• Leyla Dakhli s’insurge contre la publication par CNRS Editions d’un livre signé du reporter de guerre Renaud Girard consacré, entre autres, à la Syrie : Le Monde en marche (2014)
    Science sans conscience, etc. - Libération
    http://www.liberation.fr/chroniques/2014/02/21/science-sans-conscience-etc_982086
    #paywall (mais plus pour longtemps. Après il n’y aura plus de mur, et surtout plus rien derrière #Libération ou #feu_Libération)

    Nous sommes confrontés aujourd’hui à une défiance nouvelle, qui a pour effet de faire du discours sur ce pays une simple confrontation d’opinions. Je veux ici identifier quelques-uns des dispositifs qui sèment le doute.

    L’absence de frontière claire entre le travail des journalistes, la parole des chroniqueurs intellectuels et celle des chercheurs est certainement en cause pour une part. Mais cette indistinction n’est pas seulement entretenue par les pages des journaux qui accueillent un peu de tout, et c’est normal. Le sommet me semble atteint lorsqu’une maison d’édition universitaire (ici, CNRS Editions) labellise l’ouvrage qui, d’après la quatrième de couverture, « bien mieux qu’un journal télévisé, nous offre le film des secousses telluriques qui ont rythmé la vie internationale ». L’auteur de cet ouvrage, Renaud Girard, devenu expert du Moyen-Orient contemporain - et de la Syrie en particulier - par la grâce du label CNRS, est invité à commenter l’actualité, non comme journaliste, mais comme scientifique. C’est là que le bât blesse. Il déroule alors une vision exclusivement confessionnaliste de la région ; défend, au nom de la protection des chrétiens, le régime de Bachar al-Assad ; critique la vision des analystes incapables de prévoir la solidité du régime baasiste ; parle d’une « guerre de religions » globale que nul n’est censé ignorer ; déroule donc ce que l’on appelle communément une « grille de lecture », cohérente, carrée, facile à comprendre… bref, un vrai soulagement qui fait oublier à tous que cela signifie qu’il faut, in fine, défendre Bachar al-Assad (ou, en Egypte, l’armée).

    Ce que le reporter de guerre Renaud Girard écrit ne doit pas être censuré, mais on peut s’interroger, voire s’insurger de sa publication au CNRS. Celle-ci n’a été possible que parce que ces éditions ont renoncé, au nom des impératifs de rentabilité, de rapidité, de réactivité, aux processus de sélection, de vérification collégiale qui caractérise les éditions universitaires. Malgré ce changement majeur, être publié au CNRS continue, pour la plupart des gens, à signifier quelque chose. Cela permet à l’auteur dudit « journal télévisé » d’être qualifié d’expert par des journalistes eux aussi dépassés par la rapidité, le temps qu’il faudrait pour tout vérifier.

    Cette confusion des critères de distinction sociale et académique, mais aussi des moyens de vérification, des espaces de contradiction, porte gravement atteinte à la vérité, ou à ce qui tente de s’en approcher. Elle porte aussi atteinte à la notion d’engagement, qui s’énonce clairement et n’a pas besoin, pour s’affirmer, de porter atteinte à la vérité ou de tordre la réalité. Tout comme les sociologues, historiens, philosophes du genre peuvent s’engager pour l’égalité sans mettre en danger leur science, nous autres spécialistes du monde arabe contemporain pouvons considérer qu’il est de notre devoir d’aider les Syriens sans être soupçonnés en permanence d’être de « parti pris ». Car notre engagement ne nous fait pas renoncer à notre science, ses contradictions, ses difficultés et son aspiration à la vérité.

    Je n’ai pas lu l’ouvrage, mais on peut en effet s’interroger : pourquoi les Editions du CNRS ont elles besoin de publier un livre de Renaud Girard ? Inversement, que recherche Renaud Girard en publiant cet ouvrage chez cet éditeur (objectivement moins bien distribué) : n’a t il pas trouvé un éditeur plus grand public ?
    Autrement dit, c’est quoi un éditeur « académique » ? quels critères de sélection doit-il privilégier ?

    Par ailleurs, signalons que plusieurs livres de CNRS Editions, notamment sur le Proche-Orient, la Méditerranée ou le MOnde musulman, ont récemment été publiés en accès libre (mais pas tout du tout... dommage)
    Par exemple, l’excellent Briser la mosaïque de Géraldine Chatelard : http://books.openedition.org/editionscnrs/3634 ou encore Mohamed Kamel Dorai Les réfugiés palestiniens au Liban. Une géographie de l’exil http://books.openedition.org/editionscnrs/2418
    #Syrie #édition_SHS #édition_numérique

    • D’accord pour un questionnement sur la question de l’éditeur académique, et la caution « scientifique » d’opinions politiques.

      Mais en même temps, je ne peux m’empêcher de penser : ENFIN !

      Pourquoi donc a-t-il fallu attendre un bouquin de Renaud Girard pour que la communauté scientifique concernée pose enfin la question de l’enrobage et de la caution « scientifique » d’engagements politiques particulièrement discutables ?

      Surtout si c’est pour en revenir aux très habituelles (et fort peu scientifiques) accusations de haute-trahison du style : « bref, un vrai soulagement qui fait oublier à tous que cela signifie qu’il faut, in fine, défendre Bachar al-Assad (ou, en Egypte, l’armée). »

    • Excellente initiative que cet OpenEdition Books, mais je suis toujours abasourdi de voir (ici comme pour la plupart des bases de données en accès distant) la « différence de traitement » selon que je m’y connecte avec mes identifiants de gueux d’IEP de province (souvent quelques extraits d’ouvrages accessibles en ligne), ou avec des identifiants gracieusement prêtés par une camarade de Sciences Po Paris (et là, la caverne d’Ali Baba : la totalité des ouvrages, entièrement téléchargeables, en format PDF ou liseuse...).

    • @niss : certes. Mais le programme est tout nouveau et il faut signaler aux bibliothécaires les ouvrages à acheter : ce n’est pas une logique d’abonnement comme les revues. Et, oui, ScPo Paris a évidemment plus de ressources financières mais aussi une politique de documentation numérique très avancée.
      @nidal : pour moi la difficulté est de tenir, dans les médias, un discours audible (c’est à dire que les journalistes vont reproduire) tout en reconnaissant que l’essentiel des informations provient de contacts téléphoniques ou du recoupement de diverses vidéos - mis en résonance avec les grilles de lecture et les connaissances préalables du chercheur. Or, cette prudence méthodologique, elle, ne passe pas dans les médias. Du coup, les moins scrupuleux, qui rendent les avis les plus tranchés, sur la base des grilles de lecture les plus carrées, sont les plus audibles (et ce ne sont pas forcément les plus experts).
      Ensuite, les chercheurs sont pris dans une « dépendance au sentier » qui fait qu’ils centrent leurs discours sur des objets qu’ils connaissent, cad sur lesquels ils peuvent utiliser les mêmes sources / informateurs. Ainsi, un Balanche a des antennes en milieu alaouite et classe moyenne et aisée damascène, un Pierret en milieu Frères musulmans et plus largement milieux religieux sunnites. Il est clair que ces sources d’information différenciées ne peuvent les conduire ensuite à tenir un discours convergent.