• Protéger les enseignant-es en stigmatisant des étudiantes ?
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    Un universitaire propose d’interdire le voile à l’université pour éviter les triches aux examens et protéger les professeur-es de fac d’agressions. Des enseignant-es du CEAL lui répondent.

    Cher Christophe Leroy,

    Nous sommes enseignant-es en collèges et lycée en Seine-Saint-Denis, certain-es d’entre nous enseignons aussi à l’université. C’est à ce titre que nous avons lu votre tribune parue dans le Monde du 19 avril. Votre priorité y était de vous positionner contre le voile à l’université, et nous entendons ici vous répondre. Il n’est pas évident de saisir la logique de vos arguments tant ils sont obscurs et confus. Ils semblent cependant renvoyer à quatre problèmes que poserait le port du voile à l’université.

    Le premier cas qui semble justifier une interdiction est celui de la triche aux examens. C’est sous prétexte de ce genre d’arguments « pratiques » que vous prétendez nécessaire de légiférer sur le port du voile à l’université. Peut-être faudrait-il aussi prévoir une législation pour interdire les dreadlocks, les cheveux longs, les caches-cous, les écharpes ?

    Vous évoquez cet « épineux problème » en levant un lièvre qu’il ne vous intéresse pourtant pas de suivre : que tous les enseignants d’une discipline soient des hommes. Le seul problème que poserait cette absence de femmes serait d’entraver la fouille des étudiantes voilées, que vous jugez nécessaire.

    Comment est-il possible de n’y voir qu’un problème de surveillance des examens ? La possibilité qu’une étudiant.e refuse de vous adresser la parole parce que vous êtes un homme et qu’elle serait musulmane vous horripile, mais l’absence de mixité parmi les enseignants semble vous laisser de marbre. Allez, M. Leroy, un peu de courage, confrontez-vous à cet « épineux problème » ! Pourquoi ne pas écrire au Monde sur la sous-représentation des femmes parmi les enseignants de certaines disciplines universitaires ? Parce que cela désignerait le sexisme comme structurant notre société, alors que votre objectif est de réduire le sexisme à l’islam ? Vous qui vous donnez comme objectif de mettre vos étudiantes face à leur contradiction, n’arrivez pas à étudier celles de vos propres positions ?

    Votre second argument est que les enseignant.es doivent s’interroger sur le « degré d’implication d’une jeune femme voilée dans le strict respect des lois coraniques ». Cela semble vous tenir particulièrement à cœur puisque vous répétez cette même phrase, au mot près, à deux reprises. Vous réclamez même des formations à l’islam. C’est bien pourtant de formations à la laïcité dont vous avez besoin. Vous prenez d’ailleurs bien soin de ne jamais vous y référer pour justifier l’interdiction du voile à l’université. Cette interdiction répondrait à des exigences seulement pragmatiques.

    La laïcité vise à permettre l’expression libre des convictions, « mêmes religieuses » (comme disait la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen) et l’égalité des citoyen.nes. Elle suppose la neutralité des agents du service public, c’est-à-dire l’absence de jugement sur les convictions des usager.es et la non-expression de ses propres convictions. En d’autres termes, elle suppose précisément que les personnels ne jugent pas « le degré d’implication d’une jeune femme voilée dans le strict respect des lois coraniques ». Le faire, comme vous le faites, lorsque vous écrivez qu’ « une application stricte de ces lois fait qu’une femme voilée ne peut adresser la parole à un homme », c’est enfreindre le principe laïque.

    D’autre part, où avez-vous trouvé les règles intangibles et immuables qui régissent la pratique religieuse de 1,6 milliard de personnes ? Nous vous proposons de fréquenter plus assidûment les amphithéâtres de sociologie, ou les cours de nos collègues de sciences économiques et sociales en lycée : depuis Durkheim, on sait que les pratiques religieuses ne découlent pas mécaniquement de la théologie. S’ériger en interprète des textes sacrés, comme vous le faites, c’est faire profession de théologien.

    Venons-en à votre troisième argument. Vous prétendez que le port du voile aboutirait, en matière de surveillance des examens, à une inégalité de traitement des étudiant.es : les étudiantes voilées obtiendraient – grâce au laxisme de vos collègues – un traitement de faveur par rapport aux étudiant.es « ne portant pas de couvre-chefs ». Ou plutôt, vous vous cachez, avec un courage hors du commun, derrière les dires d’étudiant.es qui considéreraient qu’il y a là une enfreinte au principe d’égalité.

