Imams en France, loin des clichés, par Solenne Jouanneau (Le Monde diplomatique, avril 2016)

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    • après les attaques qui ont frappé la France le 13 novembre 2015, M. Alain Juppé (Les Républicains) a réclamé « l’expulsion des imams étrangers qui se rendent coupables d’apologie du terrorisme » (Le Figaro, 17 novembre 2015). Quelques semaines plus tard, à l’occasion de l’anniversaire de la tuerie de Charlie Hebdo et de l’Hyper Cacher, le premier ministre Manuel Valls dénonçait « les imams qui répandent la haine de l’autre et de la République » (L’Obs, 8 janvier 2016). Les médias fonctionnent souvent comme une caisse de résonance de ces discours. La moitié des 831 articles titrant sur les imams entre 1995 et 2008 étaient ainsi consacrés à des individus « expulsés » ou « en voie d’expulsion » (1). Les autres mettaient en scène des imams pas (ou mal) formés, dépendant de l’étranger ou insuffisamment intégrés. La figure de l’imam « éclairé », prêchant un « islam à la française », est parfois évoquée, mais à condition qu’elle apparaisse comme l’exception qui confirme la règle.

      Ce traitement médiatique et politique focalise l’attention sur des situations exceptionnelles et souvent effrayantes. Difficile, dès lors, de convaincre du caractère pourtant tout à fait ordinaire de l’écrasante majorité des hommes qui guident les rituels islamiques dans les 2 500 lieux de culte musulmans de France. Selon les données du ministère de l’intérieur, seuls 31 imams ont été expulsés entre 2001 et 2011, alors que 80 % d’entre eux sont étrangers, donc potentiellement expulsables. Très minoritaires, les réactionnaires et les radicaux n’épuisent pas à eux seuls la réalité de l’imamat en France. Appréhender ce magistère à l’aune de ses représentants extrémistes paraît aussi réducteur que d’identifier tous les prêtres catholiques à la pédophilie, à l’homophobie et au royalisme au motif que certains ont effectivement agressé des enfants, tenu des propos homophobes, etc.

      Cela est d’autant plus vrai que les imams de France, davantage encore que les prêtres, se caractérisent par leur grande hétérogénéité.

      L’islam sunnite (la branche de la religion musulmane la plus représentée en France) se définit comme une religion du sacerdoce universel : n’importe quel homme pubère et sain d’esprit peut, en théorie, assumer cette fonction. « L’imam n’est pas un intermédiaire entre Dieu et les croyants, rappelle M. Hussein K., imam bénévole d’une mosquée située dans une zone urbaine sensible (ZUS) du sud de la France. On est là pour guider la prière, faire le prêche, enseigner les bases de l’islam et conseiller les gens sur la religion, point. Ce n’est pas comme le prêtre chez les catholiques. En France, ce sont les fidèles ou les responsables de l’association qui désignent l’imam. Ils choisissent parmi les présents le plus versé dans la religion, le plus savant, le plus sage. On n’a pas d’autorité, sinon morale — et encore (2)… »

      Dans plus de la moitié des mosquées (55 %), les imams sont bénévoles. Certains sont ouvriers, employés, petits commerçants ; d’autres sont cadres, universitaires, enseignants, membres de professions libérales. Que leur savoir religieux, souvent acquis de manière autodidacte, soit ou non garanti par des titres profanes (maîtrise, doctorat, diplôme d’école d’ingénieurs…), ils conçoivent l’imamat comme un engagement que l’on fait « à la grâce de Dieu » (fî sabîli l-lâh) pour les « bonnes actions » (hasanât). Même si leur nombre augmente depuis le début des années 1990, les imams rémunérés demeurent minoritaires. Certains sont passés par de prestigieuses institutions de transmission du savoir islamique (Al-Azhar au Caire, l’université Quaraouiyine au Maroc, l’université Emir-Abdelkader à Constantine, l’Université islamique de Médine, etc.) ou, plus modestement, par des instituts préparant à cette fonction, en France ou à l’étranger. Parmi ces professionnels, certains sont des fonctionnaires envoyés par l’Algérie ou la Turquie pour officier dans les salles de prière (environ 250 en France) affiliées à leurs relais consulaires ou à leurs associations satellites : la Grande Mosquée de Paris, proche de l’Algérie ; le Diyanet işleri Türk islam Birliǧi (Ditib), lié à la Turquie, etc. Ceux qui sont rémunérés directement par les associations touchent généralement des salaires ou des défraiements mensuels inférieurs à 1 200 euros ; les fonctionnaires sont bien mieux rétribués : aux environs de 2 000 euros par mois.