La décision prochaine du Conseil d’Etat sur l’augmentation des droits d’inscription pour les non-Européens est cruciale, estiment les économistes David Flacher et Hugo Harari-Kermadec dans une tribune au « Monde », car elle marquera la poursuite ou l’arrêt d’une politique de « marchandisation délétère ».
L’enseignement supérieur global est en crise. En Australie, le pays le plus inséré dans le marché international de l’enseignement supérieur, les universités prévoient de perdre jusqu’à la moitié de leurs recettes. A l’échelle nationale, la perte de tout ou partie des 25 milliards d’euros qui rentraient en Australie grâce à l’accueil d’étudiants étrangers (le troisième secteur à l’export) pourrait déstabiliser toute l’économie du pays.
Aux Etats-Unis, les pertes de recettes en 2020-2021 pourraient représenter 20 milliards d’euros, selon l’American Council on Education (une association de l’enseignement supérieur). Au Royaume-Uni, les pertes envisagées sont de l’ordre de 2,8 milliards d’euros. Cambridge a récemment annoncé que ses programmes de licence seront intégralement enseignés à distance, mais cette mise en ligne est coûteuse et ne pourra être assumée que par une petite minorité d’établissements.
Fort endettement étudiant
Si la pandémie a frappé une économie mondiale déjà bien mal en point, l’enseignement supérieur « payant » est particulièrement touché : les échanges internationaux d’étudiants – les plus profitables – sont en berne et la fermeture des campus réduit fortement l’attractivité de diplômes hors de prix. Expérience étudiante sur le campus et contenus pédagogiques ne peuvent plus justifier (si tant est qu’ils l’aient pu) des droits de scolarité pouvant atteindre 70 000 dollars (62 000 euros) par an. Les procès se multiplient aux Etats-Unis, intentés par des étudiants cherchant à récupérer une partie des sommes versées pour cette année. Plus proche de nous, les écoles de commerce françaises ont été obligées de recourir au chômage partiel pour encaisser le choc.
Perspectives d’emploi catastrophiques
On aurait tort de reprocher aux étudiants de négocier leurs frais d’inscription : les perspectives d’emploi sont catastrophiques, le taux de chômage atteignant des niveaux inédits outre-Atlantique. L’endettement étudiant, qui se monte en moyenne à 32 000 euros aux Etats-unis et 60 000 euros en Angleterre, assombrit un futur professionnel déjà peu amène, et pèse sur les revenus des diplômés pendant vingt ans en moyenne. A l’échelle macroéconomique, l’endettement étudiant total dépasse 1 300 milliards d’euros aux Etats-Unis, 133 milliards d’euros au Royaume-Uni.
Le
modèle des universités payantes fait donc
les frais d’une politique délétère en période
« normale », et carrément mortifère en ces
temps agités. C’est pourtant ce modèle que
le gouvernement français et ses conseillers
essayent de promouvoir depuis 2018.
En France, les prochaines semaines seront
déterminantes pour l’avenir de notre modèle
social. La décision attendue du Conseil
d’Etat [qui examine depuis vendredi 12 juin
le recours des organisations contre l’augmentation
des droits d’inscription pour les
étrangers extraeuropéens]
représentera un
soulagement doublé d’une révolution ou,
au contraire, la porte ouverte à une descente
progressive aux enfers pour de nombreuses
familles.
De quoi s’agitil
? Alors que le plan Bienvenue
en France (annoncé le 19 avril 2019) prévoyait
une forte augmentation des droits de
scolarité pour les étudiants extraeuropéens
(2 770 euros en licence et 3 770 euros
en master, contre 170 et 243 euros), un ensemble
d’organisations a obtenu que le Conseil
constitutionnel soit saisi. Ce dernier a
rendu une décision le 11 octobre 2019 selon
laquelle « l’exigence constitutionnelle de gratuité
s’applique à l’enseignement supérieur
public » tout en considérant que « cette exigence
[de gratuité] ne fait pas obstacle, pour
ce degré d’enseignement, à ce que des droits
d’inscription modiques soient perçus en tenant
compte, le cas échéant, des capacités financières
des étudiants ».
Basculer du bon côté, celui de la gratuité
Le Conseil d’Etat doit désormais interpréter
cette décision en précisant ce que « modique
» signifie. Si cette notion a vraisemblablement
été introduite pour préserver les
droits d’inscription habituels (170 et
243 euros), certains comptent bien s’engouffrer
dans la brèche. Les enjeux sont
d’une ampleur inédite : pourraton
discriminer
les populations étrangères en leur
faisant payer des tarifs plus élevés au motif
qu’elles ne seraient pas contribuables fiscaux
de leur pays d’accueil ? Le Conseil
d’Etat pourra garder à l’esprit que ces étudiants
nous arrivent formés aux frais de
leur pays d’origine, et qu’ils rapportent, par
les taxes qu’ils payent, bien plus qu’ils ne
coûtent (le solde est positif de 1,65 milliard
d’euros). Seratil
mis un terme aux velléités
d’élargissement des droits d’inscription à
tous les étudiants et à des niveaux de tarification
toujours plus élevés ? La note d’un
conseiller du candidat Emmanuel Macron,
annonçait l’objectif : 4 000 euros en licence,
8 000 euros en master, jusqu’à 20 000 euros
par an dans certaines formations.
Pour basculer du côté de la gratuité de l’enseignement
supérieur, plutôt que de celui
de sa délétère marchandisation, il faudrait
que le Conseil d’Etat retienne une notion de
modicité cohérente avec la jurisprudence :
le juriste Yann Bisiou indique ainsi qu’une
« somme modique est une somme d’un montant
très faible, qui n’a pas d’incidence sur
la situation économique du débiteur ; elle est
anecdotique. Pour les personnes physiques,
elle est de l’ordre de quelques dizaines
d’euros, rarement plus d’une centaine, jamais
plusieurs milliers ». Le Conseil d’Etat
préféreratil
les arguments fallacieux de
ceux qui tremblent dans l’attente de cette
décision car ils ont augmenté leurs droits
de scolarité au point d’en dépendre furieusement
: Sciences Po (14 500 euros par an
pour le master), Dauphine (6 500 euros en
master), Polytechnique (15 500 euros pour le
bachelor), etc.
Si le Conseil d’Etat venait à respecter le cadre
fixé par le Conseil constitutionnel, c’est
l’ensemble de leur modèle qui serait remis
en cause et c’est un retour à un véritable service
public de l’éducation auquel nous assisterions.
Une révolution indéniablement salutaire,
qui appellerait des assises de l’enseignement
supérieur. Après un Ségur de la
santé, c’est à un « Descartes de l’enseignement
supérieur » qu’il faudrait s’attendre,
celui d’une refondation autour d’un accès
gratuit à l’éducation de toutes et tous, sans
discrimination.