« Pourquoi les Américains n’ont-ils rien fait ? »

/syrie-pourquoi-les-americains-n-ont-ils

  • Syrie : « Pourquoi les Américains n’ont-ils rien fait ? »

    http://www.lemonde.fr/international/article/2016/03/15/syrie-pourquoi-les-americains-n-ont-ils-rien-fait_4882787_3210.html

    C’est l’histoire d’un hold-up tragique, aux répercussions mondiales, et de quelques hommes de bonne volonté qui ont tenté de l’empêcher. Cinq ans après le premier défilé anti-Assad, dans les souks de Damas, le 15 mars 2011, la révolution syrienne est prise en tenailles par les forces prorégime, d’une part, et les djihadistes du Front Al-Nosra et de l’organisation Etat islamique (EI), de l’autre.

    Ces deux formations issues d’Al-Qaida, initialement absentes de la révolution, ont réussi une percée foudroyante, au détriment des combattants de l’Armée syrienne libre (ASL), les pionniers de l’insurrection. La bannière noire des djihadistes flotte désormais sur la plus grande partie du nord du pays, une région libérée à l’hiver 2012-2013, et dont les opposants rêvaient de faire le laboratoire d’une nouvelle Syrie.

    Les principales causes de ce détournement, qui a ébranlé tout le monde arabe et dont l’onde de choc est ressentie jusque dans les capitales européennes, sont bien connues : la brutalité sans limite du régime syrien, qui a semé le chaos propice à l’implantation des extrémistes ; le jeu trouble des bailleurs de fonds du Golfe, qui ont contribué à la confessionalisation du soulèvement ; et le morcellement de l’opposition, qui a multiplié les erreurs.

    A ces trois facteurs, il faut en rajouter un quatrième : le dédain des Etats-Unis pour les opposants syriens, dont les signaux d’alerte ont été régulièrement ignorés. Le Monde a mené l’enquête, recueillant la confession exclusive d’un homme, le maître-espion de l’Armée syrienne libre (ASL), « M. » rencontré à trois reprises.

    Pendant près de deux ans, il a transmis à la CIA des
    rapports très fouillés, nourris par son réseau d’informateurs. Une mine de données, truffées de cartes, de photographies, de coordonnées GPS et de numéros de téléphone.

    « Du moment où Daech [l’acronyme arabe de l’EI] comptait 20 membres à celui où il en a compté 20 000, nous avons tout montré aux Américains, explique cette source. Quand on leur demandait ce qu’ils faisaient de ces informations, ils répondaient de façon évasive, en disant ce que c’était entre les mains des décideurs. »

    Le Monde a pu prendre connaissance de plusieurs de ces pièces et en récupérer quelques-unes, notamment la localisation des bureaux et des check points des djihadistes à Rakka, leur quartier général en Syrie. Par la même filière, Le Monde a eu accès à un plan secret, élaboré à l’été 2014, en concertation avec Washington, qui devait permettre d’expulser l’EI de la province d’Alep. Repoussée à plusieurs reprises par les Américains, l’attaque a finalement été torpillée fin 2014, par un assaut surprise du front Al-Nosra, sur la brigade de l’ASL qui devait la mener.

    Des entretiens avec deux autres hommes de l’ombre ont permis d’authentifier ces documents, ainsi que de recouper et d’enrichir le récit initial. Mis bout à bout, ces éléments dessinent les contours d’une formidable occasion manquée. Si elle avait été saisie, il est probable que la communauté internationale se serait retrouvée dans une situation beaucoup plus confortable qu’elle ne l’est, aujourd’hui, face à l’EI.

    « Nous sous-estimons la richesse que les Syriens peuvent apporter en termes de renseignements sur l’EI », affirme Charles Lister, un spécialiste des mouvements djihadistes syriens, qui a été confronté à de multiples reprises aux récriminations d’opposants, dont les informations avaient été ignorées par les Etats-Unis.

