• Lettre ouverte à Routledge – Taylor & Francis Group
    https://academia.hypotheses.org/52769

    Censure académique des violences sexuelles et des abus de pouvoir : pas dans notre milieu universitaire ! #NotInOurAcademia #NoEnNuestraAcademia #NãoNaNossaAcademia #MeTooAcademia #MeTooESR Pour signer cette lettre, utiliser le formulaire sous ce lien et nous ajouterons votre nom. Les violences sexuelles sont très … Continuer la lecture →

    #Academic_Feminist_Fight_Club #Libertés_académiques_:_pour_une_université_émancipatrice #censure #Études_de_genre #Études_globales #publication_scientifique

  • Communiqué unitaire et des personnels de l’#université_d'angers contre les #attaques d’#extrême_droite (22.03.2022)

    Cher‧es collègues,

    Depuis quelques semaines, les actes racistes, antisémites et fascistes se développent au sein même de notre #Université, du fait notamment d’étudiant‧es organisé‧es dans des #groupuscules d’extrême droite. Des #croix_gammées ont été taguées dans des toilettes, des autocollants racistes sont collés sur plusieurs de nos campus, un #collage géant « L’immigration tue » revendiqué par le mouvement nationaliste et identitaire #RED (#Rassemblement_des_étudiants_de_droite) est apparu dans la nuit de jeudi à vendredi sur le campus de #Belle_Beille, et ce jeudi 17 mars plusieurs étudiants de cette mouvance ont distribué un #tract infamant, raciste, sexiste et LGBTphobe à #Saint-Serge. Certains de ces actes touchent directement des enseignant‧es : des cours ont été interrompus par des remarques de soutien aux candidats d’extrêmes-droites, des enseignant‧es sont pris‧es à partie sur les #réseaux_sociaux par des étudiant‧es dévoilant leur nom et contenus de cours, et des médias d’extrême-droite attaquent nommément des collègues et leurs recherches liés aux #études_de_genre et à l’#intersectionnalité. Le contexte national d’élection présidentielle et d’exacerbation des discours racistes et violents y est pour beaucoup. Les discours de Blanquer et Vidal contre un soi-disant « islamo-gauchisme » des personnels de l’#ESR aussi. Le contexte local du déroulement du Mois du genre est également à prendre en compte : l’extrême-droite ne supporte pas que nos recherches documentent les inégalités et les dominations.

    Nous avons une pensée particulière pour toutes celles et tous ceux qui sont directement visés par ces attaques. Tous et toutes ensemble devons être vigilant‧es : nous ne laisserons aucun de ces autocollants, tags ou tracts avoir droit de cité au sein de notre université. Nous les effacerons systématiquement. Les discours racistes, sexistes, homophobes ne sont pas des opinions, ce sont des #délits. Les responsables de ces actes s’exposent donc à des #poursuites_judiciaires.

    Le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche doit être le lieu où toutes et tous peuvent trouver leur place sans avoir peur d’une agression qu’elle soit verbale ou physique. Notre université doit permettre à tous et toutes, quelles que soient ses appartenances de genre ou ses origines ethniques, d’étudier, travailler, faire de la recherche. Notre communauté universitaire doit être un rempart contre les projets politiques nauséabonds, réactionnaires et fascistes.

    Nous invitons toutes celles et tous ceux qui le souhaitent à participer aux activités du Mois du genre tout le long du mois de mars et de la Semaine de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, qui commence lundi 21 mars à l’UA.

    Communiqué signé Snesup-FSU, Snasub-FSU, Sud Education 49, ainsi que des personnels de l’Université d’Angers engagés contre l’extrême-droite.
    (reçu via une mailing-list)

    #racisme #antisémitisme #fascisme #France #sexisme #homophobie #étudiants #Angers #facs

  • #Liberté_académique et #justice_sociale

    On assiste en #Amérique_du_Nord à une recomposition du paysage académique, qui met l’exercice des #libertés_universitaires aux prises avec des questions de justice sociale, liées, mais pas seulement, au militantisme « #woke », souvent mal compris. Publication du premier volet d’un entretien au long cours avec #Isabelle_Arseneau et #Arnaud_Bernadet, professeurs à l’Université McGill de Montréal.

