Nous sommes confrontés aujourd’hui à une défiance nouvelle, qui a pour effet de faire du discours sur ce pays une simple confrontation d’opinions. Je veux ici identifier quelques-uns des dispositifs qui sèment le doute.
L’absence de frontière claire entre le travail des journalistes, la parole des chroniqueurs intellectuels et celle des chercheurs est certainement en cause pour une part. Mais cette indistinction n’est pas seulement entretenue par les pages des journaux qui accueillent un peu de tout, et c’est normal. Le sommet me semble atteint lorsqu’une maison d’édition universitaire (ici, CNRS Editions) labellise l’ouvrage qui, d’après la quatrième de couverture, « bien mieux qu’un journal télévisé, nous offre le film des secousses telluriques qui ont rythmé la vie internationale ». L’auteur de cet ouvrage, Renaud Girard, devenu expert du Moyen-Orient contemporain - et de la Syrie en particulier - par la grâce du label CNRS, est invité à commenter l’actualité, non comme journaliste, mais comme scientifique. C’est là que le bât blesse. Il déroule alors une vision exclusivement confessionnaliste de la région ; défend, au nom de la protection des chrétiens, le régime de Bachar al-Assad ; critique la vision des analystes incapables de prévoir la solidité du régime baasiste ; parle d’une « guerre de religions » globale que nul n’est censé ignorer ; déroule donc ce que l’on appelle communément une « grille de lecture », cohérente, carrée, facile à comprendre… bref, un vrai soulagement qui fait oublier à tous que cela signifie qu’il faut, in fine, défendre Bachar al-Assad (ou, en Egypte, l’armée).
Ce que le reporter de guerre Renaud Girard écrit ne doit pas être censuré, mais on peut s’interroger, voire s’insurger de sa publication au CNRS. Celle-ci n’a été possible que parce que ces éditions ont renoncé, au nom des impératifs de rentabilité, de rapidité, de réactivité, aux processus de sélection, de vérification collégiale qui caractérise les éditions universitaires. Malgré ce changement majeur, être publié au CNRS continue, pour la plupart des gens, à signifier quelque chose. Cela permet à l’auteur dudit « journal télévisé » d’être qualifié d’expert par des journalistes eux aussi dépassés par la rapidité, le temps qu’il faudrait pour tout vérifier.
Cette confusion des critères de distinction sociale et académique, mais aussi des moyens de vérification, des espaces de contradiction, porte gravement atteinte à la vérité, ou à ce qui tente de s’en approcher. Elle porte aussi atteinte à la notion d’engagement, qui s’énonce clairement et n’a pas besoin, pour s’affirmer, de porter atteinte à la vérité ou de tordre la réalité. Tout comme les sociologues, historiens, philosophes du genre peuvent s’engager pour l’égalité sans mettre en danger leur science, nous autres spécialistes du monde arabe contemporain pouvons considérer qu’il est de notre devoir d’aider les Syriens sans être soupçonnés en permanence d’être de « parti pris ». Car notre engagement ne nous fait pas renoncer à notre science, ses contradictions, ses difficultés et son aspiration à la vérité.
Je n’ai pas lu l’ouvrage, mais on peut en effet s’interroger : pourquoi les Editions du CNRS ont elles besoin de publier un livre de Renaud Girard ? Inversement, que recherche Renaud Girard en publiant cet ouvrage chez cet éditeur (objectivement moins bien distribué) : n’a t il pas trouvé un éditeur plus grand public ?
Autrement dit, c’est quoi un éditeur « académique » ? quels critères de sélection doit-il privilégier ?