    L’argument fait ainsi porter aux seules étudiantes que vous stigmatisez la responsabilité de tensions dont vous seul, par votre refus d’appliquer les principes de la laïcité, êtes à l’origine. Cette stratégie n’a rien de nouveau : c’est la même qu’utilisèrent à partir de 1989, dans le secondaire, les défenseurs d’une loi interdisant le voile pour les collégiennes et les lycéennes. Alors même que le Conseil d’Etat, par une jurisprudence très claire, leur donnaient tort, ils promurent pourtant les exclusions d’élèves, et accusèrent celles-ci de semer le chaos quand elles demandaient à la justice de les soutenir. Ainsi, ils et elles ont pu faire passer la loi d’exclusion de 2004 comme une loi d’apaisement ! Ne soyez pas lâche : vous seul créez les tensions par vos propos.

    Vous décrivez « des étudiants venant sans voile ni couvre-chef quelconques (casquette, cagoule, capuche de survêtement) ». Cette énumération n’est pas sans nous surprendre.

    On voit bien à qui renvoie l’imaginaire de la casquette et de la capuche. Ajouter à cette liste la cagoule, c’est faire référence à un autre imaginaire : celui de la violence masquée du braqueur ou du terroriste. Cette assimilation du style vestimentaire de jeunes de quartiers populaires aux habits du crime organisé éclaire les présupposés de votre discours. Vous vous sentez victime d’une violence organisée, vous, chantre du « modèle occidental » pour reprendre vos propres mots.

    Finalement, votre texte a un intérêt. Un seul. Celui de témoigner de la terreur qui vous habite lorsque vous fréquentez certain.es de vos concitoyen.nes. Terreur dont le seul fondement est un racisme à peine masqué et un mépris de classe qui laisse peu d’espoir quand à vos capacités à jamais pouvoir enseigner, c’est-à-dire former des individus dont, par définition, les origines ethniques et sociales sont différentes des vôtres. Votre texte exprime une peur qui doit rendre votre enseignement difficile, voire insupportable. Remettez-vous en cause plutôt que d’accuser vos étudiantes.

    Venons-en enfin à votre quatrième « argument » – si l’on peut parler d’argument en cette matière. Il s’agit de la menace que feraient peser les étudiantes voilées sur les enseignant.e.s. par exemple par l’intermédiaire de leurs « tuteurs » . L’argument implicite est que les étudiantes voilées sont entourées de hordes d’hommes sauvages prêt à tout pour faire respecter la loi coranique (sans doute porte-t-il des casquettes, des capuches et plus sûrement des cagoules). M. Leroy, vos fantasmes paranoïaques ne prêteraient qu’à sourire s’ils ne devenaient pas une doxa qu’un ci-devant grand journal est désormais prêt à relayer. Cette menace suinte de votre texte. C’est la peur qui guide votre raisonnement.

    Votre colère et votre mépris pour vos étudiantes sont intolérables. Mais ce qui l’est autant, c’est la description que vous donnez de l’enseignement à l’université et votre indifférence à ce constat. Et cela nous affecte d’autant plus, nous professeurs de l’enseignement secondaire, que l’université est l’institution qui accueille le plus des élèves des quartiers populaires qui réussissent à intégrer l’enseignement supérieur.

    Quant à la relation pédagogique que vous décrivez, elle est réduite à un contrôle d’identité et une fouille au corps au moment de l’examen. Dans les classes préparatoires, où sont surreprésenté-es les enfants des catégories socio-professionnelles les plus favorisées, le taux d’encadrement est comparable à celui de l’enseignement secondaire. Les élèves y sont a minima connu-es, reconnu-es et accompagné-es dans leur projet d’études.

    Tandis que dans les premiers cycles d’université, étudiant-es et enseignant-es sont bien souvent condamné-es à un face-à-face anonyme dans des amphithéâtres surpeuplés, peu propice aux apprentissages. Votre témoignage en est le cruel reflet. Le taux d’échec des élèves issu-es des baccalauréats professionnels et technologiques y atteint des sommets. N’est-ce pas, comme le font, dans d’autres lieux, beaucoup de vos collègues, contre les conditions d’enseignement qui vous sont faites à vous et vos étudiant.es que vous auriez pu utiliser votre possibilité d’être publié dans Le Monde plutôt que de gloser contre des étudiant.e.s que manifestement vous ne connaissez pas ?

    Anaïs Flores, Paul Guillibert, Caroline Izambert, Florine Lepâtre et Jérôme Martin sont membres du CEAL.