    Alors que se multiplient en France les prises de position sur les #libertés_académiques – voir par exemple cette « défense et illustration » -, un débat à la fois vif et très nourri se développe au #Canada depuis plus d’un an, après que des universitaires ont dû faire face à des plaintes pour #racisme, parfois à des suspensions de leur contrat, en raison de l’utilisation pédagogique qu’ils avaient faite des mots « #nègre » ou « #sauvages ». Significativement, un sondage récent auprès des professeurs d’université du Québec indique qu’une majorité d’entre eux pratiquent diverses formes d’#autocensure. C’est dans ce contexte qu’Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet, professeurs au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill de Montréal, ont été conduits à intervenir activement dans le débat, au sein de leur #université, mais aussi par des prises de position publiques dans la presse et surtout par la rédaction d’un mémoire, solidement argumenté et très remarqué, qui a été soumis et présenté devant la Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique dans le milieu universitaire.

    Initiée en février 2021 par le premier ministre du Québec, François Legault, cette commission a auditionné de nombreux acteurs, dont les contributions sont souvent de grande qualité. On peut télécharger ici le mémoire des deux universitaires et suivre leur audition grâce à ce lien (début à 5 :15 :00). La lecture du présent entretien peut éclairer et compléter aussi bien le mémoire que l’audition. En raison de sa longueur, je publie cet entretien en deux parties. La première partie est consacrée aux exemples concrets de remise en cause de la liberté de citer certains mots en contexte universitaire et traite des conséquences de ces pratiques sur les libertés académiques. Cette première partie intègre aussi une analyse critique de la tribune parue ce jour dans Le Devoir, co-signée par Blanquer et le ministre de l’Education du Québec, lesquels s’attaquent ensemble et de front à la cancel culture. La seconde partie, à paraître le vendredi 29 octobre, portera plus précisément sur le mouvement « woke », ses origines et ses implications politiques, mais aussi sur les rapports entre science et société. Je tiens à remercier chaleureusement Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet d’avoir accepté de répondre à mes questions et d’avoir pris le temps de construire des réponses précises et argumentées, dont la valeur tient tout autant à la prise critique de ces deux universitaires qu’aux disciplines qui sont les leurs et qui informent leur réflexion. Ils coordonnent actuellement un volume collectif interdisciplinaire, Libertés universitaires : un an de débat au Québec (2020-2021), à paraître prochainement.

    Entretien, première partie

    1. Pourriez-vous exposer le plus factuellement possible ce qui s’est passé au mois de septembre 2020 à l’université d’Ottawa et à l’université McGill de Montréal ?

