Au printemps 2018, une jeune mère a laissé ses enfants à son mari au Maroc pour aller travailler dans une exploitation de fraises près d’Almonte, une ville espagnole proche de la côte sud-ouest.
Enceinte de son troisième enfant, elle avait besoin d’argent, et on lui a fait croire qu’elle pourrait gagner plusieurs milliers d’euros en quelques mois, soit un an de revenus au Maroc. Aujourd’hui, elle est pourtant bloquée en Espagne, où elle attend la tenue d’un procès : dix femmes qui travaillaient pour la même entreprise – Doñaña 1998 d’Almonte – ont entamé des procédures judiciaires liées à des faits s’étant produits sur cette exploitation. Il s’agit notamment d’accusations de harcèlement et d’agression sexuels, de viol, de traite d’êtres humains et d’infractions au droit du travail.
Comme d’autres femmes interviewées dans le cadre de cet article, la jeune mère a demandé à n’être identifiée que par ses initiales, L. H. Toutes craignent les réactions de leur mari, de leur famille et d’autres personnes au moment de la publication de cette enquête en arabe (ce qui est le cas de la majorité des papiers du New York Times sur le Maroc). Les maris de certaines de ces femmes, dont L. H., ont déjà demandé le divorce.
Elles attendent le début du procès
Ces dix femmes affirment que, souvent, elles n’avaient d’autre choix que de supporter les maltraitances, et les spécialistes corroborent cette version des faits. “Elles sont placées dans une situation où elles sont privées de ressources, et leur sexualité devient un moyen pour elles de survivre, affirme Emmanuelle Hellio, une sociologue qui étudie les conditions de travail sur ce type d’exploitation agricole. Le sexisme et le racisme créent des situations où elles ne peuvent pas se plaindre. Les rapports de forces font qu’il est particulièrement difficile pour elles de dénoncer les problèmes.”
L. H. raconte que son patron s’est rendu coupable de harcèlement sexuel à son égard très peu de temps après son arrivée. Il a voulu la forcer à avoir des rapports sexuels, lui promettant une vie meilleure et de meilleures conditions de travail. Quand elle a refusé ses avances, “il m’a forcée à travailler plus dur”, raconte-t-elle en berçant sa petite fille, née en Espagne. “Les autres filles m’aidaient quand ça devenait trop dur pour moi dans les champs.” L. H. vit maintenant avec les neuf autres femmes dans un lieu qui reste secret. Elles attendent le début du procès. “Je suis déprimée et j’ai peur de chercher du travail”, confie-t-elle.
Les fraises sont surnommées “l’or rouge” en Espagne, premier exportateur de ce fruit en Europe, où cette culture pèse environ 580 millions d’euros. L’Andalousie, où les femmes travaillaient, produit 80 % des fraises d’Espagne. Au titre d’un accord bilatéral signé en 2001, des milliers de Marocaines travaillent d’avril à juin dans de gigantesques serres en plastique pour cultiver puis récolter les fraises. Le texte précise que les ouvrières saisonnières doivent être originaires des campagnes, où la pauvreté et le chômage sont généralisés, et doivent être mères, pour avoir envie de rentrer ensuite dans leur pays (ce qu’elles font en majorité).
Au Maroc, elles sont mises au pilori
Cet accord se voulait avantageux pour tout le monde : une chance de gagner de l’argent pour des Marocaines pauvres et une main-d’œuvre bon marché pour les agriculteurs espagnols, qui en ont bien besoin. Depuis des années, des chercheurs et des militants dénoncent les conditions de travail en vigueur dans ces exploitations agricoles isolées, mais les autorités espagnoles et marocaines n’ont rien fait, ou presque, selon les syndicalistes locaux.
Mais en 2018, dix femmes ont décidé de parler, sachant pertinemment qu’elles risquaient de tout perdre, en particulier le respect et le soutien de leurs familles conservatrices. Ces craintes se sont aujourd’hui matérialisées, et elles auraient été anéanties depuis longtemps si elles n’avaient pas eu l’appui de syndicats, de militants et de collectes de fonds sur Internet.
Outre les divorces, de nombreuses femmes expliquent que certains de leurs proches et voisins au Maroc les ont mises au pilori. Beaucoup affirment qu’elles souffrent de graves crises de panique. Lors des interviews, certaines ont pleuré et d’autres hurlé de rage. La première à parler a été H. H., 37 ans, qui a décidé qu’elle ne pouvait plus endurer en silence ses conditions de travail épouvantables, pas plus que le harcèlement sexuel généralisé, voire les viols, commis sur l’exploitation. “J’avais l’impression d’être une esclave, un animal”, m’a-t-elle dit pendant un entretien.
Ils nous ont fait venir pour nous exploiter puis pour nous renvoyer chez nous. J’aurais voulu me noyer dans la mer et mourir avant d’arriver en Espagne.”
