• "Soyons réaliste, demandons l’impossible."

    Titrant à partir d’un slogan de l’époque, Mai 68 : soyons réalistes, demandons l’impossible se propose de rendre compte de la façon dont cinq témoins – connus ou moins - de mai 1968 ont vécu la période, et ce qu’ils estiment en avoir retiré, d’un point de vue sociétal ou plus personnel. Philippe Godard signe toutes les notes de bas de page, la chronologie (de 1958 à la fin des années 1970), la bibliographie et aussi l’introduction de cet ouvrage. Dès les premières pages, le ton est donné : Philippe Godard est contre le néolibéralisme actuel et déplore le manque d’imagination de notre société. Mai 1968 aura été une révolution qui dépasse les clivages politiques, une prise de conscience d’une volonté générale de liberté et d’émancipation. Assez virulent, l’auteur précise toutefois qu’une interprétation n’est pas la vérité unique, puis laisse la place aux interviews, entièrement libres (pas de jeu de questions-réponses).

    la suite : http://www.ricochet-jeunes.org/livres/livre/153-mai-68-soyons-realistes-demandons-l-impossible-1863.html

    Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations

    en lecture intégrale ici-même :
    http://arikel.free.fr/aides/vaneigem/traite-1.html

    L’insignifiant signifié

    En se banalisant, la vie quotidienne a conquis peu à peu le centre de nos préoccupations (1). - Aucune illusion, ni sacrée ni désacralisée (2), - ni collective ni individuelle, ne peut dissimuler plus longtemps la pauvreté des gestes quotidiens (3). - L’enrichissement de la vie exige, sans faux-fuyants, l’analyse de la nouvelle pauvreté et le perfectionnement des armes anciennes du refus (4)

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    L’histoire présente évoque certains personnages de dessins animés, qu’une course folle entraîne soudain au-dessus du vide sans qu’ils s’en aperçoivent, de sorte que c’est la force de leur imagination qui les fait flotter à une telle hauteur ; mais viennent-ils à en prendre conscience, ils tombent aussitôt.
    Comme les héros de Bosustov, la pensée actuelle a cessé de flotter par la force de son prore mirage. Ce qui l’avait élevée l’abaisse aujourd’hui. A toute allure elle se jette au-devant de la réalité qui va la briser, la réalité quotidiennement vécue.

    La lucidité qui s’annonce est-elle d’essence nouvelle ? Je ne le crois pas. L’exigence d’une lumière plus vive émane toujours de la vie quotidienne, de la nécessité, ressentie par chacun, d’harmoniser son rythme de promeneur et la marche du monde. Il y a plus de vérités dans vingt-quatre heures de la vie d’un homme que dans toutes les philosophies. Même un philosophe ne réussit pas à l’ignorer, avec quelque mépris qu’il se traite ; et ce mépris, la consolation de la philosophie le lui enseigne. A force de pirouetter sur lui-même en se grimpant sur les épaules pour lancer de plus haut son message au monde, ce monde , le philosophe finit par le percevoir à l’envers ; et tous les êtres et toutes les choses vont de travers, la tête en bas, pour le persuader qu’il se tient debout, dans la bonne position. Mais il reste au centre de son délire ; ne pas en convenir lui rend simplement le délire plus inconfortable.

    Les moralistes des XVI° et XVII° siècles règnent sur une resserre de banalités, mais tant est vif leur soin de le dissimuler qu’ils élèvent alentour un véritable palais de stuc et de spéculations. Un palais idéal abrite et emprisonne l’expérience vécue. De là une force de conviction et de sincérité que le ton sublime et la fiction de l’« homme universel » raniment, mais d’un perpétuel souffle d’angoisse. L’analyste, s’efforce d’échapper par une profondeur essentielle à la sclérose graduelle de l’existence ; et plus il s’abstrait de lui-même en s’exprimant selon l’imagination dominante de son siècle (le mirage féodal où s’unissent indissolublement Dieu, le pouvoir royal et le monde), plus sa lucidité photographie la face cachée de la vie, plus elle « invente » la quotidienneté.

    La philosophie des Lumières accélère la descente vers le concret à mesure que le concret est en quelque sorte porté au pouvoir avec la bourgeoisie révolutionnaire. Des ruines de Dieu, l’homme tombe dans les ruines de sa réalité. Que s’est-il passé ? A peu près ceci : dix mille personnes sont là, persuadées d’avoir vu s’élever la corde d’un fakir, tandis qu’autant d’appareils photographiques démontrent qu’elle n’a pas remué d’un pouce. L’objectivité scientifique dénonce la mystification. Parfait mais pour montrer quoi ? Une corde enroulée, sans le moindre intérêt. J’incline peu à choisir entre le plaisir douteux d’être mystifié et l’ennui de contempler une réalité qui ne me concerne pas. Une réalité sur laquelle je n’ai prise, n’est-ce pas le vieux mensonge remis à neuf, le stade ultime de la mystification ?