    Isabelle Arseneau. À l’automne 2020 éclatait à l’Université d’Ottawa une affaire qui a passionné le Québec et a connu d’importantes suites politiques : à l’occasion d’une séance d’enseignement virtuel sur la représentation des identités en art, une chargée de cours, #Verushka_Lieutenant-Duval, expliquait à ses étudiants comment l’injure « #nigger » a été réutilisée par les communautés afro-américaines comme marqueur subversif dans les années 1960. Parce qu’elle a mentionné le mot lui-même en classe, l’enseignante est devenue aussitôt la cible de #plaintes pour racisme et, au terme d’une cabale dans les #réseaux_sociaux, elle a été suspendue temporairement par son administration. Au même moment, des incidents à peu près analogues se produisaient au Département des littératures de langue française, de traduction et de création de l’Université McGill, où nous sommes tous les deux professeurs. Dans un cours d’introduction à la littérature québécoise, une chargée de cours a mis à l’étude Forestiers et voyageurs de #Joseph-Charles_Taché, un recueil de contes folkloriques paru en 1863 et qui relate les aventures d’un « Père Michel » qui arpente le pays et documente ses « mœurs et légendes ». Des étudiants interrompent la séance d’enseignement virtuel et reprochent à l’enseignante de leur avoir fait lire sans avertissement préalable une œuvre contenant les mots « Nègres » et « Sauvages ». Quelques jours plus tard, des plaintes pour racisme sont déposées contre elle. Le dossier est alors immédiatement pris en charge par la Faculté des Arts, qui lui suggère de s’excuser auprès de sa classe et d’adapter son enseignement aux étudiants que pourrait offenser la lecture des six autres classiques de la littérature québécoise prévus au syllabus (dont L’Hiver de force de Réjean Ducharme et Les Fous de Bassan d’Anne Hébert). Parmi les mesures d’accommodement, on lui conseille de fournir des « avertissements de contenu » (« #trigger_warnings ») pour chacune des œuvres à l’étude ; de se garder de prononcer à voix haute les mots jugés sensibles et de leur préférer des expressions ou des lettres de remplacement (« n », « s », « mot en n » « mot en s »). Trois mois plus tard, nous apprendrons grâce au travail d’enquête de la journaliste Isabelle Hachey (1) que les plaignants ont pu obtenir, après la date limite d’abandon, un remboursement de leurs frais de scolarité et les trois crédits associés à ce cours qu’ils n’ont cependant jamais suivi et pour lequel ils n’ont validé qu’une partie du travail.

    Lorsque j’ai imaginé notre doctorante en train de caviarder ses notes de cours et ses présentations Powerpoint, ça a fait tilt. Un an plus tôt, je travaillais à la Public Library de New York sur un manuscrit du XIIIe siècle dont la première image avait été grattée par un lecteur ou un possesseur offensé par le couple enlacé qu’elle donnait jusque-là à voir. La superposition de ces gestes de censure posés à plusieurs siècles d’intervalle témoignait d’un recul de la liberté universitaire que j’associais alors plus spontanément aux campus américains, sans pour autant nous imaginer à l’abri de cette vague venue du sud (2). Devant de tels dérapages, mon collègue Arnaud Bernadet et moi avons communiqué avec tous les étages de la hiérarchie mcgilloise. Las de nous heurter à des fins de non-recevoir, nous avons cosigné une série de trois lettres dans lesquelles nous avons dénoncé la gestion clientéliste de notre université (3). Malgré nos sorties répétées dans les médias traditionnels, McGill est demeurée silencieuse et elle l’est encore à ce jour.

    2. Pour être concret, qu’est-ce qui fait que l’emploi du mot « nègre » ou « sauvages » dans un cours est légitime ?

    Isabelle Arseneau. Vous évoquez l’emploi d’un mot dans un cadre pédagogique et il me semble que toute la question est là, dans le terme « emploi ». À première vue, le contexte de l’énonciation didactique ne se distingue pas des autres interactions sociales et ne justifie pas qu’on puisse déroger aux tabous linguistiques. Or il se joue dans la salle de classe autre chose que dans la conversation ordinaire : lorsque nous enseignons, nous n’employons pas les mots tabous, nous les citons, un peu comme s’il y avait entre nous et les textes lus ou la matière enseignée des guillemets. C’est de cette distinction capitale qu’ont voulu rendre compte les sciences du langage en opposant le signe en usage et le signe en mention. Citer le titre Nègres blancs d’Amérique ou le terme « Sauvages » dans Forestiers et Voyageurs ne revient pas à utiliser ces mêmes termes. De la même façon, il y a une différence entre traiter quelqu’un de « nègre » dans un bus et relever les occurrences du terme dans une archive, une traite commerciale de l’Ancien Régime ou un texte littéraire, même contemporain. Dans le premier cas, il s’agit d’un mot en usage, qui relève, à n’en pas douter, d’un discours violemment haineux et raciste ; dans l’autre, on n’emploie pas mais on mentionne des emplois, ce qui est différent. Bien plus, le mot indexe ici des représentations socialement et historiquement situées, que le professeur a la tâche de restituer (pour peu qu’on lui fournisse les conditions pour le faire). Si cette distinction entre l’usage et la mention s’applique à n’importe quel contexte d’énonciation, il va de soi qu’elle est très fréquente et pleinement justifiée — « légitime », oui — en contexte pédagogique. Il ne s’agit donc bien évidemment pas de remettre en circulation — en usage — des mots chargés de haine mais de pouvoir continuer à mentionner tous les mots, même les plus délicats, dans le contexte d’un exercice bien balisé, l’enseignement, dont on semble oublier qu’il suppose d’emblée un certain registre de langue.

