Le point de vue adopté par Thirion dans son étude implique une autre périodisation, qui obéit à plusieurs raisons.D’abord, l’autrice se réfère à une définition plus large de l’opéraïsme, entendu comme « expérience collective et transversale au mouvement ouvrier » (p. 10), ce qui lui permet de prendre en compte la multiplicité des expériences liées à ce courant et de poursuivre dans la direction indiquée par certains historiens qui invitent à parler d’« opéraïsmes au pluriel ». Ceux-ci connaissent des évolutions en partie indépendantes les unes des autres et suivent des temporalités différentes tout au long des années 1970.
Ensuite, l’enquête est centrée sur un territoire circonscrit, celui de la Vénétie, située au nord-est de la péninsule italienne. Dans l’organisation des luttes ouvrières de cette région, la référence à la méthode héritée de l’opéraïsme du début des années 1960 s’est en effet poursuivie sans interruption jusqu’à la fin de la décennie suivante, bien que sous des formes différentes et avec un succès variable.
Enfin, cette perspective territoriale permet de suivre les principes énoncés par les intellectuels dans leur réception et jusqu’à leur application – ou leur rejet – dans l’organisation concrète des luttes, dans les décisions prises au cours des assemblés, dans les usines ou dans les comités de base, dans les réunions de quartier et dans les plus petites cellules de militants.
Traduits dans des réalités économiques et sociales profondément différenciées, dont ce livre nous livre la description détaillée, les mots d’ordre et les analyses véhiculés par les écrits les plus théoriques se trouvent resignifiés, voire transformés, et produisent souvent des effets contradictoires. Ce livre nous montre aussi comment les issues des luttes dans les usines, puis dans les quartiers – où les opéraïstes avaient commencé à étendre leurs actions suite à l’impulsion donnée par le mouvement de 1968 – exercent à leur tour une influence importante sur les positions défendues par les dirigeants qui essaient d’adapter leur stratégie à l’évolution des rapports de force et aux exigences venant de contextes territoriaux spécifiques.
Dans cette optique, et contrairement aux affirmations de Tronti, l’expérience de Potere operaio, le groupe fondé en 1967, s’inscrit à plein titre dans l’histoire des opéraïsmes : l’ensemble des variations et des retournements de sa ligne politique peuvent être saisis, comme le fait cette étude, comme autant de tentatives différentes d’application d’un même projet d’organisation du pouvoir ouvrier. Un projet qui vise à transformer la force de travail en classe ouvrière, donc en sujet politique, de manière autonome par rapport aux institutions du mouvement ouvrier traditionnel.
Le vrai tournant dans cette histoire serait donc plutôt 1973, non seulement en raison des effets du coup d’État de Pinochet au Chili, qui change l’horizon de la lutte pour les groupes issus de 1968, qui y voient le risque imminent de l’établissement d’une dictature fasciste en Italie même, mais aussi parce que cette date est celle de la dissolution de Potere operaio.
Le point de vue territorial éclaire d’ailleurs aussi la trajectoire de l’opéraïsme vénète par rapport à la question centrale de l’autonomie. Pour les opéraïstes, l’autonomie est d’abord un « postulat théorique » qui sert à affirmer « l’irréductibilité » de la classe ouvrière « aux impératifs productivistes » du « système néocapitaliste » (p. 299). L’étude de Thirion montre comment, dans les années 1960, cela s’est traduit par une tentative d’organiser les élans d’autonomie ouvrière, à savoir d’indépendance par rapport aux organisations de la gauche institutionnelle. La création du Comité de Marghera, zone industrielle près de Venise, qui fera preuve d’une intense activité et d’une certaine longévité, est l’un des principaux succès de cette première phase.
Cependant, suite aux luttes ouvrières de l’automne 1969 (l’autunno caldo), les organisations autonomes semblent déjà être devenues inadéquates à la nouvelle situation. Au sein de Potere operaio, certains intellectuels, dont Negri lui-même, déclarent la phase de l’autonomie, entendue comme spontanéisme, désormais dépassée. Dans cette deuxième phase, il est question d’un nouveau type d’autonomie, celle de l’organisation. C’est à ce moment que s’opère un double déplacement, à certains égards paradoxal si l’on songe aux origines de l’opéraïsme : le terrain d’intervention privilégié n’est plus l’usine mais le territoire, et la dimension décisive de la lutte n’est plus économique, mais politique. Il s’ensuit une inflexion volontariste et subjectiviste du militantisme et une centralisation et institutionnalisation de l’organisation en vue d’une transformation en parti.
