans la politique et la détention préalable de plusieurs postes de pouvoir, ce qui implique un savoir-faire  », explique Luc Rouban, directeur de recherche au CNRS (Cevipof), dans une étude sur le profil des députés élus en 2012. Un tiers des députés socialistes ont ainsi «  fait leurs premières armes au sein du PS, très souvent comme ­assistants parlementaires ou membres de cabinets municipaux ou régionaux  », poursuit-il, en soulignant une ­ «  certaine professionnalisation des députés  ».

    Des parcours qui se ressemblent

    Luc Rouban observe une même tendance chez les élus ­locaux des zones urbaines. «  La proportion d’hommes et de femmes d’appareil qui proviennent des entourages locaux (cabinets de maires, collaborateurs de conseils généraux ou régionaux ou d’intercommunalités) continue d’augmenter allègrement pour représenter, en 2014, le quart de tous les maires, constate-t-il dans une étude sur les villes de plus de 30 000 habitants. A cela, il faut ajouter la part croissante prise par les professions politiques dans lesquelles ont été ­intégrés les assistants parlementaires ou les collaborateurs d’élus au niveau national.  » Sa conclusion est sans appel  : «  La décentralisation a créé, en vingt-cinq ans, une élite ­urbaine fermée, professionnalisée et notabiliaire, qui a ­concentré le pouvoir local en accumulant les ressources ­partisanes et sociales.  »

    Avec la professionnalisation, les parcours des hommes politiques de ce début de XXIe siècle se ressemblent de plus en plus. «  Ils militent dans une organisation de jeunesse, ils intègrent un institut de sciences politiques, d’économie ou de droit, ils deviennent assistants d’élus, ils sont membres d’un cabinet, ils briguent un mandat, explique Rémi ­Lefebvre, professeur de sciences politiques à l’université Lille-II. C’est comme cela qu’ils apprennent les ficelles du métier – la capacité à faire campagne, à diviser ses adversaires et à acquérir le sens pratique dont parle Pierre Bourdieu. Le stade ultime de la professionnalisation, c’est l’absence ­totale de passage par une vie professionnelle autre que la politique. Ce phénomène touche tous les partis, à droite comme à gauche – y compris le Front national.  » Au risque, parfois, de créer un monde à part.

    Beaucoup de Français semblent en effet se lasser de cet «   #entre-soi professionnalisé  », selon le mot de Rémi ­Lefebvre. Sondage après sondage, ils plaident pour un ­renouvellement du personnel politique. Le spectre de la répétition du duel Hollande-Sarkozy de 2012 à la présidentielle de 2017  ? Le retour en fanfare de l’ancien secrétaire général de l’UMP, Jean-François Copé  ? La publication du nouveau livre de François Fillon, qui a commencé sa carrière politique comme assistant parlementaire, en 1976  ? Beaucoup de Français ont le sentiment que la vie politique fonctionne en vase clos. Une situation qui fait dire à l’humoriste de France Inter Charline Vanhoenacker qu’«  il y a autant de renouvellement dans la classe politique française que chez les invités de Michel Drucker  »

    Les partis, des « machines »

    Si la professionnalisation est aujourd’hui très marquée, elle ne date pas d’hier  : dès le lendemain de la Grande Guerre, le sociologue allemand Max Weber l’évoque dans une conférence prononcée en 1919 à Munich, «  Politik als beruf  » (la politique comme métier). Il définit alors les professionnels de la politique comme ceux qui vivent «  pour  » et «  de  » la politique. En ce début de XXe siècle, Max Weber ­insiste sur la fin de la domination des notables et l’importance croissante des partis, ces «  immenses appareils  » que les pays anglo-saxons surnomment des «  machines  ». L’élément «  décisif et nouveau  », souligne-t-il, est le fait que les professionnels de la politique que sont les responsables de l’organisation sont désormais à même «  d’imposer dans une mesure assez considérable leur propre volonté  ».