    3. Ce qui étonne à partir de ces exemples – et il y en a d’autres du même type -, c’est que l’administration et la direction des universités soutiennent les demandes des étudiants, condamnent les enseignants et vont selon vous jusqu’à enfreindre des règles élémentaires de déontologie et d’éthique. Comment l’expliquez-vous ? L’institution universitaire a-t-elle renoncé à défendre ses personnels ?

    Arnaud Bernadet. Il faut naturellement conserver à l’esprit ici ce qui sépare les universités nord-américaines des institutions françaises. On soulignera deux différences majeures. D’une part, elles sont acquises depuis longtemps au principe d’autonomie. Elles se gèrent elles-mêmes, tout en restant imputables devant l’État, notamment au plan financier. Soulignons par ailleurs qu’au Canada les questions éducatives relèvent avant tout des compétences des provinces et non du pouvoir fédéral. D’autre part, ces universités obéissent à un modèle entrepreneurial. Encore convient-il là encore d’introduire des nuances assez fortes, notamment en ce qui concerne le réseau québécois, très hétérogène. Pour simplifier à l’extrême, les universités francophones sont plus proches du modèle européen, tandis que les universités anglophones, répliques immédiates de leurs voisines états-uniennes, semblent davantage inféodées aux pratiques néo-libérales.

    Quoi qu’il en soit, la situation décrite n’a rien d’inédit. Ce qui s’est passé à l’Université d’Ottawa ou à l’Université McGill s’observe depuis une dizaine d’années aux États-Unis. La question a été très bien documentée, au tournant de l’année 2014 sous la forme d’articles puis de livres, par deux sociologues, Bradley Campbell et Jason Manning (The Rise of Victimhood Culture) et deux psychologues, Jonathan Haidt et Greg Lukianoff (The Coddling of the American Mind). Au reste, on ne compte plus sur les campus, et parmi les plus progressistes, ceux de l’Ouest (Oregon, État de Washington, Californie) ou de la Nouvelle-Angleterre en particulier, les demandes de censure, les techniques de deplatforming ou de “désinvitation”, les calomnies sur les médias sociaux, les démissions du personnel - des phénomènes qu’on observe également dans d’autres milieux (culture, médias, politique). En mai dernier, Rima Azar, professeure en psychologie de la santé, a été suspendue par l’Université Mount Allison du Nouveau-Brunswick, pour avoir qualifié sur son blog Black Lives Matter d’organisation radicale…

    Il y a sans doute plusieurs raisons à l’attitude des administrateurs. En tout premier lieu : un modèle néo-libéral très avancé de l’enseignement et de la recherche, et ce qui lui est corrélé, une philosophie managériale orientée vers un consumérisme éducatif. Une autre explication serait la manière dont ces mêmes universités réagissent à la mouvance appelée “woke”. Le terme est sujet à de nombreux malentendus. Il fait désormais partie de l’arsenal polémique au même titre que “réac” ou “facho”. Intégré en 2017 dans l’Oxford English Dictionary, il a été à la même date récupéré et instrumentalisé par les droites conservatrices ou identitaires. Mais pas seulement : il a pu être ciblé par les gauches traditionnelles (marxistes, libertaires, sociales-démocrates) qui perçoivent dans l’émergence de ce nouveau courant un risque de déclassement. Pour ce qui regarde notre propos, l’illusion qu’il importe de dissiper, ce serait de ne le comprendre qu’à l’aune du militantisme et des associations, sur une base strictement horizontale. Ce qui n’enlève rien à la nécessité de leurs combats, et des causes qu’ils embrassent. Loin s’en faut. Mais justement, il s’agit avec le “wokism” et la “wokeness” d’un phénomène nettement plus composite qui, à ce titre, déborde ses origines liées aux luttes des communautés noires contre l’oppression qu’elles subissaient ou subissent encore. Ce phénomène, plus large mais absolument cohérent, n’est pas étranger à la sociologie élitaire des universités nord-américaines, on y reviendra dans la deuxième partie de cet entretien. Car ni l’un ni l’autre ne se sont si simplement inventés dans la rue. Leur univers est aussi la salle de classe.

