Antiterrorisme : la destruction du renseignement

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  • Antiterrorisme : la destruction du renseignement

    "La DGSI, et même le renseignement extérieur, semblent sourds et aveugles à ce qui se trame au Moyen-Orient en général – et en Syrie en particulier. Et même impuissants à exploiter les informations transmises par d’autres centrales. Les services français avaient pourtant bénéficié, avant les attentats du vendredi 13 décembre 2015, d’« informations que plusieurs services de renseignement arabes ont transmises à leurs homologues occidentaux », et selon lesquelles « six capitales ont été ciblées en priorité par l’État islamique : Paris, Londres, Moscou, Le Caire, Riyad et Beyrouth ». Selon ces renseignements, plusieurs « émirs » étaient chargés de superviser des opérations dans chaque zone visée et disposaient d’une large autonomie opérationnelle. Ils ne répondaient qu’à Abou Ali al-Anbari, le chef du Conseil de sécurité et de renseignement de l’État islamique.

    Selon les mêmes informateurs, Abdelhamid Abaaoud était chargé d’organiser des attentats terroristes en France, en Espagne et en Italie. Un autre « émir » terroriste, d’origine pakistanaise, serait chargé de la Grande-Bretagne. Cette stratégie de la terreur aurait été décidée lors d’une réunion tenue autour d’Abou Bakr al-Baghdadi, fin juin 2015, à Mossoul. Dès lors, les opérations terroristes en Europe devaient être menées par des djihadistes aguerris en Irak ou en Syrie, placés directement sous les ordres de cadres du Conseil de sécurité et de renseignement de l’État islamique et non plus par des groupes spontanés ou autres « loups solitaires », comme jusqu’en janvier 2015.

    De même, le lundi 16 novembre 2015, un responsable gouvernemental turc affirmait, on l’a dit, que la police de son pays avait alerté la police française par deux fois, en décembre 2014 et en juin 2015, à propos d’Ismaël Mostefaï, l’un des terroristes kamikazes du Bataclan, mais qu’elle n’avait reçu aucun retour. Pourtant, son cas était particulièrement inquiétant : « Les services secrets savaient dès 2009 qu’Ismaël Mostefaï, l’un des kamikazes du Bataclan, s’était radicalisé à Chartres, dans un groupe dirigé par un vétéran du djihad, cerveau d’un attentat au Maroc en 1994. Au printemps 2014, la DGSI a perdu la trace de Mostefaï après l’avoir repéré à Chartres, quelques mois après son probable retour de Syrie. Il avait franchi la frontière turque le même jour qu’un autre kamikaze du Bataclan, Samy Amimour. »

    Les services français auraient également reçu des signalements du Département du renseignement et de la sécurité (DRS), le service algérien, à propos d’Ismaël Mostefaï. Le DRS aurait repéré le futur tueur du Bataclan et l’aurait surveillé fin 2014. Le service algérien avait en effet découvert qu’il était membre d’une cellule de recrutement de djihadistes pour la Syrie, au nom de laquelle il aurait été chargé de transporter des messages, de l’argent et des faux documents. Par ailleurs, le site d’information Mondafrique évoquait, en novembre 2015, un signalement du DRS à la DGSE, en octobre. Mais, une fois encore, ces informations n’auraient pas été sérieusement exploitées.

    Enfin, la communication entre les différents services français de renseignement et de police semble avoir été catastrophique jusqu’au bout. À l’automne 2015, plusieurs responsables de la lutte antiterroriste se plaignaient ainsi de la rétention d’informations pratiquée par la DGSI, laquelle avait visiblement le plus grand mal à partager ses fiches « S » (atteinte à la sûreté de l’État). La DRPP, la sous-direction antiterroriste de la police judiciaire, mais aussi la DNRED et Tracfin s’en plaignaient clairement, surtout depuis les attentats de janvier 2015. Même la DGSE semblait souffrir de cette rétention d’informations, alors qu’une cellule de liaison entre ce service de renseignement extérieur et le renseignement intérieur était logée au siège de la DGSI, à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine).