    En France, le mouvement s’amorce au début du XXe siècle. «  Jusqu’à la fin du XIXe, les dirigeants des institutions de l’Etat étaient souvent issus des cercles de notables, analyse le politiste Daniel Gaxie dans un article publié en 2001 dans la revue Mouvements. Ils ne vivaient pas que “pour” la politique puisque leur rang social leur commandait de se prêter à d’autres activités honorifiques et ils ne vivaient pas que “de”la politique puisqu’ils exerçaient souvent leurs fonctions à titre bénévole et que leur fortune leur permettait de vivre sans en attendre de revenus. L’activité politique ­professionnelle apparaît progressivement avec les premiers partis politiques, l’ascension politique d’hommes moins ­fortunés, en particulier dans le mouvement ouvrier, l’instauration d’indemnités versées aux élus et l’élargissement des interventions de l’Etat.  »

    #Expertise et engagement

    Ce mouvement de #professionnalisation s’accentue après la seconde guerre mondiale, et surtout sous la Ve République. «  A la fin des années 1970, on voit apparaître le professionnel de la #politique tel que nous le concevons aujourd’hui, explique Luc Rouban. Son parcours mêle expertise et engagement  : c’est, par exemple, le ­conseiller d’un ministre qui brigue un mandat local avant de repartir dans la haute fonction publique ou un responsable de parti qui s’engage dans un cabinet avant de devenir maire.  » A partir des années 1980, cette évolution est renforcée par la décentralisation. Les maires, les conseillers généraux et les conseillers régionaux, poursuit Luc ­Rouban, «  cessent d’être des amateurs éclairés ou des ­notables qui transmettaient leur mandat à leur fils pour ­devenir de vrais professionnels  ».

    Aujourd’hui, résumait Daniel Gaxie en 2001, la politique est devenue une «  activité différenciée, spécialisée, permanente et rémunérée  ». Faut-il s’inquiéter de cette évolution qui marque, après tout, la fin d’une ère bien peu démocratique, celle des notables  ? Dans un monde où la mise en œuvre des politiques publiques requiert de plus en plus de compétences, n’est-il pas sage de confier leur conception à des professionnels aguerris de la chose publique  ? Ne faudrait-il pas se féliciter que des personnels compétents passent des décennies à apprendre les rouages de l’action ­publique  ? Ne serait-ce pas, par ailleurs, la pente naturelle d’une société qui plaide constamment en faveur de l’élévation du niveau de qualification dans le monde du travail  ?

    «  La compétence est une forme de dépolitisation  »

    Tout dépend, répond Luc Rouban, de la conception que l’on a de la démocratie représentative. «  Si l’on considère que les élus sont censés porter la voix de leurs électeurs et représenter leurs intérêts, la professionnalisation est évidemment un problème. Si l’on considère en revanche que les élus sont de simples mandataires auxquels les citoyens ­confient leurs pouvoirs pendant un certain temps afin qu’ils prennent les décisions à leur place, on favorise naturellement l’émergence d’une classe d’experts. Dans cette conception libérale, le citoyen délègue sa parcelle de souveraineté  : il considère qu’il y a des professionnels pour gérer l’action ­publique et il les juge au résultat. Les universitaires américains John Hibbing et Elizabeth Theiss-Morse ont inventé un mot pour désigner ce système  : la démocratie “furtive”.  »

    Tout, cependant, n’est pas toujours rose dans le monde de la démocratie «  furtive  ». Ne serait-ce que parce que les fameuses compétences dont se réclament les hommes politiques peuvent masquer, voire effacer les clivages politiques. «  La compétence est souvent une forme de dépolitisation, estime Rémi Lefebvre. En intégrant les paramètres technocratiques, en réduisant la politique à un problème technique, le débat politique perd de vue les grands choix, les alternatives. Il est évidemment illusoire d’évacuer toute logique d’expertise des politiques publiques, mais le risque, c’est qu’elle ait la prétention de dire une forme de vérité, qu’elle ferme les possibles. La logique de l’expertise a dévoré la politique française comme elle a dévoré la construction européenne.  »