    « A la fin de l’année 2013, nous avons raté deux coches, renchérit un diplomate occidental. Le premier, c’est l’attaque chimique contre la banlieue de Damas [le 21 août 2013], qui est restée sans réponse, ce qui a remis en selle le régime. Le second, c’est le renforcement de l’acteur qui aurait lutté contre Daech, et l’ASL était la mieux placée pour assumer ce rôle. »

    Appelons notre source « M. ». Pour des raisons de sécurité, son identité ne peut être révélée, de même que celle de tous les autres Syriens cités dans cet article. Dans la Syrie d’aujourd’hui, il ne fait pas bon espionner l’EI. Ces derniers mois, plusieurs militants révolutionnaires exilés en Turquie ont payé de leur vie leur engagement antidjihadiste.
    La carrière de « M. » dans le renseignement débute en avril 2013, lorsqu’il intègre le Conseil militaire suprême (SMC). Formé quatre mois plus tôt, cet organe ambitionne de coordonner les opérations des brigades labellisées ASL, et de centraliser l’aide financière qui afflue alors dans le plus grand désordre.

    « M. » contribue d’abord à la mission d’enquête des Nations unies sur
    l’usage d’armes chimiques en Syrie. Puis, il participe à des médiations destinées à obtenir la libération d’étrangers, capturés par des groupes djihadistes. Mais très vite son attention se porte sur l’EI, qu’il a observé à Saraqeb, une ville de la province d’idliv.

    « Son responsable sur place s’appelait Abou Baraa Al-Jazairi, c’était un Belgo-Algérien, raconte M. Il jouait à l’idiot, il fumait du haschisch en permanence. Il parlait de créer un califat, qui s’étendrait comme un cancer, et tout le monde pensait qu’il rigolait. Mais son parcours m’intriguait. Il avait combattu en Irak et en Afghanistan, il parlait le russe, le français et l’anglais, avec un background d’ingénieur. Tout sauf un amateur. Quand ses hommes ont ouvert un tribunal et ont commencé à y juger des gens, on a réalisé que les bêtises d’Abou Baraa étaient sérieuses. »

    En accord avec ses chefs, « M. » décide de monter des dossiers sur ces intrus. L’EI s’appelle alors l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). Ses combattants, non Syriens en majorité, se distinguent par leur empressement à imposer leur loi sur le territoire où ils se déploient, contrairement à leurs rivaux d’Al-Nosra, mieux intégrés à l’insurrection, qui se concentrent sur le renversement du régime. Ils arrivent par centaines chaque mois à la frontière syro-turque, dont la traversée est alors un enfantillage.

    « Ces étrangers venaient voler notre pays, nos droits et notre terre », s’indigne « M. » qui les identifie comme un danger mortel pour la révolution. « Si vous n’arrêtez pas ce flot de terroristes, dans trois mois, même les Syriennes porteront la barbe », s’alarme son chef, à peine ironique, lors d’une rencontre en Turquie avec Robert Ford, l’ambassadeur américain auprès de l’opposition syrienne.

    Infiltré au sein de l’EI

    « M. » est envoyé se former à l’étranger. A son retour, il recrute une trentaine d’hommes de confiance, disséminés dans les villes qui sont en train de tomber sous la coupe de l’EIIL. Jarablus, Al-Bab, Tell Abyad, Manbij, Rakka. Pour financer son réseau, l’espion en chef demande
    30 000 dollars (27 000 euros) par mois aux Etats-Unis. Il en reçoit 10 000. Les rencontres avec ses officiers traitants se tiennent dans les palaces de la Turquie centrale, à Adana, Gaziantep, Ankara.

    L’un des agents les plus précieux du SMC est une taupe infiltrée dans le bureau des affaires financières de l’EIIL, situé à Manbij, non loin de la frontière turque. Un rapport rédigé sur la base de ses « infos », que Le Monde s’est procuré, fait état de transfert d’argent de Radwan Habib, un parlementaire syrien, membre du Ba’as, le parti au pouvoir, vers son frère Ali, émir de l’EI à Maskaneh, une petite ville sur l’Euphrate. Dix versements sont recensés entre novembre 2013 et avril 2014, dont l’un d’une valeur de 14 millions de livres syriennes (environ 67 000 euros).
    « Initialement, il s’agissait pour Radwan Habib de soutenir son frère, un simple chef rebelle, face à une tribu rivale, détaille « M ». Mais quand Ali est passé chez Daech, l’argent a continué à affluer. »

    Les mouchards de l’ASL ne font pas qu’écouter aux portes. Ils font aussi de la reconnaissance de terrain, parfois très risquée. Au Monde, « M. » a montré la photographie, prise au téléobjectif, d’un camp d’entraînement, dans le nord de la province de Lattaquié, fréquenté par des djihadistes étrangers. « Je l’ai évidemment transmise à mes contacts occidentaux, avec les coordonnées GPS, mais je n’ai eu aucun retour, maugrée « M. ». Des agents à moi ont aussi réussi à se procurer des numéros de téléphone de responsables de Daech, des numéros de série d’appareils satellites et même des adresses IP. Mais là encore, zéro retour. »