    Et pourtant…

    « J’ai acquis la conviction que les hommes de Daech ont l’ambition et les moyens de nous atteindre beaucoup plus durement en organisant des actions d’ampleur, incomparables à celles menées jusqu’ici. Je le dis en tant que technicien : les jours les plus sombres sont devant nous », prévenait le juge d’instruction Marc Trévidic, le 30 septembre 2015, dans Paris Match, alors qu’il quittait le pôle judiciaire antiterroriste, après dix ans d’enquêtes. Le vendredi 13 novembre 2015, son avertissement devint prédiction.

    Et pourtant, surtout depuis les tueries de Mohamed Merah, en mars 2012, les gouvernements ont multiplié les réformes du dispositif judiciaire antiterroriste. Pas moins de quatre lois ont été votées en quatre ans, et les décrets d’application de la plus récente, la loi sur le renseignement promulguée le 24 juillet 2015, ont été publiés à peine plus d’un mois avant les attentats de novembre 2015. En réponse à la tentative de fusillade du 21 août 2015 dans le Thalys Amsterdam-Paris, l’Assemblée nationale devait même commencer, mardi 17 novembre 2015, l’examen d’un nouveau projet de loi élargissant les pouvoirs de fouille des agents SNCF, RATP et des policiers dans les transports. Vendredi 13 novembre, Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur, présentait un plan de lutte contre les filières d’armement du banditisme et du terrorisme, à la préfecture des Hauts-de-Seine.

    Et pourtant, encore, la loi relative au renseignement promulguée le 24 juillet 2015 avait considérablement étendu les pouvoirs des services de renseignement, en légalisant des techniques de surveillance très intrusives, comme la sonorisation de locaux et de domiciles, les IMSI-catchers, ces valises qui imitent le fonctionnement d’une antenne-relais sur laquelle se connectent donc les téléphones mobiles proches et qui permettent l’interception de conversations…

    Les moyens financiers et en effectifs des services du renseignement avaient également été renforcés. Transformée en DGSI, en juin 2014, et placée directement sous la tutelle du ministre de l’Intérieur, la DCRI s’était vu promettre 432 postes supplémentaires ainsi qu’un budget supplémentaire de fonctionnement de 12 millions d’euros par an. Le plan antiterroriste annoncé par le Premier ministre Manuel Valls, en janvier 2015, y ajoutait un renfort de 1 400 policiers et gendarmes supplémentaires sur trois ans, dont 1 100 pour le renseignement intérieur…

    Et pourtant, enfin, en juillet, le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve avait créé et placé sous son contrôle direct un état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT) censé coordonner les différents services et éviter que de nouveaux djihadistes ne passent entre les mailles du filet du renseignement. L’EMOPT « est chargé de piloter la totalité du dispositif de détection et de suivi des individus radicalisés susceptibles de commettre un acte terroriste », soulignait Bernard Cazeneuve, le 29 octobre 2015, à l’Assemblée nationale.

    « Sponsors » de l’État islamique

    Dans son entretien avec Frédéric Helbert, le juge d’instruction antiterroriste Marc Trévidic insistait : « La menace est à un niveau maximal, jamais atteint jusqu’alors. D’abord, nous sommes devenus pour l’État islamique l’ennemi numéro un. La France est la cible principale d’une armée de terroristes aux moyens illimités. » Or, la question des « moyens illimités » du terrorisme islamiste est le tabou par excellence de la communication politique. Un tabou que les vrais experts du renseignement n’ont parfois plus le cœur de respecter.

    Alain Chouet a été le chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE, de 2000 à 2002, après avoir été en poste à Beyrouth, Damas, Rabat, etc. Au lendemain des attentats du 13 novembre 2015, il affirmait ne pas avoir été surpris par ceux-ci : « Cela fait au moins un an que les spécialistes du renseignement agitent le drapeau pour prévenir du risque imminent d’attentat. Il faut bien comprendre que l’État islamique ayant une vraie stratégie pour se développer sur le terrain en tant qu’État, et commençant à perdre pied quand ses ressources se tarissent, opère une transition vers le terrorisme international, comme Al-Qaïda à son époque. Il s’agit pour l’État islamique de garder sa crédibilité, ses sponsors et ses soutiens. »

    À propos de ces « sponsors » et « soutiens » du terrorisme projeté par l’État islamique, Alain Chouet ne mâchait pas ses mots : « Oui, il y a les sponsors idéologiques et financiers du terrorisme. Les pétromonarchies du Golfe, qui essayent par tous les moyens – et en particulier par la diffusion de l’idéologie salafiste – d’empêcher la constitution d’un axe chiite du Liban jusqu’à l’Iran, qui ont un problème de légitimité musulmane, et qui veulent empêcher toute dérive démocratique. L’Arabie saoudite, par exemple, s’emploie depuis trente ans à distiller le message salafiste et wahhabite en Europe, à travers des écoles et des fondations, et le résultat est là aujourd’hui. » Le propos est on ne peut plus clair et net. J’y reviendrai précisément un peu plus loin.