    En créant un monde à part, la professionnalisation a en outre l’inconvénient de renforcer les logiques «  corporatistes  ». «  Les sciences sociales ont souligné de longue date que la division du travail, la différenciation, la spécialisation et la professionnalisation favorisent l’apparition d’intérêts particuliers dans les nouveaux univers sociaux qu’elles constituent, constate Daniel Gaxie dans Mouvements. (…) En tant que professionnel, l’homme politique a des intérêts propres qu’il est tenté de privilégier. On pense bien sûr au souci des élites de conserver leur place dans l’univers politique, d’être réélus, de progresser dans le cursus honorum ou d’améliorer leur popularité. Plus largement, le milieu politique est le plus souvent tout entier affairé autour des enjeux spécifiques qui le structurent  » – les alliances, les candidatures, les remaniements…

    Enfin, en transformant un mandat de quelques années en un métier que l’on exerce parfois pendant toute une vie, la professionnalisation nourrit une très forte longévité politique – des carrières interminables, des candidatures à répétition, des come-back sans fin. «  La longévité est déjà une tendance forte de la démocratie car en France, le coût d’entrée dans la vie politique est très élevé, poursuit Rémi Lefebvre. Pour obtenir un mandat, il faut être patient, renoncer à sa vie personnelle et faire énormément de sacrifices. Lorsque le seuil de la professionnalisation est franchi, l’élu cherche donc à se maintenir dans le jeu le plus longtemps possible. Les mandats sont à durée limitée mais ­l’engagement politique est souvent appréhendé dans une forme d’irréversibilité.  »

    Le cumul des mandats, mère de toutes les batailles

    La professionnalisation renforce jusqu’à la caricature ce trait de la culture française – en posant, du même coup, des problèmes de légitimité démocratique. Comment, dans un monde aussi figé, accueillir les nouveaux venus de la scène politique que sont les femmes et les représentants de la ­diversité  ? Les portes du monde politique ont en effet un mal fou à s’entrouvrir  : malgré l’inscription, en 1999, du principe de parité dans la Constitution, les femmes représentent seulement 26,9 % des députés, 22,1 % des sénateurs, 13,9 % des conseillers généraux et 9,6 % des maires de villes de plus de 3 500 habitants. Les représentants de la diversité ne sont guère mieux lotis  : l’Assemblée nationale ne compte que huit députés d’origine africaine, maghrébine, asiatique ou brésilienne, soit… 1,4 %.

    Jour après jour, la professionnalisation éloigne donc les élus de la société dont ils sont issus – et pas seulement parce qu’elle manque de femmes ou de descendants d’immigrés. «  Si la professionnalisation consiste à dire que l’on peut, au titre de ses compétences, se maintenir autant de temps que l’on veut à plusieurs fonctions en même temps, cela renforce le fossé entre les règles qui régissent le monde politique et celles qui régissent la société civile, affirme le politiste Bruno Cautrès. Comment voulez-vous que les ­citoyens acceptent que plus de 80 % des députés aient au moins deux mandats alors qu’ils savent qu’il est impossible d’exercer deux métiers à temps plein  ? Comment voulez-vous qu’ils trouvent normal que 60 % des maires aient plus de 60 ans alors qu’à cet âge, la plupart des salariés s’apprêtent à partir à la retraite  ?  »

    Rebattre les cartes

    Comment insuffler du renouvellement dans ce monde à part qu’est la politique  ? Pour beaucoup d’intellectuels, la mère de toutes les batailles est la lutte contre le cumul des mandats. «  Il faut instaurer un mandat unique, comme dans l’immense majorité des pays européens, plaide Rémi Lefebvre. Un premier pas sera accompli en 2017 si la réforme interdisant aux députés et aux sénateurs d’être également président ou vice-président d’un conseil régional ou départemental n’est pas abrogée. C’est déjà une petite révolution, mais il faut aussi limiter les mandats dans le temps en autorisant deux, voire trois mandats maximum. Aujourd’hui, les carrières politiques sont tellement longues que les élus ne peuvent pas revenir en arrière. Il y a un effet cliquet  : ­comment voulez-vous qu’un enseignant qui a été député pendant quinze ou vingt ans revienne devant ses élèves  ?  »