    A l’époque, au tournant de l’année 2013-2014, les Etats-Unis sont encore loin d’être entrés en guerre contre l’EI. Ils observent en retrait les groupes armés qui poussent alors comme des champignons, tentant de déceler ceux qui menacent leurs intérêts et ceux avec lesquels ils pourraient travailler.
    « Obama et son équipe ont toujours été très réticents à utiliser la force militaire en Syrie et à équiper les rebelles, rappelle Robert Ford, qui a pris sa retraite de diplomate en février 2014, et officie aujourd’hui comme chercheur au Middle East Institute. Leur inquiétude était double : d’une part que les armes fournies soient utilisées contre le régime Assad, ce qui aurait été une grave violation du droit international [les Etats-Unis considérant toujours que, même si leur ambassade à Damas a fermé, le régime Assad

    reste dépositaire de la légalité syrienne]. D’autre part, que ces armes puissent atterrir dans les mains de groupes comme Nosra. »
    A cet égard, la capture des bureaux et des entrepôts de l’ASL, en décembre 2013, dans le village d’Atmeh, sur la frontière turque, marque un tournant. En quelques heures, des groupes islamistes armés s’emparent des lieux et de l’arsenal qui s’y trouve. C’est le coup de grâce pour le SMC, déjà court-circuité par de nombreux bailleurs de la rébellion. Le Qatar et la Turquie par exemple disposent de leur propre filière et de leurs propres clients, hors ASL. Des armes arrivent même de Libye par bateaux, affrétés par un imam de Stockholm, Haytham Rahmé, membre des Frères musulmans.

    Halte à la foire, disent les Etats-Unis. Désormais tout devra passer par le « MOM » [un acronyme du turc qui signifie centre d’opérations militaires], une structure de coordination, hébergée dans les bases militaires du sud de la Turquie, où siègent les principaux parrains des rebelles (Arabie saoudite, Qatar, Turquie, France et Royaume-Uni), sous la baguette de la CIA. Pour faire avaler la pilule aux rebelles, les Etats-Unis leur promettent des armes antichars : les missiles TOW. Ils seront fournis par l’Arabie saoudite et la formation des artilleurs sera faite au Qatar, par des experts américains. Un coup à trois bandes.
    La première brigade de l’ASL à recevoir ces engins, au mois de mars 2014, s’appelle Harakat Hazm. Elle a été fondée au début de l’année par des anciens du bataillon Farouk, les défenseurs de la vieille ville de Homs. Avec les TOW – dont les premières vidéos font sensation sur Internet –, 4 000 hommes répartis entre les provinces d’Idlib, d’Alep et de Hama et un budget mensuel de quelques centaines de milliers de dollars, réglé par l’Oncle Sam, Hazm voit loin : elle aspire à devenir le principal pôle rebelle du nord.

    « Ce n’était pas la priorité de Washington »

    C’est là que se recycle « M. » après le fiasco du SMC. Pendant tout l’été 2014, alors que les hordes de l’Etat islamique proclamé par Abou Bakr Al-Baghdadi déferlent sur Mossoul, en Irak, il travaille à un plan secret, susceptible de bouleverser l’équilibre des forces dans le nord de la Syrie. Il s’agit d’attaquer les positions de l’EIIL du nord au sud de l’axe Azaz-Alep, ce qui compléterait l’offensive du mois de janvier 2014, qui avait déjà permis d’expulser les djihadistes d’Alep. Le Monde a vu les documents soumis aux Américains en préparation de cette offensive, à laquelle d’autres brigades de l’ASL devaient se joindre, comme Jaysh Al-Moudjahidin, basée à Alep.

    Tout était prévu, heure par heure, rue par rue : de l’itinéraire suivi par les assaillants, aux filières de ravitaillement en armes et en essence. Un travail de fourmi nourri par l’armée d’indics de « M ».
    « Dans chacun des villages tenus par Daech, on connaissait le nombre d’hommes armés, l’emplacement de leurs bureaux et de leur planque, on avait localisé les snipers et les mines, on savait où dormait l’émir local, la couleur de sa voiture, et même sa marque. D’un point de vue tactique comme stratégique, on était prêts. »

    Les Américains hésitent, demandent des précisions. Mais le temps presse. Dans la région d’Idlib, le Front Al-Nosra se fait menaçant. Au mois d’août, il s’empare de Harem, dans la région d’Idlib, en y délogeant les hommes du Front des révolutionnaires syriens (FRS), un groupe estampillé ASL et armé par le MOM, commandé par Jamal Maarouf, un ancien ouvrier du bâtiment reconverti en seigneur et profiteur de guerre.