    Comme pratiquement toutes mes autres sources au sein du renseignement, l’ex-chef du service de renseignement de sécurité de la DGSE dénonçait aussi vigoureusement la bureaucratisation du métier : « À la DGSE, aujourd’hui, il doit y avoir 4 500 à 5 000 personnes, dont 1 000 qui font de l’administratif. Le problème n’est pas tant les effectifs que la qualité et l’utilisation des effectifs, comme à la DGSI. J’ajoute qu’à la gendarmerie, il y a 80 000 personnes qui, à une époque, quadrillaient le territoire et parlaient à tout le monde. On les a reconvertis en percepteurs d’impôts et pères fouettards sur le bord des routes, au lieu de créer un corps spécifique, une police des routes. Du coup, le maillage territorial du renseignement et la défense opérationnelle du territoire ont été affaiblis. »

    Destruction du renseignement financier

    Mais ce qui a sans doute été le plus affaibli, pour ne pas dire tout simplement brisé, c’est le renseignement financier. Le jeudi 26 novembre 2015, Aleph me le dit, une nouvelle fois, crûment : « Lorsque les RG travaillaient sur le financement du terrorisme, ses enquêteurs tombaient aussi souvent sur d’autres malversations : évasion fiscale, financement politique illégal, corruption… Je suis convaincu que le démembrement et l’absorption des RG par la DST, lors de la création de la DCRI, en 2008, ont été voulus par Nicolas Sarkozy et ses généreux amis qui avaient beaucoup à craindre du renseignement financier. » Résultat : les arcanes du financement d’un terrorisme toujours très coûteux sont plus obscurs et impénétrables que jamais pour le renseignement français.

    Aleph confirme ainsi les analyses contenues dans un document confidentiel d’une rare sévérité, rédigé par un collectif d’officiers de la DCRI, ce « FBI à la française ». Rédigé sur 14 pages, en style parfois télégraphique, ce véritable audit du service de renseignement, mais aussi de nombreuses autres directions de la police nationale compétentes en matière de délinquance financière, a été remis le 16 février 2013 aux parlementaires du groupe de travail sur les exilés fiscaux, constitué un mois et demi plus tôt. « Avant la réforme de 2008, les renseignements généraux disposaient d’un réseau territorial de remontées d’informations économiques et financières. Ses services centraux disposaient d’un accès aux déclarations Tracfin et apportaient des éléments de travail à Tracfin. Les RG avaient mis en place un maillage au sein des employés des établissements bancaires pour faire remonter de l’information financière en amont de Tracfin et recueillir des informations non filtrées. Lors de la réforme des services de renseignement survenue en 2008, la recherche du renseignement financier a été centralisée au sein de la sous-direction en charge de la protection du patrimoine économique et financier de la DCRI… » Et dès lors, les informations recueillies sont tombées dans les oubliettes du « secret défense ».

    Aussi, la note très précise des officiers de police encourageait les élus à interroger, si possible dans le cadre d’une commission d’enquête parlementaire, les anciens et actuels patrons ou responsables de la DCRI (dont Bernard Squarcini, Gilles Gray, Éric Bellemin-Comte…), notamment celles et ceux qui étaient et sont encore chargés du renseignement économique et financier. Les auteurs du document suggéraient même aux parlementaires des questions lourdes de sens, révélant, d’une part, la surveillance étroite opérée par la DCRI sur l’organisation de la fraude fiscale internationale et dénonçant, d’autre part, la non-transmission à la justice des informations considérables recueillies lors de cette surveillance.

    Bernard Squarcini, Gilles Gray, Éric Bellemin-Comte… Dans le cadre d’une esquisse d’enquête sur la destruction du renseignement français, quelques questions sur leurs itinéraires professionnels se posent tout naturellement."

    https://blogs.mediapart.fr/antoine-peillon/blog/230316/antiterrorisme-la-destruction-du-renseignement