• Une autre histoire de l’édition française
    http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=921

    L’#histoire de l’#édition française peut se raconter de bien des façons, par l’économie ou les techniques, par la sociologie de la lecture ou l’évolution de la diffusion, par les relations avec le pouvoir ou la carrière des capitaines de l’#industrie_éditoriale. Le #livre de Jean-Yves Mollier – et c’est en cela que son histoire est autre – associe et croise ces approches par un subtil découpage des chapitres, à la fois chronologiques et thématiques.
    On apprendra comment l’édition moderne est née à l’époque romantique mais par le secteur scolaire, sous l’impulsion de Louis Hachette puis de son concurrent, Pierre Larousse ; comment les éditeurs de Balzac, Hugo et Eugène Sue ont failli succomber face à la contrefaçon belge ; comment un certain Charpentier, ancien commis de librairie, a su produire des livres qui coûtaient deux francs au lieu de vingt. L’aventure se poursuit entre les deux guerres avec la concurrence entre Gallimard et Grasset pour le prix Goncourt nouvellement créé, elle continue sous l’Occupation où Jean-Yves Mollier montre que la profession a été nettement moins résistante qu’elle l’a affirmé par la suite. Les derniers chapitres racontent comment, depuis 1945, des empires que l’on pensait inébranlables se sont écroulés et comment la concentration capitaliste a remplacé les éditeurs par des financiers à la tête de maisons centenaires.
    Une somme alerte où les plus avertis sur le sujet découvriront eux aussi bien des nouveautés.

    • Une digression dont j’espère qu’elle ne passe pas pour une correction :) @fil tu emploies parfois #santé_mentale, je sais pas si il serait préférable de dire #souffrance_psychique ou encore autrement mais « santé mentale » est une notion problématique, comme bien des syntagmes actuels. J’ai pas le livre (préfacé par #Jean_Oury) sous la main, mais voilà un bout de la 4e de couv. de _La santé mentale, Vers un bonheur sous #contrôle_ , de Mathieu Bellahsen
      http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=860

      ...la notion de santé mentale est devenue un opérateur essentiel, car, selon un rapport officiel, « la mauvaise santé mentale coûte à l’Union européenne de 3 à 4 % du produit intérieur brut, à la suite d’une perte de productivité ». La pression de l’industrie pharmaceutique, le rôle dominant des neurosciences dans la recherche, la dévalorisation systématique de la psychanalyse, toute cette dérive fait de « la santé mentale pour tous » une nouvelle #norme, un outil dans la #gestion #néolibérale des populations. Le « complet bien-être », le bonheur sous contrôle, telles sont les visées que sous-tend le terme faussement rassurant de santé mentale.

      Ou, dans une note de lecture
      http://lectures.revues.org/15258

      De ses origines progressistes d’après-guerre jusqu’à nos jours, l’auteur nous montre combien l’acception originelle du concept de santé mentale s’est considérablement #renversée avec le temps.

      ou bien là (sur Jean Oury et avec des interv. de Oury) à propos de « peste managériale » etc.
      http://seenthis.net/messages/343841

      Pour en revenir chouïa aux enfants détenus, la « psychothérapie institutionnelle » a parmi ses fondements la critique de l’#enfermement, la prise en compte du caractère pathogène de nombre d’institutions.

    • Merci, ça mérite vraiment d’être précisé, et la note de lecture que tu cites est très claire et pertinente.

      De mon côté j’utilise ce tag en général pour pointer les conséquences psychiques de violences structurelles. Le mot composé me permet de classer ces articles avec tous ceux qui traitent de (mauvaise) santé. Je n’en ai pas de meilleur — la suggestion de se baser sur la souffrance me semble plus que problématique.

    • You’re welcome . Content que ce post soit pas pris comme une « leçon » ( médoukicausécomençuilà ?). Cela fait plusieurs fois que je voulais dire un mot sur cette notion de santé mentale. La dimension normative y prend le pas sur la notion de #soin, la technocratie néolibérale parle cette langue et occulte ce qui est fondamentalement en question. C’est là où il y a peu de soin (voire une #maltraitance aux formes très variables, jusqu’à l’insoutenable), y compris la où un care abstrait sert d’alibi à la société de concurrence (cf. Martine Aubry), que le terme vaut sans avoir à décrire et à prendre en compte le problème de base que l’on peut nommer souffrance psychique. Celle-ci ne disparaîtra pas, c’est l’une des raisons de la défense de la psychiatrie comme #pratique de soin et pas de normalisation, et, chez les tenants de la psychothérapie institutionnelle, de la valorisation d’une aptitude au soin généralisée, par de-là les professions et la hiérarchie. Il est en revanche nécessaire de chercher à détruire et/ou modifier les structures sociales, institutionnelles, culturelles #pathogènes. Si on prend l’exemple de la morbidité des chômeurs (dont le suicide), on est conduit à mettre en cause à la fois le dénuement matériel, la coupure d’avec l’activité sociale dont le travail est supposée être le parangon, donc l’idéologie du travail et du plein emploi et d’autres dimensions encore.

      Cela m’a attristé de voir que l’article Oury que j’ai publié ici il a peu semblait avoir intéressé peu de monde. C’était un grand bonhomme, un penseur érudit, un praticien subtil. Il participait d’un courant qui a su, à sa façon, prendre au sérieux la barbarie de nos sociétés et la combattre obstinément au quotidien durant des décennies (on mesure le degré de civilisation d’une société au sort qu’elle réserve à ses fous disait Foucault, que J.O n’aimait guère). De telles figures sont rares, et paraissent vouées à l’être toujours plus. Alors une question se pose, qui n’est pas individuelle, qui peut trouver des applications dans des champs divers : ce serait quoi hériter de ça ?

  • Extrait de "À nos ami" du "Comité invisible"

    1. Quiconque a vécu les jours de décembre 2008 à Athènes sait ce que signifie, dans une métropole occidentale, le mot « insurrection ». Les banques étaient en pièces, les commissariats assiégés, la ville aux assaillants. Dans les commerces de luxe, on avait renoncé à faire réparer les vitrines : il aurait fallu le faire chaque matin. Rien de ce qui incarnait le règne policier de la normalité ne sortit indemne de cette onde de feu et de pierre dont les porteurs étaient partout et les représentants nulle part – on incendia jusqu’à l’arbre de Noël de Syntagma.