    Désormais, les analystes sont dans la rue. La lucidité n’est pas la seule arme. Leur pensée ne risque plus de s’emprisonner ni dans la fausse réalité des dieux, ni dans la fausse réalité des technocrates !

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    Les croyances religieuses dissimulaient l’homme à lui-même, leur bastille l’emmurait dans un monde pyramidal dont Dieu tenait lieu de sommet et le roi de hauteur. Hélas, il ne s’est pas trouvé le 14 Juillet, assez de liberté sur les ruines du pouvoir unitaire pour empêcher les ruines elles-mêmes de s’édifier en prison. Sous le voile lacéré des superstitions n’apparut pas la vérité nue, comme le rêvait Meslier, mais bien la glu des idéologies. Les prisonniers du pouvoir parcellaire n’ont d’autre recours, contre la tyrannie que l’ombre de la liberté.

    Pas un geste, pas une pensée qui ne s’empêtre aujourd’hui dans le filet des idées reçues. La retombée lente d’infimes fragments issus du vieux mythe explosé répand partout la poussière du sacré, une poussière qui silicose l’esprit et la volonté de vivre. Les contraintes sont devenues moins occultes, plus grossières, moins puissantes, plus nombreuses. La docilité n’émane plus d’une magie cléricale, elle résulte d’une foule de petites hypnoses : information, culture, urbanisme, publicité, suggestions conditionnantes au service de tout ordre établi et à venir. C’est, le corps entravé de toutes parts, Gulliver échoué sur le rivage de Lilliput, résolu à se libérer, promenant autour de lui son regard attentif ; le moindre détail, la moindre aspérité du sol, le moindre mouvement, il n’est rien qui ne revête l’importance d’un indice dont le salut va dépendre. Dans le familier naissent les chances de liberté les plus sûres. En fut-il jamais autrement ? L’art, l’éthique, la philosophie l’attestent : sous l’écorce des mots et des concepts, c’est toujours la réalité vivante de l’inadaptation au monde qui se tient tapie, prête à bondir. Parce que ni les dieux ni les mots ne parviennent aujourd’hui à la couvrir pudiquement, cette banalité-là se promène nue dans les gares et dans les terrains vagues ; elle vous accoste à chaque détour de vous-même, elle vous prend par l’épaule, par le regard ; et le dialogue commence. Il faut se perdre avec elle ou la sauver avec soi.

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    Trop de cadavres parsèment les chemins de l’individualisme et du collectivisme. Sous deux raisons apparemment contraires sévissait un même brigandage, une même oppression de l’homme esseulé. La main qui étouffe Lautréamont, on le sait, étrangle aussi Serge Essénine. L’un meurt dans le garni du propriétaire Jules-François Dupuis, l’autre se pend dans un hôtel nationalisé. Partout se vérifie la loi « il n’est pas une arme de ta volonté individuelle qui, maniée par d’autres, ne se retourne aussitôt contre toi ». Si quelqu’un dit ou écrit qu’il convient désormais de fonder la raison pratique sur les droits de l’individu et de l’individu seulement, il se condamne dans son propos s’il n’incite aussitôt son interlocuteur à fonder par lui-même la preuve de ce qu’il vient d’avancer. Or une telle preuve ne peut être que vécue, saisie par l’intérieur. C’est pourquoi il n’est rien dans les notes qui suivent qui ne doive être éprouvé et corrigé par l’expérience immédiate de chacun. Rien n’a tant de valeur qu’il ne doive être recommencé, rien n’a assez de richesses qu’il ne doive être enrichi sans relâche.

    De même que l’on distingue dans la vie privée ce qu’un homme pense et dit de lui, et ce qu’il est et fait réellement, de même il n’est personne qui n’ait appris à distinguer la phraséologie et les prétentions messianiques des partis, et leur organisation, leurs intérêts réels ; ce qu’ils croient être et ce qu’ils sont. L’illusion qu’un homme entretient sur lui et les autres n’est pas foncièrement différente de l’illusion que groupes, classes ou partis nourrissent autour d’eux et en eux. Bien plus, elles découlent d’une source unique : les idées dominantes, qui sont les idées de la classe dominante, même sous leur forme antagoniste.

    Le monde des ismes, qu’il enveloppe l’humanité tout entière ou chaque être particulier, n’est jamais qu’un monde vidé des sa réalité, une séduction terriblement réelle du mensonge. Le triple écrasement de la Commune, du Mouvement spartakiste et de Cronstadt-la-Rouge (1921) a montré une fois pour toutes les autres à quel bain de sang menaient trois idéologies de la liberté : le libéralisme, le socialisme, le bolchevisme. Il a cependant fallu, pour le comprendre et l’admettre universellement, que des formes abâtardies ou amalgamées de ces idéologies vulgarisent leur atrocité initiale par de pesantes démonstrations : les camps de concentration, l’Algérie de Lacoste, Budapest. Aux grandes illusions collectives, aujourd’hui exsangues à force d’avoir fait couler le sang des hommes, succèdent des milliers d’idéologies parcellaires vendues par la société de consommation comme autant de machines à décerveler portatives. Faudra-t-il autant de sang pour attester que cent mille coups d’épingle tuent aussi sûrement que trois coups de massue ?

