Affaire de Bétharram : trente ans d’inertie à l’éducation nationale
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Jean-Marc Monteil était à la tête du rectorat de Bordeaux, dont dépendent les Pyrénées-Atlantiques, de 1997 à 2000, durant les années du ministère de Claude Allègre, denses en réformes et en conflits avec le corps enseignant. De l’enseignement privé sous contrat dans le département, il a surtout entendu parler des écoles basques, les ikastola. « Je tenais une réunion régulière avec le préfet et les élus du Pays basque sur le sujet, se remémore M. Monteil. Mais de Bétharram, personne ne m’en a parlé. »
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Parmi les centaines de rapports de l’inspection générale rédigés entre 1995 et 2000 et versés aux Archives nationales, aucun ne concerne Notre-Dame de Bétharram. Sur cette période, des enquêtes ont cependant été menées sur d’autres affaires de pédocriminalité en milieu scolaire. En 1998, un rapport a ainsi été consacré à l’école publique Chateaurenard, dans le Loiret, où le directeur avait été accusé d’agressions sexuelles sur mineurs.
Transmission d’informations
Après celle portée à la connaissance du ministre François Bayrou en 1996, une autre alerte est cependant bien remontée jusqu’à Paris dans les années 1990. Selon un document révélé par BFM-TV, le procureur général de Pau avait informé par deux fois la chancellerie, au mois de mai 1998, des faits dont était accusé le père Silviet-Carricart. Le religieux n’est plus à la tête de Bétharram depuis 1993, mais le procureur précise que le plaignant « a évoqué d’autres faits susceptibles d’avoir été commis par des enseignants, religieux, sur divers élèves ».
En 1997-1998, l’enjeu des atteintes sexuelles sur les mineurs est au cœur de l’action de la ministre de la justice Elisabeth Guigou, qui prépare une loi et travaille avec son homologue de l’enseignement scolaire sur le sujet. « Le cas Bétharram m’a peut-être été signalé mais, si c’est le cas, je n’en ai aucun souvenir de cette époque », concède Elisabeth Guigou, rappelant que les remontées des procureurs généraux arrivaient par milliers à la chancellerie et passaient par le filtre de la direction des affaires criminelles et des grâces puis du cabinet, avant d’être éventuellement transmises à la ministre. Quant à la transmission des informations au ministère de l’éducation nationale, elle n’était pas systématique. « Il pouvait y avoir un certain délai, en raison du secret de l’instruction et surtout quand la personne n’était pas encore jugée et que prévalait la présomption d’innocence », explique Mme Guigou.
La loi n’a été changée en la matière qu’après l’affaire dite « de Villefontaine » (Isère), en 2015. Un directeur d’école de la ville avait été mis en examen pour viols sur des élèves après avoir déjà été condamné en 2008 pour détention d’images pédopornographiques. L’éducation nationale l’ignorait. La loi du 14 avril 2016 a rendu obligatoire la transmission d’informations entre la justice et l’administration en cas de condamnation, voire de mise en cause, de personnes au contact des mineurs, notamment pour des infractions sexuelles.
Ségolène Royal avait-elle été informée par la chancellerie des faits dénoncés à Notre-Dame de Bétharram ? L’ancienne ministre n’a pas répondu à nos sollicitations. « Les deux ministres ont passé beaucoup de temps sur le problème de la pédocriminalité à l’école et, si elles [avaient] eu des informations sur cet établissement, il n’y a aucune raison pour qu’elles ne les aient pas incluses dans leur travail », témoigne Jean Baubérot-Vincent, alors membre du cabinet de Mme Royal.
A la même période, le 10 juin 1998, le chef d’établissement de Bétharram, le père Vincent Landel, faxe au secrétariat général de l’enseignement catholique un communiqué rédigé après la parution d’articles de presse annonçant la mise en examen du père Silviet-Carricart. Le texte, retrouvé par le secrétariat dans ses archives, ne donne aucun détail, évoquant seulement « la gravité des accusations » et la « stupeur provoquée ».
Interrogée, l’instance ignore si le secrétaire général de l’époque, Pierre Daniel (1994-1999), ou celui qui a pris sa suite, Paul Malartre (1999-2007), en ont fait part aux autorités de l’éducation nationale, ou s’ils sont intervenus. Tous deux sont décédés. Leurs successeurs disent n’avoir rien su.
Visite d’une journée
Le diocèse de Bayonne pointe, lui, le « cas particulier » de Notre-Dame de Bétharram, dont la tutelle est assurée par la congrégation des prêtres du Sacré-Cœur de Jésus de Bétharram et sur lequel le diocèse n’a « pas d’autorité ». Cette congrégation ne s’est pas exprimée depuis le début de l’affaire.