    À un certain point, les forces de l’ordre se retirèrent : elles étaient à court de grenades lacrymogènes. Impossible de dire qui, alors, prit la rue. On dit que c’était la « génération 600 euros », les « lycéens », les « anarchistes », la « racaille » issue de l’immigration albanaise, on dit tout et n’importe quoi. La presse incriminait, comme toujours, les « koukoulophoroi », les « encagoulés ».

    Les anarchistes, en vérité, étaient dépassés par cette vague de rage sans visage. Le monopole de l’action sauvage et masquée, du tag inspiré et même du cocktail Molotov leur avait été ravi sans façon. Le soulèvement général dont ils n’osaient plus rêver était là, mais il ne ressemblait pas à l’idée qu’ils s’en étaient faite. Une entité inconnue, un égrégore était né, et qui ne s’apaisa que lorsque fut réduit en cendres tout ce qui devait l’être. Le temps brûlait, on fracturait le présent pour prix de tout le futur qui nous avait été ravi.

    Les années qui suivirent en Grèce nous enseignèrent ce que signifie, dans un pays occidental, le mot « contre-insurrection ». La vague passée, les centaines de bandes qui s’étaient formées jusque dans les moindres villages du pays tentèrent de rester fidèles à la percée que le mois de décembre avait ouverte. Ici, on dévalisait les caisses d’un supermarché et l’on se filmait en train d’en brûler le butin. Là, on attaquait une ambassade en plein jour en solidarité avec tel ou tel ami tracassé par la police de son pays. Certains résolurent, comme dans l’Italie des années 1970, de porter l’attaque à un niveau supérieur et ciblèrent, à la bombe ou à l’arme à feu, la Bourse d’Athènes, des flics, des ministères ou encore le siège de Microsoft. Comme dans les années 1970, la gauche promulgua de nouvelles lois « antiterroristes ». Les raids, les arrestations, les procès se multiplièrent. On en fut réduit, un temps, à lutter contre « la répression ».

    L’Union européenne, la Banque mondiale, le FMI, en accord avec le gouvernement socialiste, entreprirent de faire payer la Grèce pour cette révolte impardonnable. Il ne faut jamais sous-estimer le ressentiment des riches envers l’insolence des pauvres. On décida de mettre au pas le pays entier par un train de mesures « économiques » d’une violence à peu près égale, quoique étalée dans le temps, à celle de la révolte.

    À cela répondirent des dizaines de grèves générales à l’appel des syndicats. Les travailleurs occupèrent des ministères, les habitants prirent possession de mairies, des départements d’universités et des hôpitaux « sacrifiés » décidèrent de s’auto-organiser. Et il y eut le « mouvement des places ». Le 5 mai 2010, nous étions 500 000 à arpenter le centre d’Athènes. On tenta plusieurs fois de brûler le Parlement. Le 12 février 2012, une énième grève générale vient s’opposer désespérément à l’énième plan de rigueur. Ce dimanche, c’est toute la Grèce, ses retraités, ses anarchistes, ses fonctionnaires, ses ouvriers et ses clochards, qui bat le pavé, en état de quasi-soulèvement.

    Alors que le centre-ville d’Athènes est à nouveau en flammes, c’est, ce soir-là, un paroxysme de jubilation et de lassitude : le mouvement perçoit toute sa puissance, mais réalise aussi qu’il ne sait pas à quoi l’employer. Au fil des ans, malgré des milliers d’actions directes, des centaines d’occupations, des millions de Grecs dans la rue, l’ivresse de la révolte s’est éteinte dans l’assommoir de la « crise ». Les braises continuent évidemment de couver sous la cendre ; le mouvement a trouvé d’autres formes, s’est doté de coopératives, de centres sociaux, de « réseaux d’échange sans intermédiaires » et même d’usines et de centres de soin autogérés ; il est devenu, en un sens, plus « constructif ». Il n’empêche que nous avons été défaits, que l’une des plus vastes offensives de notre parti au cours des dernières décennies a été repoussée, à coups de dettes, de peines de prison démesurées et de faillite généralisée.

    Ce ne sont pas les friperies gratuites qui feront oublier aux Grecs la détermination de la contre-insurrection à les plonger jusqu’au cou dans le besoin. Le pouvoir a pu chanceler et donner le sentiment, un instant, de s’être volatilisé ; il a su déplacer le terrain de l’affrontement et prendre le mouvement à contre-pied. On mit les Grecs devant ce chantage « le gouvernement ou le chaos » ; ils eurent le gouvernement et le chaos. Et la misère en prime.

    Avec son mouvement anarchiste plus fort que partout ailleurs, avec son peuple largement rétif au fait même d’être gouverné, avec son État toujours-déjà failli, la Grèce vaut comme cas d’école de nos insurrections défaites. Cartonner la police, défoncer les banques et mettre temporairement en déroute un gouvernement, ce n’est pas encore le destituer. Ce que le cas grec nous enseigne, c’est que sans idée substantielle de ce que serait une victoire, nous ne pouvons qu’être vaincus. La seule détermination insurrectionnelle ne suffit pas ; notre confusion est encore trop épaisse. Que l’étude de nos défaites nous serve au moins à la dissiper quelque peu.

    2. Quarante ans de contre-révolution triomphante en Occident nous ont affligés de deux tares jumelles, également néfastes, mais qui forment ensemble un dispositif impitoyable : le pacifisme et le radicalisme. Le pacifisme ment et se ment en faisant de la discussion publique et de l’assemblée le modèle achevé du politique. C’est en vertu de cela qu’un mouvement comme celui des places s’est trouvé incapable de devenir autre chose qu’un indépassable point de départ.

    Pour saisir ce qu’il en est du politique, il n’y a pas d’autre choix que de faire un nouveau détour par la Grèce, mais l’antique cette fois. Après tout, le politique, c’est elle qui l’a inventé. Le pacifiste répugne à s’en souvenir, mais les Grecs anciens ont d’emblée inventé le politique comme continuation de la guerre par d’autres moyens.