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    Qu’irais-je faire dans un groupe d’action qui m’imposerait de laisser au vestiaire, je ne dis pas quelques idées - car telles seraient mes idées qu’elles m’induiraient plutôt à rejoindre le groupe en question -, mais les rêves et les désirs dont je ne me sépare jamais, mais une volonté de vivre authentiquement et sans limites ? Changer d’isolement, changer de monotonie, changer de mensonge, à quoi bon ! Où l’illusion d’un changement réel est dénoncée, le simple changement d’illusion devient insupportable. Or telles sont les conditions actuelles : l’économie n’a de cesse de faire consommer davantage, et consommer sans relâche, c’est changer l’illusion à un rythme accéléré qui dissout peu à peu l’illusion du changement. On se retrouve seul, inchangé, congelé dans le vide produit par une cascade de gadgets, de Volkswagen et de pocket books.

    Les gens sans imagination se lassent de l’importance conférée au confort, à la culture, aux loisirs, à ce qui détruit l’imagination. Cela signifie qu’on ne se lasse pas du confort, de la culture ou des loisirs, mais de l’usage qui en est fait et qui interdit précisément d’en jouir.

    L’état d’abondance est un état de voyeurisme. A chacun son kaléidoscope ; un léger mouvement des doigts et l’image se transforme. On gagne à tous les coups : deux refrigérateurs, une Dauphine, la T.V., une promotion, du temps à perdre... Puis la monotonie des images consommées prend le dessus, renvoie à la monotonie du geste qui les suscite, à la légère rotation que le pouce et l’index impriment au kaléidoscope. Il n’y avait pas de Dauphine, seulement une idéologie sans rapport ou presque avec la machine automobile. Imbibé de « Johny Walker, le wisky de l’Elite », on subissait dans une étrange mixture l’effet de l’alcool et de la lutte des classes. Plus rien de quoi s’étonnner, voilà le drame ! La monotonie du spectacle idéologique renvoie maintenant à la passivité de la vie, à la survie. Par-delà les scandales préfabriqués - gaine Scandale et scandale de Panama - se révèle un scandale positif, celui des gestes privés de leurs substance au profit d’une illusion que son attrait perdu rend chaque jour plus odieuse. Gestes futiles et ternes à force d’avoir nourri de brillantes compensations imaginaires, gestes paupérisés à force d’enrichir de hautes spéculations où ils entraient comme valets à tout faire sous la catégorie infamante de « trivial » et de « banal », gestes aujourd’hui libérés et défaillants, prêts à s’égarer de nouveau, ou à périr sous le poids de leur faiblesse. Les voici, en chacun de vous, familiers, tristes, tout nouvellement livrés à la réalité immédiate et mouvante, qui est leur milieu « spontané ». Et vous voici égarés et engagés dans un nouveau prosaïsme, dans une perspective où proche et lointain coïncident.

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    Sous une forme concrète et tactique, le concept de lutte des classes a constitué le premier regroupement des heurts et des dérèglements vécus individuellement par les hommes ; il est né du tourbillon de souffrances que la réduction des rapports humains à des mécanismes d’exploitation suscitait partout dans les sociétés industrielles. Il est issu d’une volonté de transformer le monde et de changer la vie

    Une telle arme exigeait un perpétuel réajustement. Or ne voit-on pas la Ière Internationale tourner le dos aux artistes, en fondant exclusivement sur les revendications ouvrières un projet dont Marx avait cependant montré combien il concernait tous ceux qui cherchaient, dans le refus d’être esclaves, une vie riche et une humanité totale ? Lacenaire, Borel, Lassailly, Büchner, Baudelaire, Höderlin, n’était-ce pas aussi la misère et son refus radical ? Quoi qu’il en soit, l’erreur, - à l’origine excusable ? je ne veux pas le savoir - revêt des proportions délirantes dès l’instant où, moins d’un siècle plus tard, l’économie de consommation absorbant l’économie de production, l’exploitation de la force de travail est englobée par l’exploitation de la créativité quotidienne. Une même énergie arrachée au travailleur pendant ses heures d’usine ou ses heures de loisirs fait tourner les turbines du pouvoir, que les détenteurs de la vieille théorie lubrifient béatement de leur contestation formelle.

    Ceux qui parlent de révolution et de lutte de classes sans se référer explicitement à la vie quotidienne, sans comprendre ce qu’il y a de subversif dans l’amour et de positif dans le refus des contraintes, ceux-là ont dans la bouche un cadavre.