La seule inspection de l’établissement par les services de l’éducation nationale reste donc celle de 1996. A l’issue d’une visite réalisée sur une journée, en présence de la directrice diocésaine, l’inspecteur régional confirmait des actes de violence contre un élève tout en blanchissant l’institution de brutalités systémiques. Il ciblait [ ?] également – sans l’avoir rencontrée – la professeure qui, à l’époque, multipliait les signalements pour dénoncer les violences dont étaient victimes les élèves. L’auteur du rapport a reconnu auprès de nos confrères de Radio France qu’il n’avait « pas cherché à savoir ce qui se passait dans les dortoirs ou dans des lieux de rencontre des élèves ».
La teneur et les conditions de rédaction de ce rapport ont interpellé de nombreux connaisseurs de l’éducation nationale, qui rappellent cependant le contexte. « Pendant longtemps, il n’y a pas vraiment eu de protocole pour cadrer les inspections, dans le public comme dans le privé, souligne un inspecteur général qui ne souhaite pas être cité. Et si les parents se montaient contre nous, on pouvait très vite être en difficulté. »
En 1996, les faits de viols n’ont pas encore été dénoncés et l’ensemble de la communauté éducative a pris la défense de l’établissement, véritable institution du Sud-Ouest. Le père à l’origine de la plainte ayant déclenché l’affaire doit même démissionner de l’association des parents d’élèves et s’excuser. « Dans ces établissements d’excellente réputation scolaire, les parents acceptent un règlement intérieur très dur, qui leur semble être le prix de l’excellence. Sauf que cela pousse tout le monde à détourner la tête en cas de problèmes », poursuit le même inspecteur.
Contrôles marginaux
Reste que la loi prévoit explicitement que l’Etat, qui finance majoritairement les établissements privés sous contrat, doit régulièrement réaliser des contrôles financiers, pédagogiques et administratifs. Et ce indépendamment de tout signalement. Dans un rapport de 2023, la Cour des comptes dénonçait toutefois d’importantes carences de l’Etat en la matière, les contrôles étant marginaux et « minimalistes ».
« Le privé a toujours été un sujet politiquement sensible à l’éducation nationale, et l’idée s’est installée que “moins on s’en mêle, mieux ça vaut” », résume Bernard Toulemonde. Dans les années 1990, cette frilosité était plus patente encore qu’aujourd’hui. Un ancien recteur admet ainsi qu’il ne lui « serait pas venu à l’idée d’aller faire une visite, même de courtoisie, dans un établissement privé comme Bétharram sans y être invité ».
« On marchait sur des œufs, 1984 n’était pas si loin », rappelle Christian Forestier, faisant référence au projet de « loi Savary » qui a déclenché au printemps 1984 d’immenses manifestations pour la défense de l’« école libre ». Ce haut fonctionnaire, qui a assumé plusieurs postes de direction Rue de Grenelle et a été plusieurs fois recteur dans les années 1980 et 1990, le dit sans ambages : « De mon temps, on ne s’occupait pas du privé. »
D’autant moins lorsqu’il s’agit d’intervenir sur des aspects de la vie des établissements qui touchent au « caractère propre », ou sur des personnels qui ne sont pas employés par l’éducation nationale, comme ceux de la vie scolaire ou les directeurs. « Les inspecteurs allaient dans le privé pour noter les enseignants. Je n’ai pas le souvenir d’avoir eu une seule fois une commande d’inspection de vie scolaire », ajoute-t-il.
« Cela n’explique pas tout concernant Bétharram, mais cette affaire peut nous conduire à nous interroger : comment a-t-on laissé s’installer en France un système éducatif parallèle, avec des règles qui lui sont propres, mais financé par de l’argent public, tout en le contrôlant très peu ? », questionne Jean-Paul Delahaye.
En juin 2024, le ministère de l’éducation nationale a pris une circulaire demandant aux recteurs de renforcer les contrôles. L’objectif est d’intervenir dans 40 % des établissements privés sous contrat d’ici à 2027. Il a cependant fallu attendre la mi-février 2025 pour que, face à la pression médiatique et politique, la Rue de Grenelle annonce un contrôle du rectorat à Notre-Dame de Bétharram, le 17 mars. Près de trois décennies après la première alerte grave, et plus d’un an après que des témoignages ont commencé à affluer par dizaines. L’inspection générale n’est toujours pas saisie par la ministre de l’éducation nationale, Elisabeth Borne.