• Remarques préliminaires sur les élections à Beyrouth
    L’incertitude des sources
    Deux jours après les élections municipales à Beyrouth, le site du ministère de l’Intérieur ne fournit toujours pas de données officielles sur les résultats des municipales à Beyrouth et seulement des résultats partiels pour d’autres régions (voir cette page en arabe : http://interior.gov.lb/AdsDetails.aspx?ida=206 et un commentaire dans l’OJ sur ce point : http://www.lorientlejour.com/article/985221/municipales-plus-de-36h-apres-la-fin-du-vote-les-resultats-officiels- et http://www.lorientlejour.com/article/985387/des-methodes-archaiques-a-lorigine-dun-retard-inacceptable-dans-le-de).
    Plusieurs témoignages qui ont circulé montrent le désordre assez invraisemblable et les approximations qui entourent le dépouillement et les décomptes (repostés de FB sur le blog de Souha Tarraf : https://libanchroniquesciviles.wordpress.com/2016/05/10/zay-ma-hiyye-ou-larchaique-administration-libanaise-du-depouillement-des-votes-electoraux-par-joe-khoury/?fb_action_ids=1706078479647194&fb_action_types=ne).
    La LADE, l’association de surveillance des élections, dénonce de nombreuses fraudes, en forte hausse(http://www.lorientlejour.com/article/985199/la-lade-denombre-647-infractions-le-premier-jour-du-scrutin.html). Les erreurs, parfois non intentionnelles, sont très nombreuses et obligent à de multiples recomptages.
    Les données qui circulent sur les résultats et qui donnent 40% à Beirut Madinati sont tronquées et ne mentionnent que les candidats de cette liste et de celle des Beyrouthins (alliance de tous les partis politiques). Les noms des candidats des deux autres « listes » (Liste des citoyens et citoyennes et liste des Ahbaches ou disons des sunnites identitaires) sont absents. Il est donc difficile de savoir quel score a réellement fait Beirut Madinati.

    L’image qui circule avec les résultats tronqués


    Ces incertitudes sur les données font que ces réflexions sont préliminaires et doivent être confirmées par des données plus précises.

    Relativiser l’abstention
    Il n’y a pas non plus, en dehors du chiffre de 20,47% qui circulait dimanche soir, de données précises sur les inscrits, les votants, les blancs et nuls, etc. (encore moins selon les trois grandes circonscriptions). Dans la Beqaa, le taux de participation semble avoir été de l’ordre de 50%.
    Mais ces données ne veulent rien dire en elles-mêmes. Je renvoie ici à l’Atlas du Liban publié en 2007, chapitre 3 : http://books.openedition.org/ifpo/418
    Au Liban, en effet, les citoyens ne sont pas inscrits et ne votent pas là où ils habitent mais en général (à de rares exceptions) dans leurs villages d’origine. En effet, une décision du gouvernement en 1946 a rendu quasiment impossible le fait de modifier le lien d’enregistrement à l’état-civil et donc sur les listes électorales (selon Charbel Nahas dans une conférence tenue à la Maison du Liban à Paris en novembre 2015). Il en résulte plusieurs conséquences :
    – la structure actuelle du peuplement ne correspond plus du tout à la répartition géographique des électeurs. Le pays réel ne correspond plus au pays légal. Ces données officielles ne prennent pas en compte environ 80 ans de migrations multiples depuis 1932, dernier recensement de la population et moment de fixation de cette domiciliation légale : migrations des zones rurales vers les villes de la côte ; migrations forcées liées à la guerre ; migrations internationales permanentes, semi-permanentes ou saisonnières. Sans même parler des Libanais partis il y a parfois plus d’un siècle et qui peuvent encore posséder ou au moins revendiquer la nationalité libanaise et être inscrit quelques part, des centaines de milliers de personnes ont ainsi quitté le Liban depuis la fin de la guerre civile mais peuvent toujours être enregistrés.
    – Dans les régions rurales, la population inscrite est généralement très supérieure à la population résidente (même si les choses sont compliquées car une partie de la population a gardé des liens et fréquente le village de manière saisonnière ou pour les élections. Dans les villes et les banlieues, la population inscrite est au contraire en général très inférieure à la population résidente. Pour cette raison, il est compliqué de considérer des chiffres de participation globaux, à l’échelle des régions. Un 50% de participation dans la Beqaa ne veut pas dire la même chose en zone rurale et en zone urbaine.
    – Beyrouth correspond à une situation particulière par rapport aux autres villes où le nombre d’inscrits est très supérieure au nombre de résidents. Les données qui circulent parlent de 476.000 inscrits sur les listes électorales à Beyrouth. Or selon les dernières données de l’administration centrale des statistiques en 2007 qui proposent des estimations de la population à partir du décompte des immeubles et des logements et en appliquant un nombre moyen d’habitants par ménage, la population résidente à Beyrouth est d’environ 380.000. Cet écart s’explique par la dédensification en cours à Beyrouth et la gentrification qui poussent les gens à déménager en banlieue, ainsi qu’à un mouvement de migration international fort (qui touche notamment plus fortement la communauté arménienne).
    Si on estime que 25% ont moins de 21 ans et ne sont pas en âge de voter, on arrive à 285.000 résidents en âge de voter. Soit un ratio théorique de 60%, même si nombre de ces résidents en réalité ne sont pas inscrits à Beyrouth mais ailleurs. Donc les 97500 électeurs qui correspondent au chiffre de participation de 20,47% sont à comparer à ces 285000, soit un taux recalculé de participation de l’ordre de 34,5%.
    cf. ce poste de Mona Harb sur FB :

