“Le pouvoir central est un lieu d’impuissance” • Brèves, Brésil, Corruption, Dilma Rousseff, Amérique du Sud, Miguel Benasayag • Philosophie magazine

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  • Miguel Benasayag : “Le pouvoir central est un lieu d’impuissance”

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    Partout des affaires de malversation gagnent les gouvernements au pouvoir pour des raisons plus structurelles que morales. Elles tiennent à un phénomène de #corruption inhérent au #marché libre et à la faiblesse de ces nouveaux gouvernements démocratiques. Mais reprenons l’histoire depuis le début. Lorsque les premières démocraties naissent sur les cendres des dictatures, au Chili, en Bolivie, en Argentine, en Uruguay, au Brésil… les gouvernements dépendent d’un #Fonds_monétaire_international très #dur à leur égard et composent avec la politique interventionniste des États-Unis qui, après avoir soutenu les dictatures, préserve son influence en luttant contre la drogue. Ces gouvernements sont contraints d’adopter un programme économique #néo-libéral, qui échoue, si bien qu’un mouvement alternatif naît, dont j’ai été l’un des instigateurs : le Mouvement des sans-terre. Ce mouvement politique « horizontal » passe par l’occupation des terres, le troc, des #semi-insurrections. Il s’agit d’une lutte sociale et politique, accompagnée d’un refus de la globalisation et de la défense de l’altermondialisme.

    Changer la société sans prendre le pouvoir ! Ce mouvement repose sur la non-convergence des luttes. Au contraire, les luttes cohabitent conflictuellement. Dans un premier temps, le succès est énorme : il s’étend du Rio Grande jusqu’à la Terre de Feu. Les Indiens et les paysans occupent les terres, ils font du troc, ils réquisitionnent des usines. En 2001, en Argentine, une insurrection pousse même à la démission quatre gouvernements successifs. La force et la faiblesse de ces puissants mouvements horizontaux consistent à ne pas penser pas en termes de pouvoir. Ils n’ont ni programme ni souci de faire converger les luttes. Leur seul mot d’ordre : « Qu’ils s’en aillent tous ! » Des larges assemblées populaires se forment. Les militants peuvent intervenir dans ces forums, mais pas en tant que militants. Ils doivent avant tout appartenir à une situation concrète.

    Pourquoi ces mouvements populaires ont-ils échoué à changer la société ?

    L’échec de ces luttes tient à un défaut d’imaginaire alternatif. Il leur a été difficile d’aller au-delà de leur multiplicité conflictuelle et de trouver des modes d’agencement pour la gestion du pays. Tous ces mouvements radicaux reposaient sur un imaginaire de survie sans autre vision, ne sachant pas identifier plus généralement le sens de leur action. Lorsqu’il a fallu passer à l’organisation politique, faute d’une vision philosophique et politique, de pouvoir penser leur geste et de dire à quoi pourrait ressembler le monde d’après, ces mouvements ont manqué le tournant. Ils n’ont toutefois pas été infructueux.

    Ils n’accouchent pas d’une forme politique capable de gérer la complexité des aspirations populaires, certes. Mais, petit à petit, les plus honnêtes des militants de gauche, ceux qui n’ont cessé de lutter, souvent sortis des geôles de la dictature, et qui avaient les mains propres – #Chavez, un ancien putschiste élu au Venezuela, le révolutionnaire #Evo_Morales, un indien devenu président en Bolivie, #Lula au Brésil, #Kirchner en Argentine… – ont gagné les élections. Autour des années 2000, ces gouvernements de gauche ont permis aux libertés démocratiques de s’établir, de façon générale. Même la presse issue des milieux militaires réactionnaires, par exemple, a eu la liberté totale de critiquer le gouvernement. Mais ils sont demeurés assez faibles sur la scène internationale et dépendants sur le plan économique des exigences du Fonds monétaire international, de l’influence américaine et du modèle économique préexistant sur le continent.

    Peut-on dresser un parallèle entre l’échec de la gauche sud-américaine et l’échec des gauches européennes ?

    Les situations sont différentes. La question de la corruption n’est pas aussi manifeste et l’influence des puissances étrangères peut-être moins flagrantes en Europe qu’en Amérique du Sud. Cependant, toutes manquent d’un imaginaire politique alternatif, enthousiasmant et non artificiel, en Grèce, en Espagne, en France… Ma position personnelle – ce n’est pas une analyse – est que pour pouvoir arrêter le désastre économique humain et politique, dont la corruption en Amérique du Sud n’est qu’un des aspects, le développement de nouvelles pratiques contradictoires, qui échappent au radar de la globalité, en mettant de côté la question du pouvoir et l’idée d’un changement global, est une nécessité. Il nous reste à travailler et à réfléchir comme on le fait dans une époque obscure : sans grande visibilité sur l’avenir.

    De ce point de vue, que penser de Nuit Debout ?

    Les acteurs de #Nuit_Debout, et leur figure de proue, Frédéric Lordon, exagèrent et se trompent lorsqu’ils imaginent changer pas le monde. Il faut raison garder ! Il est heureux que les gens se réunissent parfois pour dire « merde ! ». Mais penser qu’ils opèrent ainsi une révolution, d’un point de vue clinique, est le meilleur moyen de créer leur dépression. Par ailleurs, la tendance messianique de ces « maîtres libérateurs » à vouloir organiser la #convergence_des_luttes est une erreur sinon un danger, qui repose sur une abstraction bannissant le présent au nom d’une promesse à venir. Les acteurs de Nuit Debout ne perçoivent pas que ce désir de #centralité recouvre précisément les mêmes mécanismes des superstructures financières, économiques, politiques auxquels le mouvement contestataire prétend résister. L’expérience historique apprend que les seules luttes dans la modernité à n’avoir pas été trahies sont les luttes qui ne convergent pas : le féminisme, le droit civique des noirs, celui des homos… Réduire la multiplicité de ces situations à un schéma commun, revient à refuser la richesse de la conflictualité, sur laquelle repose la société et plus généralement la vie.

    #amérique_du_sud #europe #gauche