    4. Au regard des événements dans ces deux universités, quelle analyse faites-vous de l’évolution des libertés académiques au Québec ?

    Arnaud Bernadet. Au moment où éclatait ce qu’il est convenu d’appeler désormais “l’affaire Verushka Lieutenant-Duval”, le Québec cultivait cette douce illusion de se croire à l’abri de ce genre d’événements. Mais les idées et les pratiques ne s’arrêtent pas à la frontière avec le Canada anglais ou avec les États-Unis. Le cas de censure survenu à McGill (et des incidents d’autre nature se sont produits dans cet établissement) a relocalisé la question en plein cœur de Montréal, et a montré combien les cultures et les sociétés sont poreuses les unes vis-à-vis des autres. Comme dans nombre de démocraties, on assiste au Québec à un recul des libertés publiques, la liberté académique étant l’une d’entre elles au même titre que la liberté d’expression. Encore faut-il nuancer, car le ministère de l’enseignement supérieur a su anticiper les problèmes. En septembre 2020, le scientifique en chef Rémi Quirion a remis un rapport qui portait plus largement sur L’université québécoise du futur, son évolution, les défis auxquels elle fait face, etc. Or en plus de formuler des recommandations, il y observe une “précarisation significative” de la liberté académique, un “accroissement de la rectitude politique”, imputée aux attentes ou aux convictions de “groupes particuliers”, agissant au nom de “valeurs extra-universitaires”, et pour finir, l’absence de “protection législative à large portée” entourant la liberté académique au Québec, une carence qui remonte à la Révolution tranquille. En février 2021, le premier ministre François Legault annonçait la création d’une Commission scientifique et technique indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique en contexte universitaire. Cette commission qui n’a pas fini de siéger a rendu une partie de ses résultats, notamment des sondages effectués auprès du corps professoral (ce qui inclut les chargés de cours) : 60 % d’entre eux affirment avoir évité d’utiliser certains mots, 35 % disent avoir même recouru à l’autocensure en sabrant certains sujets de cours. La recherche est également affectée. Ce tableau n’est guère rassurant, mais il répond à celles et ceux qui, depuis des mois, à commencer dans le milieu enseignant lui-même, doublent la censure par le déni et préfèrent ignorer les faits. À l’évidence, des mesures s’imposent aujourd’hui, proportionnées au diagnostic rendu.

    5. La liberté académique est habituellement conçue comme celle des universitaires, des enseignants-chercheurs, pour reprendre la catégorie administrative en usage en France. Vous l’étendez dans votre mémoire à l’ensemble de la communauté universitaire, en particulier aux jeunes chercheurs, mais aussi aux personnels administratifs et aux étudiants ? Pourriez-vous éclairer ce point ?

