• Chomsky et Bouveresse, adepte du Grand Partage. Il faut absolument leur répondre….
    Dialogue sur la science et la politique. NOAM CHOMSKY, dialogue avec Jacques BOUVERESSE
    http://agone.org/revueagone/agone44/enligne/6/index.html

    Noam Chomsky : On ne peut pas sérieusement penser que la vérité objective n’existe pas. Savoir jusqu’à quel point on peut l’approcher est une autre question. On sait depuis le XVIIème siècle que l’enquête empirique comporte toujours un élément de doute. On peut en principe démontrer ou réfuter le dernier théorème de Fermat, mais dans le monde empirique, le monde de la physique, de la chimie, de l’histoire et ainsi de suite, on a beau faire de son mieux, on a beau essayer de faire de son mieux pour approcher la vérité, on ne peut pas démontrer que les résultats trouvés sont corrects. C’est une évidence depuis l’effondrement du fondationnalisme cartésien. On a donc compris dans les sciences, dans la philosophie, etc., que nous devons procéder avec ce que Hume appelle un « scepticisme mitigé ». Scepticisme au sens où nous savons que nous ne pouvons pas établir des résultats définitivement, mais mitigé au sens où nous savons que nous pouvons progresser.
    Mais cela n’a pas de rapport direct avec la liberté  ; celle-ci est une question de valeur : nous choisissons de l’accepter ou de la rejeter. Voulons-nous adopter la croyance selon laquelle les êtres humains ont le droit de déterminer leur destin et leurs propres affaires  ? ou voulons-nous adopter celle selon laquelle de plus hautes autorités les guident et les contrôlent  ? La science ne répond pas à cette question, c’est une affaire de choix. Peut-être la science sera-t-elle capable un jour de confirmer ce que nous espérons être vrai, à savoir qu’un instinct de liberté fait partie de la nature humaine – cela pourrait bien être vrai, et je pense que ça l’est  ; mais il n’y a aucun domaine où les sciences soient suffisamment développées pour être en mesure d’établir un tel résultat. Peut-être en seront-elles capables un jour.
    Ainsi, dans nos vies quotidiennes – qu’elles soient des vies politiques, militantes, que nous restions passifs ou dans quelque direction que nous choisissions d’agir –, nous faisons des suppositions que nous tenons pour vraies, mais nous ne pouvons pas les établir fermement  ; et nous les utilisons en essayant de leur donner des bases plus solides au fur et à mesure que nous avançons. C’est essentiellement la même chose qui se passe dans les sciences, mais lorsqu’on réduit la sphère de l’enquête à des domaines très spécifiques, on peut évidemment aller plus loin dans l’établissement des conclusions qui nous intéressent.

    [...]

    Daniel Mermet : Pensez-vous que la science a besoin d’être défendue, comme le suggère Jacques Bouveresse  ?
    Noam Chomsky : La question est tellement absurde que je n’arrive même pas à l’envisager. Pourquoi la tentative de découvrir la vérité sur le monde aurait-elle besoin d’être défendue  ? Si quelqu’un ne se sent absolument pas concerné, il peut tenir les propos suivants : « Je me moque de ce qui arrive dans le monde, je me moque de ce qui arrive aux gens, je me moque de savoir si la lune est faite en fromage vert, je me moque de savoir si les gens souffrent et sont tués. Je m’en moque éperdument, je veux juste aller boire un verre et me sentir bien. » Mais celui qui rejette cette position – celui qui dit : « Moi, ça m’intéresse de savoir si la lune est faite en fromage vert, ça m’intéresse de savoir si les gens souffrent, ça m’intéresse de savoir si on peut faire quelque chose pour les aider » – celui-là n’a rien à défendre. Et, pour avancer dans cette voie, il va évidemment chercher à comprendre les faits, à comprendre le monde. Cette position n’a pas besoin d’être défendue.

    [...]

    Jacques Bouveresse : [...] Dans mon exposé au colloque, j’ai fait référence au livre de Bernard Williams, Vérité et véracité, où il décrit le comportement d’une catégorie de gens qu’il appelle « les négateurs [deniers] » : ceux qui nient l’intérêt de notions comme celle de vérité, qui contestent ouvertement la valeur de la vérité. Ce sont des gens, dit-il, qui ne peuvent manifestement pas penser véritablement ce qu’ils disent puisque, par exemple, quand ils disent : « les propositions des sciences ne sont jamais rien d’autre que des conventions sociales, des constructions sociales plus ou moins arbitraires qui pourraient être différentes si la société était différente », ils oublient simplement qu’ils parient quotidiennement leurs vies sur une croyance en la vérité – la vérité objective – de certaines lois de la nature, comme celle de la chute des corps, ou toutes les lois scientifiques qui permettent de faire voler des avions, rouler des trains, etc.
    Aucun d’entre nous ne met sérieusement en doute de telles vérités. Ce sont, pour tout le monde, des choses aussi vraies qu’une chose peut jamais être vraie. Le genre de discours que tiennent, sur ce point, les négateurs soulève une énorme difficulté : il laisse ceux qui ont envie de protester complètement désarmés  ; on ne peut même pas savoir, encore une fois, si les gens qui s’expriment de cette façon pensent réellement ce qu’ils disent  ; cela rend la situation encore plus inquiétante et inconfortable.

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