L’armée va utiliser la centrale EDF de Civaux afin de produire du tritium pour la dissuasion nucléaire. Patrice Bouveret, directeur de l’Observatoire des armements, y voit un signe de « l’escalade guerrière » d’Emmanuel Macron.
Patrice Bouveret est cofondateur et directeur de l’Observatoire des armements, un centre indépendant d’expertise et de documentation.
Reporterre - Le ministre des Armées, Sébastien Lecornu, a annoncé lundi 18 mars l’utilisation par l’État de la centrale EDF de Civaux (Vienne) pour produire du tritium, un gaz rare utilisé pour fabriquer des armes nucléaires. Quelle est votre réaction ?
Patrice Bouveret - En apprenant la nouvelle, ma première question fut la suivante : pourquoi faire cette annonce maintenant, alors que le premier test à la centrale de Civaux n’aura lieu qu’en 2025 ? Quel est le sens de tout cela, si ce n’est de faire de l’affichage politique ? Cela s’inscrit dans la continuité de la déclaration d’Emmanuel Macron au Creusot, en 2020, quand il avait affirmé qu’il ne peut y avoir de nucléaire civil sans nucléaire militaire, et réciproquement.
Depuis plusieurs années, et le processus s’est accéléré avec les guerres en Ukraine et au Proche-Orient, le président adopte en outre un discours très guerrier. Il affirme qu’il faut réarmer l’Europe et la France, a augmenté drastiquement le budget des armées en 2023, la loi de programmation militaire 2024-2030 prévoit un renouvellement total de l’arsenal nucléaire militaire… Avec cette annonce, il y a donc aussi l’idée d’afficher publiquement — notamment à destination de Vladimir Poutine — le fait que la France a une arme nucléaire qui fonctionne, et pour longtemps.
« Montrer les muscles ne peut conduire qu’à l’accélération des conflits »
Cela vous inquiète-t-il ?
Bien sûr. Actuellement, on a vraiment le sentiment que l’on prépare une guerre qui serait inévitable. Par ses déclarations, Emmanuel Macron essaie d’habituer l’opinion publique à ce réarmement et aux conséquences qu’il pourrait avoir, afin d’éviter tout débat collectif. Il s’agit d’un processus inquiétant : face aux guerres en cours, la France devrait plutôt essayer d’apaiser les choses, de mettre en avant la diplomatie, la nécessité de négocier, de freiner cette escalade guerrière.
Pourtant, l’État français choisit de rajouter de l’huile sur le feu pour donner l’impression que la France est plus forte que la Russie. Montrer les muscles, dire qu’il faut qu’on renforce notre arsenal nucléaire, que l’on livre encore plus d’armes, ne peut conduire qu’à l’accélération des conflits et à la multiplication des morts qu’ils entraînent.
Le nucléaire civil et le nucléaire militaire sont-ils intrinsèquement liés ?
Un pays qui souhaite développer l’arme nucléaire passera d’abord par la filière civile. Il faut développer un savoir-faire suffisant pour ensuite se spécialiser dans la fabrication de la bombe. Mais uniquement dans un premier temps : en France, il n’y a plus besoin de cela. Les filières civiles et militaires, d’un point de vue technique, sont tout de même assez distinctes. Elles ne nécessitent pas tout à fait la même « qualité » de produits.
Cela étant dit, le choix de produire du tritium à des fins militaires au sein d’une filière civile est à mettre en lien avec la question financière : redévelopper une filière autonome coûterait plus cher au gouvernement. Pour le reste, pour fabriquer des bombes nucléaires, l’État français dispose de stocks extrêmement importants à Valduc (Côte-d’Or), là où sont fabriquées les têtes nucléaires. La France possède de la matière nucléaire hautement enrichie en uranium et en plutonium et a de quoi fabriquer des bombes pendant des centaines d’années.
« Le nucléaire ne peut souffrir d’aucune erreur, sous peine de conséquences dramatiques »
Le nucléaire charrie-t-il une idéologie intrinsèquement violente ?
J’ai presque envie de dire que le nucléaire est, par définition, le symbole de la violence, parce que cette industrie exige une telle technicité qu’elle relève quasiment d’une chose inhumaine. Le nucléaire ne peut souffrir d’aucune erreur, sous peine de conséquences dramatiques. On connaît aussi les liens directs entre les essais nucléaires en Polynésie française et la multiplication de cancers de la thyroïde dans ce territoire.
En bref, la maîtrise parfaite de tous les paramètres sur le court et le long terme, avec la problématique des déchets, est impossible. Il faudrait des humains « parfaits » pour gérer le nucléaire. Or, de tels individus n’existent pas.