    Arnaud Bernadet. Ce qui est en jeu ici n’est autre que l’extension et les applications du concept de liberté académique. Bien sûr, un étudiant ne jouit pas des mêmes dispositions qu’un professeur, par exemple le droit à exercer l’évaluation de ses propres camarades de classe. Mais a priori nous considérons que n’importe quel membre de la communauté universitaire est titulaire de la liberté académique. Celle-ci n’a pas été inventée pour donner aux enseignants et chercheurs quelque “pouvoir” irréaliste et exorbitant, mais pour satisfaire aux deux missions fondamentales que leur a confiées la société : assurer la formation des esprits par l’avancement des connaissances. En ce domaine, l’écart est-il significatif entre le choix d’un thème ou d’un corpus par un professeur, et un exposé oral préparé par un étudiant ? Dans chaque cas, on présumera que l’accès aux sources, la production des connaissances, le recours à l’argumentation y poursuivent les mêmes objectifs de vérité. De même, les administrateurs, et notamment les plus haut placés, doivent pouvoir bénéficier de la liberté académique, dans l’éventualité où elle entrerait en conflit avec des objectifs de gouvernance, qui se révéleraient contraires à ce qu’ils estimeraient être les valeurs universitaires fondamentales.

    6. Entre ce que certains considèrent comme des recherches “militantes” et les orientations néolibérales et managériales du gouvernement des universités, qu’est-ce qui vous semble être le plus grand danger pour les libertés académiques ?

    Arnaud Bernadet. Ce sont des préoccupations d’ordre différent à première vue. Les unes semblent opérer à l’interne, en raison de l’évolution des disciplines. Les autres paraissent être plutôt impulsées à l’externe, en vertu d’une approche productiviste des universités. Toutes montrent que le monde de l’enseignement et de la recherche est soumis à de multiples pressions. Aussi surprenant que cela paraisse, il n’est pas exclu que ces deux aspects se rejoignent et se complètent. Dans un article récent de The Chronicle of Higher Education (03.10.2021), Justin Sider (professeur de littérature anglaise à l’Université d’Oklahoma) a bien montré que les préoccupations en matière de justice sociale sont en train de changer la nature même des enseignements. Loin de la vision désintéressée des savoirs, ceux-ci serviraient dorénavant les étudiants à leur entrée dans la vie active, pour changer l’ordre des choses, combattre les inégalités, etc. C’est une réponse à la conception utilitariste de l’université, imposée depuis plusieurs décennies par le modèle néolibéral. Et c’est ce qu’ont fort bien compris certains administrateurs qui, une main sur le cœur, l’autre près du portefeuille, aimeraient donc vendre désormais à leurs “clients” des programmes ou de nouveaux curricula portant sur la justice sociale.

    7. La défense des libertés académiques, en l’occurrence la liberté pédagogique et la liberté de recherche d’utiliser tous les mots comme objet de savoir, est-elle absolue, inconditionnelle ? Ne risque-t-elle pas de renforcer un effet d’exclusion pour les minorités ?

    Isabelle Arseneau. Elle est plutôt à notre avis non-négociable (aucun principe n’est absolu). Mais pour cela, il est impératif de désamalgamer des dossiers bien distincts : d’une part, le travail de terrain qu’il faut encore mener en matière d’équité, de diversité et d’inclusion (qu’il est désormais commun de désigner par l’acronyme « ÉDI ») ; d’autre part, les fondements de la mission universitaire, c’est-à-dire créer et transmettre des savoirs. Les faux parallèles que l’on trace entre la liberté académique et les « ÉDI » desservent autant la première que les secondes et on remarque une nette tendance chez certaines universités plus clairement néolibérales à utiliser la liberté académique comme un vulgaire pansement pour régler des dossiers sur lesquels elles accusent parfois de regrettables retards. Bien ironiquement, ce militantisme d’apparat ne fait nullement progresser les différentes causes auxquelles il s’associe et a parfois l’effet inverse. Revenons à l’exemple concret qui s’est produit chez nous : recommander à une enseignante de s’excuser pour avoir prononcé et fait lire un mot jugé sensible et aller jusqu’à rembourser leurs frais de scolarité à des étudiants heurtés, voilà des gestes « spectaculaires » qui fleurent bon le langage de l’inclusion mais qui transpirent le clientélisme (« Satisfaction garantie ou argent remis ! »). Car une fois que l’on a censuré un mot, caviardé un passage, proscrit l’étude d’une œuvre, qu’a-t-on fait, vraiment, pour l’équité salariale hommes-femmes ; pour l’inclusion des minorités toujours aussi invisibles sur notre campus ; pour la diversification (culturelle, certes, mais également économique) des corps enseignant et étudiant, etc. ? Rien. Les accommodements offerts aux plaignants sont d’ailleurs loin d’avoir créé plus d’équité ; ils ont au contraire engendré une série d’inégalités : entre les étudiants d’abord, qui n’ont pas eu droit au même traitement dans le contexte difficile de la pandémie et de l’enseignement à distance ; entre les chargés de cours ensuite, qui n’ont pas eu à faire une même quantité de travail pour un même salaire ; et, enfin, entre les universités, toutes soumises au même système de financement public, dont le calcul repose en bonne partie sur l’unité-crédit. Les salles de classe ont bon dos : elles sont devenues les voies de sortie faciles pour des institutions qui s’achètent grâce à elles un vernis de justice sociale qui tarde à se traduire par des avancées concrètes sur les campus. Confondre les dossiers ne servira personne.