    L’offensive d’Al-Nosra pose un dilemme à Hazm qui connaît la popularité du groupe sur le terrain, non seulement parmi les civils mais aussi dans les rangs des rebelles modérés. « Nous avons sondé nos contacts au Conseil de sécurité national, à Washington, se remémore un consultant syrien, embauché par Hazm. Nous leur avons parlé de combattre le Front Al-Nosra, avant qu’il ne devienne trop fort. Ils ont refusé, en expliquant que ce n’était pas leur priorité. »

    L’urgence, pour la Maison Blanche, est à Kobané. A la mi-septembre 2014, l’EI rentre dans cette bourgade kurde, adossée à la frontière turque. L’aviation américaine, déjà à l’œuvre en Irak, bombarde aussitôt ses colonnes de pick-up. Pendant tout l’automne, l’US Air Force offre aux combattants du YPG, le bras armé du mouvement autonomiste kurde, un soutien aérien massif, qui débouchera sur le retrait des djihadistes, fin janvier 2015. Les membres d’Hazm, qui comme la plupart des révolutionnaires syriens se méfient du YPG, coupables à leurs yeux de collusion avec le régime syrien, observent la bataille avec des sentiments mêlés.

    Car parallèlement, la planification de leur propre offensive contre l’EI s’est enlisée. Beaucoup de réunions dans les palaces turcs et toujours pas de feu vert. « Les Américains rechignaient à nous fournir des images satellites, déplore « M ». Ils disaient aussi que leurs avions ne pourraient pas nous aider une fois les combats avec l’EI commencés. Tout ce qu’ils nous proposaient, c’était de nous débarrasser d’un ou deux obstacles, avant le début de l’offensive. »

    Le Front Al-Nosra ne leur en donnera pas l’occasion. En novembre, il s’empare des QG du FRS et de Hazm dans la province d’Idlib. En quelques semaines, ses combattants balaient leurs rivaux, en qui ils voient une copie conforme des « Sahwa », ces milices sunnites que Washington avait mobilisées en Irak, de 2007 à 2010, pour défaire Al-Qaida. En réaction, Washington suspend son aide militaire et financière aux deux groupes rebelles syriens. Une réunion des chefs de l’ASL est organisée en urgence à Reyhanli, du côté turc de la frontière.
    Dans une atmosphère électrique et enfumée, le chef de Hazm, Hamza Al-Shamali, plaide pour une riposte musclée à Nosra et surtout un engagement à s’entraider, en cas de nouvelle attaque. « Tous les chefs de l’ASL ont dit d’accord en bombant le torse, se rappelle un conseiller de l’opposition syrienne, présent ce jour-là. Mais au bout de quelques minutes, j’en ai vu qui se mettaient déjà à douter. Quand, au mois de janvier, Nosra a attaqué le dernier QG de Hazm à l’ouest d’Alep, personne n’a bougé. La vérité, c’est que Nosra faisait peur à tout le monde. Et que les Américains n’ont pas encouragé leurs autres clients à réagir. »

    Lâchage ? Manipulation ? L’ex-ambassadeur américain Robert Ford, qui n’était plus alors en poste, répond sur un ton clinique. « Les membres de Nosra qui ont défait Hazm ne préparaient pas d’attaque contre des cibles américaines. Ils n’étaient pas une priorité. Et par ailleurs, les Etats-Unis ont toujours été nerveux sur la fiabilité des groupes armés du nord de la Syrie », dit-il en visant implicitement la formation de Jamal Maarouf, accusé de multiples exactions.