    La pratique de l’assemblée à l’échelle de la cité provient directement de la pratique de l’assemblée de guerriers. L’égalité dans la parole découle de l’égalité devant la mort. La démocratie athénienne est une démocratie hoplitique. On y est citoyen parce que l’on y est soldat ; d’où l’exclusion des femmes et des esclaves. Dans une culture aussi violemment agonistique que la culture grecque classique, le débat se comprend lui-même comme un moment de l’affrontement guerrier, entre citoyens cette fois, dans la sphère de la parole, avec les armes de la persuasion. « Agon », d’ailleurs, signifie autant « assemblée » que « concours ». Le citoyen grec accompli, c’est celui qui est victorieux par les armes comme par les discours.

    Surtout, les Grecs anciens ont conçu dans le même geste la démocratie d’assemblée et la guerre comme carnage organisé, et l’une comme garante de l’autre. On ne leur fait d’ailleurs crédit de l’invention de la première qu’à condition d’occulter son lien avec l’invention de ce type assez exceptionnel de massacre que fut la guerre de phalange – cette forme de guerre en ligne qui substitue à l’habileté, à la bravoure, à la prouesse, à la force singulière, à tout génie, la discipline pure et simple, la soumission absolue de chacun au tout. Lorsque les Perses se trouvèrent face à cette façon si efficace de mener la guerre, mais qui réduit à rien la vie du fantassin, ils la jugèrent à bon droit parfaitement barbare, comme par la suite tant de ces ennemis que les armées occidentales devaient écraser. Le paysan athénien en train de se faire héroïquement trucider devant ses proches au premier rang de la phalange est ainsi l’autre face du citoyen actif prenant part à la Boulè. Les bras inanimés des cadavres jonchant le champ de bataille antique sont la condition stricte des bras qui se lèvent pour intervenir dans les délibérations de l’assemblée.

    Ce modèle grec de la guerre est si puissamment ancré dans l’imaginaire occidental que l’on en oublierait presque qu’au moment même où les hoplites accordaient le triomphe à celle des deux phalanges qui, dans le choc décisif, consentirait au maximum de morts plutôt que de céder, les Chinois inventaient un art de la guerre qui consistait justement à s’épargner les pertes, à fuir autant que possible l’affrontement, à tenter de « gagner la bataille avant la bataille » – quitte à exterminer l’armée vaincue une fois la victoire obtenue. L’équation « guerre = affrontement armé = carnage » court de la Grèce antique jusqu’au xxe siècle : c’est au fond l’aberrante définition occidentale de la guerre depuis deux mille cinq cents ans. Que l’on nomme « guerre irrégulière », « guerre psychologique », « petite guerre » ou « guérilla », ce qui est ailleurs la norme de la guerre, n’est qu’un aspect de cette aberration-là.

    Le pacifiste sincère, celui qui n’est pas tout simplement en train de rationaliser sa propre lâcheté, commet l’exploit de se tromper deux fois sur la nature du phénomène qu’il prétend combattre. Non seulement la guerre n’est pas réductible à l’affrontement armé ni au carnage, mais celle-ci est la matrice même de la politique d’assemblée qu’il prône. « Un véritable guerrier, disait Sun Tzu, n’est pas belliqueux ; un véritable lutteur n’est pas violent ; un vainqueur évite le combat. » Deux conflits mondiaux et une terrifiante lutte planétaire contre le « terrorisme » nous ont appris que c’est au nom de la paix que l’on mène les plus sanglantes campagnes d’extermination.

    La mise au ban de la guerre n’exprime au fond qu’un refus infantile ou sénile d’admettre l’existence de l’altérité. La guerre n’est pas le carnage, mais la logique qui préside au contact de puissances hétérogènes. Elle se livre partout, sous des formes innombrables, et le plus souvent par des moyens pacifiques. S’il y a une multiplicité de mondes, s’il y a une irréductible pluralité de formes de vie, alors la guerre est la loi de leur co-existence sur cette terre. Car rien ne permet de présager de l’issue de leur rencontre : les contraires ne demeurent pas dans des mondes séparés. Si nous ne sommes pas des individus unifiés dotés d’une identité définitive comme le voudrait la police sociale des rôles, mais le siège d’un jeu conflictuel de forces dont les configurations successives ne dessinent guère que des équilibres provisoires, il faut aller jusqu’à reconnaître que la guerre est en nous – la guerre sainte, disait René Daumal. La paix n’est pas plus possible que désirable. Le conflit est l’étoffe même de ce qui est. Reste à acquérir un art de le mener, qui est un art de vivre à même les situations, et suppose finesse et mobilité existentielle plutôt que volonté d’écraser ce qui n’est pas nous.

    Le pacifisme témoigne donc ou bien d’une profonde bêtise ou bien d’une complète mauvaise foi. Il n’y a pas jusqu’à notre système immunitaire qui ne repose sur la distinction entre ami et ennemi, sans quoi nous crèverions de cancer ou de toute autre maladie auto-immune. D’ailleurs, nous crevons de cancers et de maladies auto-immunes. Le refus tactique de l’affrontement n’est lui-même qu’une ruse de guerre. On comprend très bien, par exemple, pourquoi la Commune de Oaxaca s’est immédiatement autoproclamée pacifique. Il ne s’agissait pas de réfuter la guerre, mais de refuser d’être défait dans une confrontation militaire avec l’État mexicain et ses hommes de main. Comme l’expliquaient des camarades du Caire : « On ne doit pas confondre la tactique que nous employons lorsque nous chantons “nonviolence” avec une fétichisation de la non-violence. » Ce qu’il faut, au reste, de falsification historique pour trouver des ancêtres présentables au pacifisme !

    Ainsi de ce pauvre Thoreau dont on a fait, à peine décédé, un théoricien de La Désobéissance civile, en amputant le titre de son texte La désobéissance au gouvernement civil. N’avait-il pourtant pas écrit en toutes lettres dans son Plaidoyer en faveur du capitaine John Brown : « Je pense que pour une fois les fusils Sharp et les revolvers ont été employés pour une noble cause. Les outils étaient entre les mains de qui savait s’en servir. La même colère qui a chassé, jadis, les indésirables du temple fera son office une seconde fois. La question n’est pas de savoir quelle sera l’arme, mais dans quel esprit elle sera utilisée. » Mais le plus hilarant, en matière de généalogie fallacieuse, c’est certainement d’avoir fait de Nelson Mandela, le fondateur de l’organisation de lutte armée de l’ANC, une icône mondiale de la paix.