    8. Reste que ce qui est perçu par des acteurs de la défense de droits des minorités comme l’exercice d’une liberté d’expression est vécu et analysé par d’autres acteurs comme une atteinte à la liberté académique, en particulier la liberté pédagogique. La situation n’est-elle pas une impasse propre à aviver les tensions et créer une polémique permanente ? Comment sortir de cette impasse ?

    Isabelle Arseneau. En effet, on peut vite avoir l’impression d’un cul-de-sac ou d’un cercle vicieux difficile à briser, surtout au vu de la polarisation actuelle des discours, qu’aggravent les médias sociaux. Dans ce brouhaha de paroles et de réactions à vif, je ne sais pas si on s’entend et encore moins si on s’écoute. Chose certaine, il faudra dans un premier temps tenter de régler les problèmes qui atteignent aujourd’hui les établissements postsecondaires depuis l’intérieur de leurs murs. En effet, la responsabilité me semble revenir d’abord aux dirigeants de nos institutions, à la condition de réorienter les efforts vers les bonnes cibles et, comme je le disais à l’instant, de distinguer les dossiers. À partir du moment où l’on cessera de confondre les dossiers et où l’on résistera aux raccourcis faciles et tendancieux, des chantiers distincts s’ouvriront naturellement.

    Du côté des dossiers liés à l’équité et à la diversité, il me semble nécessaire de mener de vrais travaux d’enquête et d’analyse de terrain et de formuler des propositions concrètes qui s’appuient sur des données plutôt que des mesures cosmétiques qui suivent l’air du temps (il ne suffit pas, comme on a pu le faire chez nous, de recommander la censure d’un mot, de retirer une statue ou de renommer une équipe de football). Plus on tardera à s’y mettre vraiment et à joindre le geste à la parole, plus longtemps on échouera à réunir les conditions nécessaires au dialogue serein et décomplexé. Il nous reste d’ailleurs à débusquer les taches aveugles, par exemple celles liées à la diversité économique de nos campus (ou son absence), une donnée trop souvent exclue de la réflexion, qui préfère se fixer sur la seule dimension identitaire. Du côté de la liberté universitaire, il est nécessaire de la réaffirmer d’abord et de la protéger ensuite, en reprenant le travail depuis le début s’il le faut. C’est ce qu’a fait à date récente la Mission nommée par le recteur de l’Université de Montréal, Daniel Jutras. Les travaux de ce comité ont abouti à l’élaboration d’un énoncé de principes fort habile. Ce dernier, qui a été adopté à l’unanimité par l’assemblée universitaire, distingue très nettement les dossiers et les contextes : en même temps qu’il déclare qu’« aucun mot, aucun concept, aucune image, aucune œuvre ne sauraient être exclus a priori du débat et de l’examen critique dans le cadre de l’enseignement et de la recherche universitaires », le libellé rappelle que l’université « condamne les propos haineux et qu’en aucun cas, une personne tenant de tels propos ne peut se retrancher derrière ses libertés universitaires ou, de façon générale, sa liberté d’expression » (4). Il est également urgent de mettre en œuvre une pédagogie ciblant expressément les libertés publiques, la liberté académique et la liberté d’expression. C’est d’ailleurs une carence mise au jour par l’enquête de la Commission, qui révèle que 58% des professeurs interrogés « affirment ne pas savoir si leur établissement possède des documents officiels assurant la protection de la liberté universitaire » et que 85% des répondants étudiants « considèrent que les universités devraient déployer plus d’efforts pour faire connaître les dispositions sur la protection de la liberté universitaire ». Il reste donc beaucoup de travail à faire sur le plan de la diffusion de l’information intra muros. Heureusement, nos établissements ont déjà en leur possession les outils nécessaires à l’implantation de ce type d’apprentissage pratique (au moment de leur admission, nos étudiants doivent déjà compléter des tutoriels de sensibilisation au plagiat et aux violences sexuelles, par exemple).

