L’anti-sociologie ou l’art de faire disparaître la domination sociale

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  • Bernard Lahire « La #sociologie vient gêner la #légitimation de la #domination » | L’Humanité
    http://www.humanite.fr/bernard-lahire-la-sociologie-vient-gener-la-legitimation-de-la-domination-5

    « Expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser » : ces mots prononcés récemment par le premier ministre, parmi d’autres déclarations similaires, à la suite des attentats de novembre 2015, ont déclenché une vive polémique. Or ces attaques contre la volonté de comprendre ce qui est à l’origine des actes, y compris les plus répréhensibles, des individus – volonté qui est à la base de la démarche des sciences sociales et de la connaissance de la réalité en général – ont une histoire et procèdent d’une logique. C’est ce que montre le sociologue Bernard Lahire dans son dernier ouvrage, « Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue “culture de l’excuse” », écrit avant ces attentats et les charges de Manuel Valls. Rappelant ce que sont les sciences sociales, il met au jour ce que recèlent les résistances auxquelles elles sont de plus en plus confrontées dans la sphère publique : la justification des processus de domination sociale.

    • Pour la sociologie - Bernard LAHIRE - Éditions La Découverte
      http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-Pour_la_sociologie-9782707188601.html

      Depuis plusieurs décennies, la sociologie est régulièrement accusée d’excuser la délinquance, le crime et le terrorisme, ou même de justifier les incivilités et les échecs scolaires. À gauche comme à droite, nombre d’éditorialistes et de responsables politiques s’en prennent à une « culture de l’excuse » sociologique, voire à un « sociologisme » qui serait devenu dominant.
      Bernard Lahire démonte ici cette vulgate et son lot de fantasmes et de contre-vérités. Il livre un plaidoyer lumineux pour la sociologie et, plus généralement, pour les sciences qui se donnent pour mission d’étudier avec rigueur le monde social. Il rappelle que comprendre les déterminismes sociaux et les formes de domination permet de rompre avec cette vieille philosophie de la responsabilité qui a souvent pour effet de légitimer les vainqueurs de la compétition sociale et de reconduire certains mythes comme celui du self made man, celui de la « méritocratie » ou celui du « génie » individuel.
      Plus que la morale ou l’éducation civique, les sciences sociales devraient se trouver au coeur de la formation du citoyen, dès le plus jeune âge. En développant la prise de distance à l’égard du monde social, elles pourraient contribuer à former des citoyens qui seraient un peu plus sujets de leurs actions.

    • HD. Vous déconstruisez également un « mythe » fondamental, celui du #consentement volontaire de l’individu à une situation…

      B. L. Invoquer le libre choix, le consentement volontaire – c’est-à-dire obtenu autrement que par la contrainte directe – est une manière d’effacer la domination en arguant du fait que ce sont les individus eux-mêmes qui « l’ont voulu », qu’on ne les a « pas forcés ». Par exemple, dans le cas du travail le dimanche, ses divers partisans se sont basés sur le fait que des travailleurs eux-mêmes souhaitent travailler ce jour-là, pour gagner plus d’argent afin de se payer des loisirs, nourrir un peu mieux leur famille, etc. Or – et c’est ce que montrent les sociologues qui s’interrogent sur les conditions de ce consentement, de sa genèse –, ces salariés se comportent ainsi car le rapport de forces entre eux et le patronat est tel qu’ils sont convaincus qu’ils ne peuvent pas faire autrement, pour gagner plus, que travailler plus. S’ils étaient convaincus qu’en luttant, ils pouvaient obtenir de gagner plus même en travaillant moins – ce qui est déjà arrivé –, la question se poserait autrement. On peut casser toute protection sociale selon cette logique. Comprendre ce qui est à l’œuvre dans l’état inégal des choses, c’est se donner les moyens, si on le souhaite, de lutter contre cela. On ne peut pas changer le réel si on ne le connaît pas.

      Lahire le disait bien aussi dans son bouquin, extrait là :
      L’anti-sociologie ou l’art de faire disparaître la domination sociale
      http://inegalites.fr/spip.php?page=analyse&id_article=2134

      Le consentement individuel efface toute domination

      Ensuite, quelle que soit la nature de la domination (économique, politique, culturelle, sexuelle, etc.), on s’appuie sur certaines expressions subjectives du « consentement » pour nier la domination et critiquer ceux qui ont l’arrogance de l’analyser en ces termes : « Ce sont eux qui l’ont voulu. On ne les a pas forcés. » C’est tout le problème de l’idée de consentement dit « volontaire », c’est-à-dire obtenu autrement que par la force ou la contrainte directe.