    Il raconte lui-même : « J’ai dit que le temps de la résistance passive était terminé, que la nonviolence était une stratégie vaine et qu’elle ne renverserait jamais une minorité blanche prête à maintenir son pouvoir à n’importe quel prix. J’ai dit que la violence était la seule arme qui détruirait l’apartheid et que nous devions être prêts, dans un avenir proche, à l’employer. La foule était transportée ; les jeunes en particulier applaudissaient et criaient. Ils étaient prêts à agir comme je venais de le dire. À ce moment-là, j’ai entonné un chant de liberté dont les paroles disaient : “Voici nos ennemis, prenons les armes, attaquons-les.” Je chantais et la foule s’est jointe à moi et, à la fin, j’ai montré la police et j’ai dit : “Regardez, les voici, nos ennemis !” »

    Des décennies de pacification des masses et de massification des peurs ont fait du pacifisme la conscience politique spontanée du citoyen. C’est à chaque mouvement qu’il faut désormais se colleter avec cet état de fait désolant. Des pacifistes livrant des émeutiers vêtus de noir à la police, cela s’est vu Plaça de Catalunya en 2011, comme on en vit lyncher des « Black Bloc » à Gênes en 2001. En réponse à cela, les milieux révolutionnaires ont sécrété, en guise d’anticorps, la figure du radical – celui qui en toutes choses prend le contrepied du citoyen. À la proscription morale de la violence chez l’un répond chez l’autre son apologie purement idéologique. Là où le pacifiste cherche à s’absoudre du cours du monde et à rester bon en ne commettant rien de mal, le radical s’absout de toute participation à « l’existant » par de menus illégalismes agrémentés de « prises de position » intransigeantes. Tous deux aspirent à la pureté, l’un par l’action violente, l’autre en s’en abstenant. Chacun est le cauchemar de l’autre. Il n’est pas sûr que ces deux figures subsisteraient longtemps si chacune n’avait l’autre en son fond. Comme si le radical ne vivait que pour faire frissonner le pacifiste en lui-même, et vice versa. Il n’est pas fortuit que la Bible des luttes citoyennes américaines depuis les années 1970 s’intitule : Rules for Radicals, de Saul Alinski.

    C’est que pacifistes et radicaux sont unis dans un même refus du monde. Ils jouissent de leur extériorité à toute situation. Ils planent, et en tirent le sentiment d’on ne sait quelle excellence. Ils préfèrent vivre en extraterrestres – tel est le confort qu’autorise, pour quelque temps encore, la vie des métropoles, leur biotope privilégié. Depuis la déroute des années 1970, la question morale de la radicalité s’est insensiblement substituée à la question stratégique de la révolution.

    C’est-à-dire que la révolution a subi le sort de toutes choses dans ces décennies : elle a été privatisée. Elle est devenue une occasion de valorisation personnelle, dont la radicalité est le critère d’évaluation. Les gestes « révolutionnaires » ne sont plus appréciés à partir de la situation où ils s’inscrivent, des possibles qu’ils y ouvrent ou qu’ils y referment. On extrait plutôt de chacun d’eux une forme. Tel sabotage survenu à tel moment, de telle manière, pour telle raison, devient simplement un sabotage. Et le sabotage en tant que pratique estampillée révolutionnaire vient sagement s’inscrire à sa place dans une échelle où le jet de cocktail Molotov se situe au-dessus du lancer de pierre, mais en dessous de la jambisation qui elle-même ne vaut pas la bombe. Le drame, c’est qu’aucune forme d’action n’est en soi révolutionnaire : le sabotage a aussi bien été pratiqué par des réformistes que par des nazis. Le degré de « violence » d’un mouvement n’indique en rien sa détermination révolutionnaire.

    On ne mesure pas la « radicalité » d’une manifestation au nombre de vitrines brisées. Ou plutôt si, mais alors il faut laisser le critère de « radicalité » à ceux dont le souci est de mesurer les phénomènes politiques, et de les ramener sur leur échelle morale squelettique.

    Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s’étonne d’abord du hiatus qui règne entre leurs discours et leurs pratiques, entre leurs ambitions et leur isolement. Ils semblent comme voués à une sorte d’auto-sabordage permanent. On ne tarde pas à comprendre qu’ils ne sont pas occupés à construire une réelle force révolutionnaire, mais à entretenir une course à la radicalité qui se suffit à elle-même – et qui se livre indifféremment sur le terrain de l’action directe, du féminisme ou de l’écologie.

    La petite terreur qui y règne et qui y rend tout le monde si raide n’est pas celle du parti bolchevique. C’est plutôt celle de la mode, cette terreur que nul n’exerce en personne, mais qui s’applique à tous. On craint, dans ces milieux, de ne plus être radical, comme on redoute ailleurs de ne plus être tendance, cool ou branché. Il suffit de peu pour souiller une réputation. On évite d’aller à la racine des choses au profit d’une consommation superficielle de théories, de manifs et de relations. La compétition féroce entre groupes comme en leur propre sein détermine leur implosion périodique. Il y a toujours de la chair fraîche, jeune et abusée pour compenser le départ des épuisés, des abîmés, des dégoûtés, des vidés. Un vertige prend a posteriori celui qui a déserté ces cercles : comment peut-on se soumettre à une pression si mutilante pour des enjeux si énigmatiques ? C’est à peu près le genre de vertige qui doit saisir n’importe quel ex-cadre surmené devenu boulanger lorsqu’il se remémore sa vie d’avant.

    L’isolement de ces milieux est structurel : entre eux et le monde, ils ont interposé la radicalité comme critère ; ils ne perçoivent plus les phénomènes, juste leur mesure. À un certain point d’autophagie, on y rivalisera de radicalité dans la critique du milieu lui-même ; ce qui n’entamera en rien sa structure. « Il nous semble que ce qui vraiment enlève la liberté, écrivait Malatesta, et rend impossible l’initiative, c’est l’isolement qui rend impuissant. » Après cela, qu’une fraction des anarchistes s’autoproclame « nihiliste » n’est que logique : le nihilisme, c’est l’impuissance à croire à ce à quoi l’on croit pourtant – ici, à la révolution. D’ailleurs, il n’y a pas de nihilistes, il n’y a que des impuissants.