    Le fiasco du programme « Train and Equip »

    En Turquie, « M. » fulmine. A la suite d’une ultime rencontre, il coupe les ponts avec ses officiers traitants. « Si nous avions pu aller au bout de notre plan, nous serions considérés aujourd’hui comme les partenaires obligés dans la lutte contre le terrorisme, dit-il. Mais visiblement, quelqu’un ne voulait pas que nous accédions à cette position. »

    « Je ne crois pas aux théories du complot, corrige le consultant d’Hazm, associé de près à la filière CIA. Obama n’est pas interventionniste, c’est comme ça. Il estime que c’est aux Etats du Moyen- Orient de gérer leur chaos. Son seul souci, c’est de parler avec tout le monde. Quant à l’opposition, elle ne peut pas se plaindre. Elle a reçu plein d’armes. Mais elle a fait trop d’erreurs. »

    Sur le terrain, l’épisode de l’automne 2014 a des conséquences dramatiques. De peur de subir le même sort que Hazm et le FRS, les autres leaders de l’ASL se placent plus ou moins sous la tutelle du Front Al-Nosra. Plus possible pour les modérés de prendre des initiatives sans son aval. « Nosra s’est mis à prélever une partie de l’aide humanitaire et militaire qui arrive à l’ASL, accuse Jamal Maarouf, rencontré dans une banlieue du sud de la Turquie, où il vit aux crochets du gouvernement Erdogan. Mais il leur laisse les missiles TOW dont il a besoin pour détruire les tanks du régime. Il sait que s’il s’en empare, les Américains cesseront de les livrer. »

    A l’été 2015, le fiasco du programme « Train and Equip » (« Entraînement et équipement ») qui devait permettre de former des rebelles anti-EI, pousse les conséquences des errements américains dans ce conflit à leur paroxysme. A peine entrés en Syrie, les quelques dizaines d’hommes armés sélectionnés à la va-vite par le Pentagone, sont dépouillés de leurs armes par les combattants du Front Al-Nosra. Parce qu’il interdisait à ses recrues de combattre le régime, le Pentagone n’avait pas jugé bon d’offrir à ses « protégés » une couverture aérienne.

    Depuis la Turquie, « M. » ressasse son amertume. Il voit les Kurdes du YPG, avec lesquels les Etats-Unis collaborent de plus en plus, s’arroger le rôle dont il rêvait. Son ultime travail pour les Américains a consisté à monter un gros rapport sur Rakka, le sanctuaire de l’EI en Syrie. Un document qui comporte l’organigramme local de l’organisation djihadiste, de l’émir jusqu’aux responsables des check points, ainsi que des pages entières de coordonnées GPS. « C’était il y a un an et demi et Rakka est toujours la capitale de Daech », vitupère « M. ».

    Palmyre abandonnée

    Un autre Syrien partage sa colère. Un ancien officier des services de renseignements du régime Assad en rupture de ban, reconverti dans le business au Royaume-Uni, qui sert d’intermédiaire discret à l’ASL. Le Monde l’a rencontré en novembre, dans un hôtel de Gaziantep, pour parler à sa demande de Palmyre. Quelques mois plus tôt, en juin 2015, la célèbre cité antique avait été saisie par les troupes de l’EI, en un raid éclair qui avait stupéfait le monde entier. Une attaque dont les Américains avaient pourtant été prévenus, affirme-t-il.

    « J’étais à Iskanderun [un port turc, non loin de la Syrie]. Des gars à moi à Soukhné [une ville à une centaine de kilomètres à l’est de Palmyre] m’ont appelé pour me dire que des jeeps de l’EI fonçaient vers Palmyre. J’ai alerté la CIA et le Pentagone. La seule réponse que j’ai eue, c’est qu’ils avaient vu eux aussi le départ des convois, mais que leur pilote avait repéré des enfants dans une camionnette. Et les autres véhicules alors ? »

    Cette source n’a pas produit de documents étayant ses propos. Mais ils sonnent juste. « Dans l’opposition, tout le monde savait au moins dix jours à l’avance, que l’EI allait attaquer Palmyre, assure l’ex-consultant d’Hazm. C’est du terrain, plat, désertique, facile à bombarder. Pourquoi les Américains n’ont-ils rien fait ? Cela reste un mystère ». L’analyste Charles Lister n’a pas de réponse non plus. « L’opposition doute depuis longtemps des objectifs des Etats-Unis en Syrie, dit-il. Et il semble que la méfiance existe de l’autre côté aussi. Pourtant l’EI ne pourra jamais être vaincu sans l’aide des Syriens du terrain, autrement dit, l’opposition, majoritairement sunnite et arabe. »

    Dimanche 13 mars, une autre brigade de l’ASL, la Division 13, a été défaite par le Front Al-Nosra dans la ville de Maarat Al-Numan et les villages environnants. Après le FRS et Hazm, c’est un nouveau groupe modéré qui s’incline face aux djihadistes. La série noire continue. Il est minuit moins le quart en Syrie.