À travers une reconstruction détaillée des débats et des conflits entre les organismes de base et la direction nationale de Potere operaio, Thirion montre que ces passages, régis par un retour à un certain léninisme, impliquent « une perte d’indépendance » des collectifs vénètes et des ouvriers dans la gestion des luttes dans les usines par rapport aux directives des dirigeants de l’organisation. D’un autre côté, grâce à la résistance opposée par les collectifs, un écart se creusait entre « l’idéologie postulée au niveau national et leur traduction sur le terrain local ». On assiste ainsi à l’éloignement progressifs entre les militants des usines – qui réclamaient plus de liberté d’action pour les collectifs locaux – et les militants professionnels. Dans cette troisième phase, l’autonomie devient « une alternative valide et viable au léninisme : décentralisée, diffuse, mouvante, plurielle, informelle » (p. 302).
C’est d’ailleurs dans une conception de l’autonomie assez proche de celle qui émerge au cours de cette troisième phrase que les héritiers de l’expérience opéraïste ont poursuivi leurs luttes après 1973. L’organisation a effectivement fini par se dissoudre dans ce « funeste infini » que l’un des dirigeants de Potere operaio, Franco Piperno, avait voulu éviter en lui opposant « la construction du parti révolutionnaire ».[6]
L’insurrection que nombre de militants croyaient imminente n’a pas eu lieu et les mouvements des années 1970 ont échoué pour des raisons qui, comme le suggère Thirion, vont bien au-delà de la vague de répression qui s’est abattue sur eux en 1979. Leur échec ne peut néanmoins pas être non plus attribué uniquement aux erreurs d’analyses, aux faiblesses des organisations ou aux limites subjectives des dirigeants concernant la stratégie à suivre.
Dans la tentative d’esquisser un bilan non seulement négatif de cette période, l’autrice souligne toutefois que c’est grâce à la contribution des opéraïstes, grâce notamment aux luttes des militants de base, souvent menées indépendamment de l’organisation centrale, que les travailleurs ont pu avancer sur le terrain des droits, des conquêtes sociales et de l’émancipation collective. En ce sens, l’un des mérites de cette enquête est d’avoir plus particulièrement mis en lumière le travail des opéraïstes vénètes sur la question de la nocivité industrielle, en soulignant l’importante contribution du Comité de Marghera dans l’émergence d’une « écologie ouvrière ».
Poursuivre dans la voie dans laquelle s’est engagée l’autrice est sans aucun doute nécessaire pour insérer l’expérience opéraïste dans un contexte plus large, qui engloberait l’évolution de la question environnementale, à l’intérieur la longue histoire des luttes pour les droits des travailleurs. Il est également souhaitable, à partir de ces résultats, de continuer à réfléchir sur le rôle de ces instances locales, constitutives de la constellation opéraïste.
À la tendance des intellectuels à la mythification d’une classe ouvrière détachée de toute détermination réelle, et à leur quête d’un sujet révolutionnaire introuvable, celles-ci opposaient l’exigence de faire retour aux ouvriers en chair et en os, à leurs besoins réels, à leurs conditions de vie, à leurs lieux de travail et à leurs revendications concrètes – ce qui était d’ailleurs le terrain de départ du travail de Quaderni Rossi et qui n’a été abandonné qu’au cours des années 1970, suite à une évolution paradoxale.
Il serait pourtant tout aussi nécessaire, dans cette démarche, de ne jamais perdre de vue que les conquêtes en termes de droits des travailleurs et les avancées sur le terrain de l’émancipation sociale, dans la mesure où ils sont aussi le résultat d’un « style de travail » commun aux différents opéraïsmes, n’auraient peut-être pas eu lieu sans précisément le rejet conjoint de la conception progressive de l’histoire, de l’idéologie travailliste et de la stratégie réformiste qui rendaient fondamentalement impuissantes, aux yeux des opéraïstes des années 1960, les organisations du mouvement ouvrier traditionnel.
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Fabrizio Carlino, docteur en philosophie (Université Paris-Sorbonne/Università del Salento), est membre du Groupe de recherches matérialistes (GRM) et secrétaire de rédaction de la revue Cahiers du GRM. Ses publications portent principalement sur l’introduction du marxisme en France et sur la pensée de Louis Althusser.