“Maîtres de balais”, ou le Paris de Robert McLiam Wilson - Livres

/maitres-de-balais-ou-le-paris-de-robert

  • “Maîtres de balais”, ou le Paris de Robert McLiam Wilson - Livres - Télérama.fr
    http://www.telerama.fr/livre/maitres-de-balais-ou-le-paris-de-robert-mcliam-wilson,43274.php

    Je ne peux m’empêcher de remarquer la façon dont les gens nous regardent (le port du gilet jaune est obligatoire, du coup, la photographe et moi passons pour des membres de l’équipe). Etrange combien nous sommes invisibles aux yeux des citoyens de Paris quand les gars travaillent. Mais dès qu’ils s’arrêtent, après quatre heures de labeur épuisant sous la pluie, le dos cassé et les guibolles en compote, on dirait que tout le monde nous remarque. Certains sourient à la vue du petit groupe réuni pour la pause clope-sandwich. D’autres, à l’évidence, désapprouvent.

    Nabil Anouar, 34 ans, dit que c’est souvent comme ça, qu’on s’habitue. « Sur une dure journée, tu prends ta pause casse-croûte et y aura toujours quelqu’un pour te dire : "Allez, au boulot. Je paie mes impôts, moi !" Il rit (tous rient). Mais moi aussi je paie mes impôts. On dirait que les gens veulent qu’on travaille 24 heures sur 24. Et surtout, que ça se voie. Très bien, d’accord. Mais quand ils nous voient en pause, c’est comme s’ils pensaient qu’on y passe la journée. Qu’est-ce que tu veux y faire ? On n’a pas le droit de manger, nous ? » Toute l’équipe se bidonne. « Mais attention, il y a aussi régulièrement des gens qui nous estiment, et même, qui nous remercient. Un jour, une femme m’a glissé 40 euros. Nous étions arrivés dans sa rue juste après une manif. C’était Beyrouth. Nous l’avons laissée nickel. Elle a bien vu qu’on bossait dur. »

    Dominique Carfantan, Breton énergique de 40 ans, est le philosophe de la bande. Un homme si bien informé que c’en est presque grotesque. Il a réfléchi à ce travail en profondeur. Il est remonté contre l’apparition de certaines nouveautés sur la scène du déchet. « Exemple : désormais, les téléphones portables sont balancés pour un oui pour un non. Ils contiennent du cadmium (1), un vrai cauchemar. Les gens jettent aussi des ordinateurs, unités centrales ou portables avec batterie et tout. Pas simple, tout ça. » Il m’explique que les services de nettoiement de la Ville de Paris ont la responsabilité de la quasi-totalité des déchets d’une capitale du XXIe siècle : récipients et bouteilles sous haute pression, acides et produits chimiques variés d’usage assez quotidien, mais bien plus compliqués à éliminer. Au dépôt, avant de partir, il m’a montré ce qu’ils appellent le « caisson boum-boum », qui leur sert à isoler tout matériel susceptible d’exploser. Dominique est critique, mais admet que c’est le chemin de la modernité capitaliste. « Les gens s’arrêtent de penser aux objets dès que vient le temps de s’en débarrasser. De plus, de nos jours, on fabrique pour jeter. C’est pas nous qui allons convaincre les gens de changer d’état d’esprit. Restons humbles. Si ça ne les gêne pas d’acheter des biens de consommation définis par leur propre obsolescence... Ça relève d’un changement politique et culturel. Vous voyez un balayeur prendre la tête de ce genre de combat ? » A vrai dire, si Dominique s’y collait, je vois très bien, oui.

    #éboueur #éboueuse et #éboueure