    Pour Eric Keslassy, auteur, en 2009, d’un rapport sur la diversité pour l’Institut Montaigne et enseignant à Sciences Po, le mandat unique, et surtout sa limitation dans le temps, permettrait enfin de faire respirer la démocratie. «  Il faut absolument rebattre régulièrement les cartes car au bout d’un moment les habitudes priment et la motivation s’érode. Lors du premier mandat, l’élu s’installe, lors du deuxième, il donne sa pleine mesure, lors du troisième, il y a une chute de l’activité – la productivité est en recul, diraient les économistes  ! Les élus objectent qu’il serait dommage de se priver d’un élu qui a de l’expérience, mais de nouveaux venus peuvent, eux aussi, réussir leur apprentissage et ­devenir de bons élus. Il est sain, pour la démocratie, que de nouveaux profils parviennent à émerger.  »

    Une réforme du statut de l’élu

    Pour faciliter les allers et retours entre le monde politique et la société civile, beaucoup plaident également en faveur d’une réforme du statut de l’élu afin de susciter de nouvelles vocations, notamment dans le monde de l’entreprise. Si les fonctionnaires peuvent en effet s’engager en politique sans mettre en péril leur carrière professionnelle, les salariés du privé se montrent plus hésitants. Prévoir des congés temporaires, accorder des formations, simplifier le retour à l’emploi  : entré en vigueur en début d’année, le nouveau statut de l’élu local permettra, par exemple, aux maires des villes de plus de 100 000 habitants de réintégrer leur entreprise à la fin de leur mandat. Il fait cependant l’impasse sur les élus nationaux.

    Pour le politiste Bruno Cautrès, il faut aller beaucoup plus loin. «  Le débat sur la professionnalisation renvoie à un mal plus profond  : une gigantesque crise de défiance ­envers le monde politique. Pour en venir à bout, l’installation d’une énième commission proposant des réformes d’ingénierie institutionnelle ne suffira pas  : il faut créer dans ce pays un grand moment délibératif sur le modèle de ce que propose l’universitaire américain James Fishkin, l’un des théoriciens de la démocratie participative. Les Français sont attachés à la démocratie mais leur insatisfaction envers son fonctionnement est immense. C’est un grand chantier, mais il faut prendre au sérieux la parole des citoyens et répondre à cette demande concernant la qualité de la démocratie.  »

    #parti_politique #France #technocratie #entre_soi cc @xavsch

    • J’ai tenté plusieurs fois de jouer le jeu démocratique depuis les coulisses et j’en étais arrivé au même constat.

      Comme dans l’ensemble de la société, la caste politique, qu’elle soit locale ou nationale, tente de justifier sa mainmise sur l’appareil de gouvernement de nos vies par sa seule qualité d’expert. Ainsi, le personnage politique n’est plus celui qui, parmi nous, va prendre quelque temps la charge de la coordination des intérêts communs, mais c’est « celui qui sait », et qui fera ce qu’il doit faire, en dehors de tout contrôle réel et concret de ses actes par la population dont il est en charge. Évidemment, ce point de vue justifie l’hermétisme de l’accès aux fonctions décisionnelles de notre démocratie. Puisque gouverner ne peut être que l’action de ceux qui savent, la professionnalisation du personnel politique devient un horizon indépassable et du coup, l’aspect hiérarchique et conservateur du dispositif est renforcé, au détriment de toute idée de représentativité, ce qui est antinomique de l’intention d’origine.

      http://blog.monolecte.fr/post/2014/03/25/lobsolescence-contrariee-de-notre-systeme-politique