    Le radical se définissant comme producteur d’actions et de discours radicaux, il a fini par se forger une idée purement quantitative de la révolution – comme une sorte de crise de surproduction d’actes de révolte individuelle. « Ne perdons pas de vue, écrivait déjà Émile Henry, que la révolution ne sera que la résultante de toutes ces révoltes particulières. » L’Histoire est là pour démentir cette thèse : que ce soit la révolution française, russe ou tunisienne, à chaque fois, la révolution est la résultante du choc entre un acte particulier – la prise d’une prison, une défaite militaire, le suicide d’un vendeur de fruits ambulant – et la situation générale, et non la somme arithmétique d’actes de révolte séparés. En attendant, cette définition absurde de la révolution fait ses dégâts prévisibles : on s’épuise dans un activisme qui n’embraye sur rien, on se livre à un culte tuant de la performance où il s’agit d’actualiser à tout moment, ici et maintenant, son identité radicale – en manif, en amour ou en discours. Cela dure un temps – le temps du burn out, de la dépression ou de la répression. Et l’on n’a rien changé.

    Si une accumulation de gestes ne suffit pas à faire une stratégie, c’est qu’il n’y a pas de geste dans l’absolu. Un geste est révolutionnaire, non par son contenu propre, mais par l’enchaînement des effets qu’il engendre. C’est la situation qui détermine le sens de l’acte, non l’intention des auteurs. Sun Tzu disait qu’« il faut demander la victoire à la situation ». Toute situation est composite, traversée de lignes de forces, de tensions, de conflits explicites ou latents. Assumer la guerre qui est là, agir stratégiquement suppose de partir d’une ouverture à la situation, de la comprendre en intériorité, de saisir les rapports de force qui la configurent, les polarités qui la travaillent. C’est par le sens qu’elle prend au contact du monde qu’une action est révolutionnaire, ou pas. Jeter une pierre n’est jamais simplement « jeter une pierre ». Cela peut geler une situation, ou déclencher une intifada.

    L’idée que l’on pourrait « radicaliser » une lutte en y important tout le bataclan des pratiques et des discours réputés radicaux dessine une politique d’extraterrestre. Un mouvement ne vit que par la série de déplacements qu’il opère au fil du temps. Il est donc, à tout moment, un certain écart entre son état et son potentiel. S’il cesse de se déplacer, s’il laisse son potentiel irréalisé, il se meurt. Le geste décisif est celui qui se trouve un cran en avant de l’état du mouvement, et qui, rompant ainsi avec le statu quo, lui ouvre l’accès à son propre potentiel. Ce geste, ce peut être celui d’occuper, de casser, de frapper ou simplement de parler vrai ; c’est l’état du mouvement qui en décide. Est révolutionnaire ce qui cause effectivement des révolutions. Si cela ne se laisse déterminer qu’après coup, une certaine sensibilité à la situation nourrie de connaissances historiques aide beaucoup à en avoir l’intuition.

    Laissons donc le souci de la radicalité aux dépressifs, aux narcissiques et aux ratés. La véritable question pour les révolutionnaires est de faire croître les puissances vivantes auxquelles ils participent, de ménager les devenirs-révolutionnaires afin de parvenir enfin à une situation révolutionnaire. Tous ceux qui se gargarisent d’opposer dogmatiquement les « radicaux » aux « citoyens », les « révoltés en acte » à la population passive, font barrage à de tels devenirs. Sur ce point, ils anticipent le travail de la police. Dans cette époque, il faut considérer le tact comme la vertu révolutionnaire cardinale, et non la radicalité abstraite ; et par « tact » nous entendons ici l’art de ménager les devenirs-révolutionnaires.

    Il faut compter au nombre des miracles de la lutte dans le Val de Suse qu’elle ait réussi à arracher bon nombre de radicaux à l’identité qu’ils s’étaient si péniblement forgée. Elle les a fait revenir sur terre. Reprenant contact avec une situation réelle, ils ont su laisser derrière eux une bonne part de leur scaphandre idéologique, non sans s’attirer l’inépuisable ressentiment de ceux qui restaient confinés dans cette radicalité intersidérale où l’on respire si mal. Cela tient certainement à l’art spécial que cette lutte a développé de ne jamais se laisser prendre dans l’image que le pouvoir lui tend pour mieux l’y enfermer – que ce soit celle d’un mouvement écologiste de citoyens légalistes ou celle d’une avant-garde de la violence armée.

    En alternant les manifestations en famille et les attaques au chantier du TAV, en ayant recours tantôt au sabotage tantôt aux maires de la vallée, en associant des anarchistes et des mémés catholiques, voilà une lutte qui a au moins ceci de révolutionnaire qu’elle a su jusqu’ici désactiver le couple infernal du pacifisme et du radicalisme. « Se conduire en politique, résumait juste avant de mourir un dandy stalinien, c’est agir au lieu d’être agi, c’est faire la politique au lieu d’être fait, refait par elle. C’est mener un combat, une série de combats, faire une guerre, sa propre guerre avec des buts de guerre, des perspectives proches et lointaines, une stratégie, une tactique. »

  • Roms & riverains

    Aurélie Windels & Carine Fouteau & Éric Fassin & Serge Guichard

    http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=836

    Pour éviter race, mot par trop malsonnant, on admet plutôt que la « question rom » est une affaire de culture. De fait, la culture rom, sorte d’errance sans but dans un paysage d’ordures, de boue et de rats, est difficilement compatible avec « la nôtre ».

    D’où leur vocation – à ne pas séjourner chez nous, à être expulsés vers leurs pays d’origine où ils trouveront plus facilement leurs marques. Ce livre montre comment l’État français, empêché par ses propres lois de traiter les Roms, citoyens européens, comme il traite les sans papiers tunisiens ou maliens, délègue aux municipalités la tâche de démolir les camps et de chasser leurs habitants. Il montre comment, pour ce faire, maires et adjoints s’appuient sur un réel ou supposé « ras-le-bol » des riverains. Il montre aussi, circulant comme des fantômes, les enfants roms, par terre avec leur mère sur un carton rue du Temple ou cheminant dans la nuit sur le bord de la nationale pour gagner l’école d’une commune éloignée qui accepte de les recevoir.
    Un livre pour voir ce que nous avons chaque jour sous les yeux.