Mère de deux enfants, elle était coach sportive au Maroc et elle est devenue ouvrière saisonnière après avoir vu des femmes rentrer d’Espagne avec 3 500 dollars en poche – soit plus d’un an de revenus dans ce pays. Elle explique que de nombreuses promesses lui ont été faites ainsi qu’aux autres femmes, comme vivre à quatre seulement dans une chambre, avec une cuisine et un lave-linge.
Trimer toute la journée sans pause pour aller aux toilettes
Au lieu de ça, elle s’est retrouvée dans une pièce exiguë et poussiéreuse avec cinq autres femmes, où elle devait cacher sa nourriture et ses vêtements sous son matelas, et couvrir les fenêtres avec des cartons pour empêcher les moustiques d’entrer. N’ayant pas eu la formation promise, elle était lente les premiers temps, et d’autres femmes ont dû l’aider à rattraper son retard pour qu’elle puisse garder son travail.
Au fil du temps, elle en a eu assez de trimer à longueur de journée sans pause pour aller aux toilettes. Il lui est devenu insupportable de devoir rester dans les bonnes grâces des managers pour qu’ils lui confient assez de travail et qu’elle puisse acheter à manger, sans même parler d’économiser. Elle n’a pas été agressée, mais elle a été choquée d’apprendre ce que d’autres avaient vécu. Elle raconte que les avortements étaient courants et qu’ils étaient souvent pratiqués après des rapports sexuels sous la contrainte.
Selon H. H., les femmes s’étaient habituées aux maltraitances. Sur place, les militants ajoutent que toute personne qui se plaignait était immédiatement renvoyée au Maroc. C’est précisément ce qui s’est passé quand H. H. a sollicité l’aide d’un syndicat local et d’avocats. Lorsque ces derniers sont arrivés à l’exploitation le 31 mai 2018, plusieurs femmes ont commencé à raconter leurs problèmes en parlant toutes en même temps, en arabe.
Les militants leur ont demandé de mettre par écrit une liste de noms et de doléances. H. H.est partie avec les avocats, mais trois jours plus tard, elle raconte que les autres femmes mentionnées sur la liste – plus de 100 – ont été forcées à monter dans des cars et renvoyées au Maroc, certaines sans le salaire qui leur était dû. Neuf femmes ont réussi à s’échapper en passant au-dessus ou en dessous de grillages, non sans déchirer leurs vêtements, car le portail principal était fermé. Après avoir couru dans la forêt, elles sont arrivées à Almonte, à quelques kilomètres de là. “J’avais entendu des histoires, mais on pensait toutes que c’était des mensonges avant de vivre la même chose”, avoue l’une d’elles.
Nous avons compris que quand certaines parlent, ils trouvent des moyens de les faire taire.”
Les neuf femmes se sont alliées à l’action en justice lancée par H. H. Les poursuites judiciaires sont rares, mais il existe des précédents. En 2014, un tribunal de Huelva, non loin d’Almonte, a déclaré trois hommes “coupables d’atteinte à l’intégrité morale et de harcèlement sexuel”. Les victimes étaient des Marocaines qui avaient travaillé pour eux en 2009. Un article d’El País, paru en 2010 et intitulé “Victimes de l’or rouge”, a décrit une série d’abus sexuels dénoncés par des ouvrières polonaises et marocaines.
Maintenir le moral
En réponse aux critiques dans la presse à l’automne 2018, le gouvernement espagnol a promis d’appliquer des mesures de protection pour la saison 2019. De son côté, le ministère marocain du Travail s’est engagé à améliorer les conditions de travail. Mais les ouvrières comme les syndicats rétorquent que rien ou presque n’a changé. Des responsables marocains, notamment le ministre du Travail et l’ambassadeur à Madrid, des responsables espagnols et plusieurs représentants d’associations professionnelles agricoles n’ont pas souhaité s’exprimer dans le cadre de cet article, tout comme le propriétaire de l’exploitation Doñaña 1998 d’Almonte.
“Notre travail ne va pas au-delà de Tanger, après quoi c’est l’affaire des Espagnols”, a déclaré en 2018 Noureddine Benkhalil, un directeur chez Anapec, l’agence qui recrute les femmes au Maroc. Dans un courriel, une porte-parole de la Commission européenne a fait savoir que l’UEne tolérait pas l’exploitation de la main-d’œuvre, mais qu’il incombait à l’Espagne de remédier à ce problème.
Les femmes affirment qu’elles sont déterminées à se battre jusqu’au bout. La première lanceuse d’alerte, H. H., fait de son mieux pour maintenir le moral des troupes. Quand l’une des femmes craque, elle lui rappelle qu’il était de son devoir de parler pour que d’autres puissent signer ce type de contrat sans crainte.
“Je ne lâcherai rien, résume H.H. Je suis déjà démunie, je n’ai plus rien à perdre. Je me battrai jusqu’à la mort.”