    Where are the 80% beirutis who did not vote yesterday?
    –How many chose not to vote? I am not sure they’re that many...
    –How many do not live in the city anymore? Probably a good number..
    –How many are living more or less comfortably in suburbs, and are apathetic about the capital city that shun them away with its unjust, unequal and corrupt urban policies (housing, infrastructure, and services)? Probably a big number as well. We know for a fact that more than half Beirutis do not live in the city anymore.

    https://www.facebook.com/mona.harb.33/posts/10154054896241221?pnref=story

    Pour interpréter cette abstention forte, il faut distinguer plusieurs groupes d’inscrits et notamment
    – la population absente du pays, qui ne revient pas voter pour des élections locales sauf si on lui paye le billet (ce qui s’est passé en 2009 pour les élections législatives notamment de la part du Courant du Futur qui a ainsi « mobilisé » ses troupes au sens propre), et la population qui réside ailleurs que dans Beyrouth et qui se détourne d’enjeux politiques qui ne la concerne pas directement. Ces deux groupes représentent potentiellement la différence entre les 476000 et les 285000 évoqués ci-dessus, donc 191000 soit 40% de l’électorat. Mais en pratique, cela peut être bien plus que cela. Les 285000 résidents à Beyrouth en âge de voter n’y sont pas forcément inscrits et cela rend donc très difficile d’interpréter ce chiffre de participation, qu’il soit de 20,47% ou de 34,5%. De ce point de vue, la première cause de l’abstention au Liban, notamment pour les élections locales, c’est sans doute la manière même dont est organisé le vote, c’est-à-dire la disjonction entre le lieu de vie et le lieu d’exercice politique.

    Le vote en faveur de Beyrouth Madinati (ma ville)
    Dernière remarque au sujet des scores respectifs des deux listes : les données qui circulent (cf. notamment https://stateofmind13.com/2016/05/10/40-of-beirutis-voted-for-beirut-madinati-yes-change-is-possible/13165931_10154823413818294_8449035637678219607_n/#main) montre que la liste des Beyrouthins (celle des partis politiques réunis) atteint entre 47000 et 39000 voix, soit en moyenne 43000 (j’y vais à la hache) alors que celle de BM atteint de 32000 à 28000 soit en moyenne 30000. A elles deux, elles atteignent donc environ 73000 en moyenne.
    Sur l’ensemble des votants (on ne connait pas les blancs et les nuls) on a donc
    Les Beyrouthins : 44%
    Beyrouth madinati 31%
    les deux autres listes, les blancs et les nuls atteignant 24500, soit 25% ce qui n’est pas rien et il faut absolument connaître ces chiffres manquants.
    Par circonscription (sur ce point voir les analyses intéressantes de https://moulahazat.com/2016/05/11/what-beiruts-election-results-tell-lebanon-can-hope-for-change), on note que BM l’emporte à Achrafieh, où l’électorat chrétien est dominant (environ 9000 voix contre 6500 à la liste des Beyrouthins). Scarlett Haddad faisait état de rumeur selon lesquelles l’électorat aouniste voterait volontiers pour BM : ce n’est pas impossible, il faut regarder plus en détail que je ne peux le faire ce soir les données par candidat.
    Dans la deuxième circonscription, qui rassemble où Arméniens et chiites représentent environ les deux tiers des électeurs, BM ne fait pas un très bon score. Hariri a accusé certains partis d’avoir fait voter pour BM mais ce n’est sans doute pas le cas dans cette circonscription.
    Plus intéressant, dans la troisième circonscription, une partie du vote sunnite échappe à la liste des Beyrouthins et Beyrouth madinati emporte un bonnombre. On ne sait pas par contre ce qu’on fait les deux autres listes, notamment la liste Ahbache même si Scarlett Haddad dans son commentaire dans l’OJ indique qu’elle a été finalement contenue par des accords).
    cf. la carte des circonscriptions avec des données de 2009 :

    Conclusion
    Les données dont on dispose sont très fragmentaires et rendent toute interprétation très difficile. Une absention structurelle existe en raison du décalage entre lieu de vie et lieu de vote. Toute lecture politique locale en est rendue très délicate. Le mode de scrutin plurinominal qui octroie tous les élus à la « liste » arrivée en tête ne permet pas de représenter au conseil municipal la percée d’une opposition d’un type nouveau, antiparti, représentée par Beyrouth Madinati. Réduire cette liste à un électorat bobo (cf. discussion brève ici : http://seenthis.net/messages/487807) paraît discutable. Elle me paraît exprimer l’aspiration d’un électorat diversifié en rupture avec les partis, notamment les partis chrétiens (mais pas uniquement), vu les scores à Acharafieh.
    Il ne faut pas oublier les autres forces en présence, dont les données n’ont pas encore circulé (si qqun voit, merci de me signaler).
    Bonsoir pour l’instant.