    #roms #france

  • Hasard ? Nécessité ?

    Je suis tombé sur quelques ouvrages de l’époque de la cybernétique et notamment, God & Golem Inc., Sur quelques points de collision entre cybernétique et religion , Norbert Wiener, 1964, dans sa traduction française de 2000

    Un régal ! Comme souvent, un mélange de notations très datées et une réflexion sur des sujets toujours brûlants. Et ce passage, 3 jours après ma citation de Brautigan, http://seenthis.net/messages/210584, réponse — 3 ans avant le poème de celui-ci — à son all watched over by machines of living grace

    No, the future offers very little hope for those who expect that our new mechanical slaves will offer us a world in which we may rest from thinking. Help us they may, but at the cost of supreme demands upon our honesty and our intelligence. The world of the future will be an ever more demanding struggle against the limitations of our intelligence, not a comfortable hammock in which we can lie down to be waited upon by our robot slaves.

    À (re)découvrir.

    En v.o. (fichier txt illisible…)
    http://luisguillermo.com/diosygolem/God_and_Golem_Inc.txt

    En français, chez son éditeur qui met en lien, outre des sites où il est possible d’acheter l’ouvrage, un lien vers la version numérisée intégrale sur Google Books. :-)
    http://www.lyber-eclat.net/collections/secours.html#wiener1

  • En finir avec l’Europe
    http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=775

    Qu’est-ce que l’Europe, ou plutôt l’Union européenne ? L’aboutissement d’un projet lancé dans les années 1950 sous la pression des États-Unis, un outil d’internationalisation du capital, une mise à la casse concerté du droit des travailleurs, une monnaie unique mettant les pays de la périphérie à l’ombre de l’économie allemande, une négation de la volonté des peuple par un césarisme bureaucratique...
    « Voilà pourquoi tout projet politique qui prend au sérieux l’objectif de rupture avec le néolibéralisme doit se poser la question de la rupture avec l’euro, et de ce fait, accepter de lutter contre l’UE elle-même. »

    • Quelques simplifications quand même... l’Euro n’est pas nécessairement la CE, et la politique de Mme M. à Berlin est surtout la politique des Américains et du système des banques internationales, mais pas nécessairement de la politique d’Allemagne, ni d’Europe. Malheureusement l’histoire est écrite par des intérêts des forces qui sont responsable pour la misère, et j’en doute, que des initiatives qui simplifient les faits historiques n’aideront pas précisément ces forces politiques contre lesquelles leurs arguments se dirigent.

      En autres mots : à.m.a on ne peut pas comparer les idées et intentions des années 50 avec celles de l’époque du néolibéralisme. La transformation au pire du système européen a commencer pendant des années 80 sous la direction de F. Mittérand et H. Kohl . Ceux qui aimeraient à abolir la CE sont invités face aux expériences des catastrophes historiques en Europe depuis des centaines d’années de présenter d’abord des alternatives plus solides.

    • Il ne suffit pas de dire que ce n’est pas solide pour que ça ne le soit pas. C’est juste une croyance. Comme s’il n’y avait qu’une manière au monde d’éviter la guerre entre les peuples.

      Plus une collectivité est grosse, moins elle est démocratique, et plus elle est fragile. Donc on ne peut pas dire que ce soit un gage de « solidité ». Déjà que la démocratie à l’échelle d’un pays, c’est loin d’être gagné... alors à l’échelle d’un continent ou d’un semi-continent, c’est de la pure idéologie.

  • Vient de lire Jean Stern - Les patrons de la presse nationale (tous mauvais).


    Ou comment la presse nationale permet aux milliardaires français de défiscaliser d’holdings en holdings les revenus de leurs groupes, de contourner l’impôt sur les entreprises et de se refinancer tout en maintenant des titres dans l’indigence et précarisant les différents secteurs de l’industrie de la presse écrite. Et comment ces patrons renforcent leur influence idéologique et politique et mettent tout le monde au pas, à l’ancienne, comme au 19e s. des capitaines de l’industrie...

    #presse #livre 

    A lire [mais pas d’ebook :(] : http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=713

    http://ragemag.fr/le-capital-nous-a-possede-et-deposseder-entretien-avec-jean-stern

    Alors, demain ?

    Je crois de plus en plus qu’aujourd’hui la seule manière de s’en sortir c’est le « small is beautiful ».(...)
    Moi aujourd’hui, je travaille dans une SCOP (il est directeur pédagogique de l’école de journalisme, l’EMI-CFD, ndlr). Je dis pas qu’il faut faire des SCOP, mais pourquoi pas ? C’est un modèle qui fonctionne.

    http://www.dailymotion.com/video/xucqdy_patrons-de-presse-tous-mauvais_news

  • • Les nouveaux patrons de presse ? Tous mauvais...
    http://www.franceinter.fr/emission-la-bas-si-j-y-suis-les-nouveaux-patrons-de-presse-tous-mauvais

    Leurs airs de gentils mécènes ne trompent personne. Quand Bernard, Vincent, Serge, Xavier et les autres injectent des millions dans Les Echos, La Tribune ou Le Figaro, c’est pour mieux maintenir les rédactions sous pression et par la même réaliser de belles petites pirouettes fiscales.

    Xavier Niel n’a-t-il pas un jour déclaré : « Quand les journalistes m’emmerdent, je prends une participation dans leur canard et après ils me foutent la paix… »

    Parlez-en à Jean-Michel Dumay, ancien président de la société des rédacteurs du Monde qui s’est battu contre la financiarisation du quotidien de référence avant de se faire débarquer... Ou encore à Véronique Brocard qui a dû quitter Télérama pour se refaire les dents à Siné mensuel. Deux journalistes invités aujourd’hui à débattre de la question autour du livre de Jean Stern « Les patrons de la presse nationale, tous mauvais » (éditions La Fabrique, 2012).

    Un entretien de Daniel Mermet.