      Prenons le cas du travail le dimanche. Considérer que parce que ce sont les salariés eux-mêmes qui demandent parfois à travailler le dimanche (« Certains salariés des enseignes de bricolage défendent le droit de travailler le dimanche, en raison des avantages financiers que cela procure [4]. »), alors il n’y a pas lieu de parler d’exploitation ou de domination, est une grossière erreur, lourde de conséquences dans les débats publics sur ce genre de questions : « Qu’en est-il de la volonté des salariés ? Elle est évidemment très variable. Mais, n’en déplaise à certains syndicats (dont le nombre d’adhérents dans le secteur du commerce culmine à 2 %), il existe des salariés qui veulent travailler le dimanche : par exemple parce qu’ils ont un salaire faible, parce qu’ils sont à temps partiel contraints, parce qu’ils sont étudiants et peinent à financer leurs études ou leur logement, etc. « Au nom de quel principe supérieur entraver cette liberté [5] ? » Il est assez cocasse d’appeler « liberté » ce qui n’est, en définitive, qu’un choix effectué sous contraintes.

      Les arguments sur le « consentement » sont des arguments juridiquement pratiques, mais qui manquent singulièrement de profondeur historique et de contextualisation. Il faudrait toujours s’interroger sur quel type d’individu donne son consentement, à la suite de quoi et dans quelles conditions. Faute de se demander quelles sont les conditions sociales de production d’un consentement, c’est-à-dire dans quelles conditions, à la suite de quelles séries d’expériences, et dans quels contextes biographiques, économiques, politiques ou culturels, on consent, on passe à côté de la réalité objective des rapports sociaux [6]. Le « choix » de travailler le dimanche n’a, en définitive, rien d’un choix, et ne se prend que dans un espace historiquement déterminé des possibles. Par exemple, si les travailleurs faiblement qualifiés obtenaient, à la suite de luttes, l’augmentation substantielle de leurs salaires sans travail supplémentaire, nul doute que la question du travail le dimanche ne se poserait plus tout à fait dans les mêmes termes. C’est uniquement parce que les salariés ont intériorisé le fait qu’il n’était pas possible pour eux de « gagner plus sans travailler plus » qu’ils consentent à travailler le dimanche. Nombre d’entre eux sont prêts à tous les sacrifices pour leurs enfants ou leurs familles. Et il y a fort à parier que si l’on proposait de remplacer les semaines légales de congés payés par des semaines de travail payées double, une partie des salariés serait disposée à y consentir pour les mêmes raisons.

    • L’autre partie de l’extrait est vraiment super aussi (il faudrait tout recopier !)

      L’objectif de cette philosophie de la responsabilité est clair : légitimer les dominants et les vainqueurs de toutes sortes, notamment ceux qui réussissent scolairement comme professionnellement. Nous sommes riches, mais nous ne le devons qu’à nous-mêmes (mythe du self-made-man ). Nous sommes scolairement brillants, mais cela tient uniquement à nos qualités intellectuelles (mythe du don ) ou à nos efforts (mythe de la méritocratie ). Nous sommes célèbres et reconnus, mais c’est exclusivement grâce à notre exceptionnel talent (mythe du génie ). La domination de certains groupes sur d’autres n’est que la résultante de choix ou de réussites individuelles ; les logiques sociales n’ont rien à voir avec.

      Comment est-ce possible ? Tout d’abord, lorsque les dominés (les individus pauvres en ressources économiques et culturelles, les victimes de stigmates, etc.) sont évoqués dans les discours anti-sociologiques, ils sont immédiatement « déréalisés » : on évacue totalement leur situation réelle, leur vie au quotidien. Ceux qui les évoquent ne font jamais l’effort mental de se mettre à la place de ceux ou de celles qui vivent concrètement les situations de domination évoquées. On parle des « pauvres » ou des « dominés » comme on parlerait de gens à « cheveux courts » ou à « cheveux longs », c’est-à-dire en faisant comme si la situation de pauvreté, de misère ou d’oppression n’avait aucune conséquence dans la vie quotidienne de ceux qui la vivent. Mais pour se mettre, au moins d’un point de vue imaginaire, à la place des dominés, il faudrait passer d’un vocabulaire convenu et stéréotypé, qui participe de la banalisation et de la déréalisation – « SDF », « bénéficiaires du RSA », « demandeurs d’emploi », etc. – à une description très précise de tout ce que cela signifie dans leur existence.

      Quelles sont les conséquences en matière de rapports à la nourriture, au temps, à l’espace, à l’argent, aux loisirs, aux amis, aux amours, aux institutions publiques telles que l’école ou les administrations, etc., lorsque les personnes cumulent les manques affectifs, économiques et culturels, les handicaps ou les problèmes de santé, les problèmes de logement, les disqualifications, les mises à l’écart, les humiliations, etc. ?