    Remerciements à Véronique Brocard (de Siné mensuel), Jean-Michel Dumay (ex président de la société des rédacteurs du Monde) et à Jean Stern, auteur des « 
    Patrons de la presse nationale, tous mauvais... », paru aux éditions La Fabrique (2012).

    http://www.franceinter.fr/player/reecouter?play=507513
    http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=713
    #médias #presse

  • Via la lettre de La Fabrique

    http://www.lafabrique.fr

    COUP DE FILET

    Dans l’affaire de la « cellule terroriste démantelée » à Strasbourg et à Cannes au début du mois d’octobre, les médias ont été unanimes à reprendre sans état d’âme les déclarations de la police. Aucun conditionnel, aucune petite phrase prudente permettant une retraite éventuelle en bon ordre.

    Ce n’est pas la première fois. On se souvient de l’agression antisémite du RER D en 2004, de cette jeune femme victime de « 6 étrangers, dont 4 Mahgrébins et 2 Noirs », un acte odieux dénoncé par toute la presse, par le président Chirac, par Villepin, ministre de l’Intérieur, par toute la classe politique, droite et gauche mêlées. Dommage, c’était une mythomane. On n’a pas oublié non plus le scandaleux incendie criminel du centre social juif de la rue Popincourt, la même année : le ministre israélien des Affaires étrangères, Sylvan Shalom, était venu à Paris pour visiter les lieux et critiquer le laxisme français face aux actes antisémites. Pas de chance, là non plus : l’incendie était l’œuvre d’un vieux fou, juif de surcroît. Dans un cas comme dans l’autre, tous les médias ont donné dans le panneau, aucun sauf erreur n’a présenté d’excuses.

    Plus près de nous, dans les premiers jours de « l’affaire Tarnac », presse écrite, radios et télévisions ont été unanimes à dénoncer l’action terroriste des « anarcho-autonomes », de « ce noyau dur qui avait pour objet la lutte armée », dixit le procureur Marin. Libération titrait en une « L’ultra-gauche déraille », Le Point parlait de « nihilistes clandestins », le Figaro Magazine des « caténaires de la peur », France 2 de « la petite épicerie tapie dans l’ombre » qui servait de QG au « commando ». Là non plus, pas d’excuses quand le montage policier s’est profilé à l’horizon.

    Dans le coup de filet récent, il est possible que Jérémie Louis-Sidney, « un converti de 33 ans, apprenti terroriste qui voulait finir martyr » (France 24) ait été abattu par des tirs de riposte des policiers, il est possible que les hommes placés en garde à vue pendant cinq jours, puis inculpés, soient bien ceux qui ont lancé une grenade contre l’épicerie juive de Sarcelles. Mais l’unanimité des médias à tenir la parole policière pour vérité révélée, l’indignation générale des politiques, l’énorme retentissement donné à toute l’affaire, tout cela a un sens. En dénonçant les dérives françaises de « l’islam radical », les médias asservis et les politiques cherchent à faire monter dans le pays un sentiment de peur. La peur est la meilleure des diversions possibles – voir ce à quoi ont servi en leur temps la grippe aviaire, la vache folle, la grippe H1N1 ou les JO de Londres. Et puis, en montrant que la barbarie n’est plus seulement à nos portes mais qu’elle est désormais parmi nous, en incriminant une fois de plus – tout en jurant le contraire – la jeunesse des quartiers populaires, on reste entre nous, on resserre les rangs, on relègue à l’arrière plan le racisme et la misère.

    Construire un ennemi intérieur est un procédé politicien médiocre, mais c’est bien du camp des médiocres que proviennent souvent les plus graves dangers.

    Eric Hazan

  • Via la lettre de La Fabrique

    http://www.lafabrique.fr

    COUP DE FILET

    Dans l’affaire de la « cellule terroriste démantelée » à Strasbourg et à Cannes au début du mois d’octobre, les médias ont été unanimes à reprendre sans état d’âme les déclarations de la police. Aucun conditionnel, aucune petite phrase prudente permettant une retraite éventuelle en bon ordre.

    Ce n’est pas la première fois. On se souvient de l’agression antisémite du RER D en 2004, de cette jeune femme victime de « 6 étrangers, dont 4 Mahgrébins et 2 Noirs », un acte odieux dénoncé par toute la presse, par le président Chirac, par Villepin, ministre de l’Intérieur, par toute la classe politique, droite et gauche mêlées. Dommage, c’était une mythomane. On n’a pas oublié non plus le scandaleux incendie criminel du centre social juif de la rue Popincourt, la même année : le ministre israélien des Affaires étrangères, Sylvan Shalom, était venu à Paris pour visiter les lieux et critiquer le laxisme français face aux actes antisémites. Pas de chance, là non plus : l’incendie était l’œuvre d’un vieux fou, juif de surcroît. Dans un cas comme dans l’autre, tous les médias ont donné dans le panneau, aucun sauf erreur n’a présenté d’excuses.

    Plus près de nous, dans les premiers jours de « l’affaire Tarnac », presse écrite, radios et télévisions ont été unanimes à dénoncer l’action terroriste des « anarcho-autonomes », de « ce noyau dur qui avait pour objet la lutte armée », dixit le procureur Marin. Libération titrait en une « L’ultra-gauche déraille », Le Point parlait de « nihilistes clandestins », le Figaro Magazine des « caténaires de la peur », France 2 de « la petite épicerie tapie dans l’ombre » qui servait de QG au « commando ». Là non plus, pas d’excuses quand le montage policier s’est profilé à l’horizon.

    Dans le coup de filet récent, il est possible que Jérémie Louis-Sidney, « un converti de 33 ans, apprenti terroriste qui voulait finir martyr » (France 24) ait été abattu par des tirs de riposte des policiers, il est possible que les hommes placés en garde à vue pendant cinq jours, puis inculpés, soient bien ceux qui ont lancé une grenade contre l’épicerie juive de Sarcelles. Mais l’unanimité des médias à tenir la parole policière pour vérité révélée, l’indignation générale des politiques, l’énorme retentissement donné à toute l’affaire, tout cela a un sens. En dénonçant les dérives françaises de « l’islam radical », les médias asservis et les politiques cherchent à faire monter dans le pays un sentiment de peur. La peur est la meilleure des diversions possibles – voir ce à quoi ont servi en leur temps la grippe aviaire, la vache folle, la grippe H1N1 ou les JO de Londres. Et puis, en montrant que la barbarie n’est plus seulement à nos portes mais qu’elle est désormais parmi nous, en incriminant une fois de plus – tout en jurant le contraire – la jeunesse des quartiers populaires, on reste entre nous, on resserre les rangs, on relègue à l’arrière plan le racisme et la misère.

    Construire un ennemi intérieur est un procédé politicien médiocre, mais c’est bien du camp des médiocres que proviennent souvent les plus graves dangers.

    Eric Hazan

  • Les patrons de la presse nationale
    Tous mauvais
    http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=713

    La presse va mal en France parce que les patrons du CAC 40 ont mis la main dessus : telle est l’idée centrale de ce livre. À la Libération, on ne parlait que de mettre les journaux à l’abri des puissances d’argent, de protéger leur indépendance. Mais au fil des années, cette louable ambition s’est effilochée. Aujourd’hui, les Arnault, les Dassault les Pigasse, les Lagardère, les Pinault, les Bolloré et autres seigneurs contrôlent la presse nationale via leurs holdings aussi opaques que rémunératrices.

    Pas encore lu, mais l’hostilité des journalistes de France Culture (à l’exception de Florent Latrive) à l’égard du livre et de l’auteur hier soir dans l’émission « Soft power » donne plutôt envie.
    http://www.franceculture.fr/emission-soft-power-d8-la-nouvelle-chaine-du-groupe-canal-%20-2012-10-


    #livre #journalisme #presse

  • On agite un enfant (Yann Diener - Éditions La Fabrique)
    http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=594

    L’État, les psychothérapeutes et les psychotropes
    Un enfant qui continue à faire pipi au lit est-il un handicapé ? Celui qui refuse d’ouvrir ses livres est-il un dyslexique ? Le gamin turbulent est-il atteint de #TDAH (trouble-déficit de l’attention avec hyperactivité) ? Faut-il lui prescrire une cure de #Ritaline ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles répond ce livre. Grâce à une langue médico-sociale (LMS) très élaborée, en s’appuyant sur une version totalement dévoyée de la psychanalyse, l’État normalise et évalue à tout-va tandis que l’industrie pharmaceutique invente des maladies et des molécules pour les traiter. Ces deux forces conjuguées, si on les laisse faire, finiront par abattre les lieux, créés après la Libération, où un enfant peut encore parler de son symptôme.

    #éducation #enfants #répression #normes

    • Agités de tous les pays, fermez vos gueules !
      http://www.article11.info/?Agites-de-tous-les-pays-fermez-vos

      Il s’agit aussi du moment où l’institution scolaire impose une pression croissante sur l’enfant. Il y a toujours eu une pression scolaire (il faut être bon à l’école) mais elle s’exprime aujourd’hui d’une autre manière, par la transposition du langage et des techniques entrepreneuriales dans le milieu scolaire. Les analystes ont pour hypothèse l’idée selon laquelle le contexte familial – et plus largement, institutionnel – participe de l’élaboration du symptôme qui peut être, dans ce cas, l’agitation. L’enfant, en choisissant d’exprimer certains symptômes, réagit à l’emprise de sa famille ou de l’école, refuse la place qui lui est assignée, se fait porte-parole de malaises qui le dépassent (familiaux, par exemple), malaises qu’on lui enjoint de ne surtout pas formuler en lui disant de « tenir en place ».
      Un certain nombre d’instituteurs et de pédopsychiatres pensent que la maladie de l’enfant « agité » (le #TDAH, soit trouble déficit de l’attention/hyperactivité) existe et qu’il faut donc trouver le bon médicament pour le soigner. […] Il s’est opéré un glissement significatif entre « cet enfant souffre d’un trouble de la concentration » et « il est agité, il est comme ça ». Le remplacement de « symptôme » par « handicap » revient à nier l’expression et l’autonomie du sujet. […] Dans les formations, les instits sont incités à détecter, à diagnostiquer le TDAH. Là, le mot est utilisé. La conséquence est simple : il faut de la #Ritaline .

      #école #CMPP #TCC #TOC #DSM

    • Lettre du 13 avril 1959 au Dr Ben GABER
      http://www.clinamen.org/article106.html

      Notre diagnostic est que ce garçon est un enfant psychoneurotique doué et particulièrement extraverti, présentant possiblement une légère encéphalopathie nuisant à son contrôle émotionnel. Nous estimons qu’il devrait suivre un traitement neurochimique afin d’aider à contrôler son impulsivité et son hyperactivité. Si cela ne marche pas, nous nous pencherons à nouveau sur la possibilité d’une hospitalisation. Je recommande la médication suivante, dont nous avons constaté l’efficacité dans de nombreux cas similaires. Le nom du médicament est vespérine, du groupe des phénothiazines. […] Quelques effets secondaires ne manqueront pas de se manifester : somnolence, faiblesse et parfois troubles visuels. Ils peuvent passer au bout de quelques jours. Comme avec toutes les phénothiazines, des analyses sanguines devront être effectuées régulièrement pour détecter un éventuel granulocyte. […]

  • Contre l’arbitraire du pouvoir (La Fabrique Éditions)
    http://www.lafabrique.fr/catalogue.php?idArt=663

    « L’arbitraire, selon le Robert, est « une autorité qui s’exerce selon le bon vouloir d’une personne ou d’un groupe ». Ce livre s’en prend à cette autorité et à ce bon vouloir sur les terrains où ils s’exercent aujourd’hui avec le plus de dégâts, aux dépens des plus vulnérables : la prison et la police, la garde à vue et l’antiterrorisme, la justice des enfants et l’utilisation policière de la psychiatrie… Magistrats, avocats, chercheurs, historiens ou psychiatres, les auteurs ne se contentent pas d’un énième état des lieux : tous et toutes terminent par des propositions, dont certaines pourraient être mises en application du jour au lendemain et d’autres – comme l’élimination du racisme d’État ou la liberté totale de circuler à travers les frontières – imposeront de grands bouleversements. Peu importe qu’on crie à l’utopie, à l’irréalisable : il n’est pas question ici de faire consensus mais bien plutôt de provoquer le débat sur ce que nous subissons, en silence le plus souvent. »
    Contributions de : Félix Boggio Éwanjé-Épée, Matthieu Bonduelle, William Bourdon, Antoine Comte, Évelyne Sire-Marin, Paul Machto, Stella Magliani-Belkacem, Gilles Manceron, Karine Parrot, Géraud de la Pradelle, Carlo Santulli