    Enfin, il revient aux dirigeants de nos universités de s’assurer de mettre en place un climat propice à la réflexion et au dialogue sur des sujets parfois délicats, par exemple en se gardant d’insinuer que ceux qui défendent la liberté universitaire seraient de facto hostiles à la diversité et à l’équité, comme a pu le faire notre vice-recteur dans une lettre publiée dans La Presse en février dernier. Ça, déjà, ce serait un geste à la hauteur de la fonction.

    9. Quelle perception avez-vous de la forme qu’a pris la remise en cause des libertés académiques en France avec la polémique sur l’islamo-gauchisme initiée par deux membres du gouvernement – Blanquer et Vidal – et poursuivi avec le Manifeste des 100 ?

    Arnaud Bernadet. Un sentiment de profonde perplexité. La comparaison entre “l’islamo-gauchisme”, qui nous semble en grande partie un épouvantail agité par le pouvoir macroniste, et le “wokism” états-unien ou canadien - qui est une réalité complexe mais mesurable, dont on précisera les contours la semaine prochaine - se révèle aussi artificielle qu’infondée. Un tel rapprochement est même en soi très dangereux, et peut servir de nouveaux amalgames comme il apparaît nettement dans la lettre publiée hier par Jean-Michel Blanquer et Jean-François Roberge : “L’école pour la liberté, contre l’obscurantisme”. Déplions-la un instant. Les deux ministres de l’Éducation, de France et du Québec, ne sont pas officiellement en charge des dossiers universitaires (assurés par Frédérique Vidal et Danielle McCann). D’une même voix, Blanquer et Roberge condamnent - à juste titre - l’autodafé commis en 2019 dans plusieurs écoles du sud-ouest de l’Ontario sur des encyclopédies, des bandes-dessinées et des ouvrages de jeunesse qui portaient atteinte à l’image des premières nations. Or on a appris par la suite que l’instigatrice de cette purge littéraire, Suzie Kies, œuvrait comme conseillère au sein du Parti Libéral du Canada sur les questions autochtones. Elle révélait ainsi une évidente collusion avec le pouvoir fédéral. Inutile de dire par conséquent que l’intervention de nos deux ministres ressortit à une stratégie d’abord politique. En position fragile face à Ottawa, dont les mesures interventionnistes ne sont pas toujours compatibles avec son esprit d’indépendance, le Québec se cherche des appuis du côté de la France. Au nom de la “liberté d’expression”, la France tacle également Justin Trudeau, dont les positions modérées au moment de l’assassinat de Samuel Paty ont fortement déplu. Ce faisant, le Québec et la France se donnent aussi comme des sociétés alternatives, le Canada étant implicitement associé aux États-Unis dont il ne serait plus que la copie : un lieu où prospéreraient une “idéologie” et des “méthodes” - bannissement, censure, effacement de l’histoire - qui menaceraient le “respect” et l’esprit de “tolérance” auxquels s’adossent “nos démocraties”. Au lieu de quoi, non seulement “l’égalité” mais aussi la “laïcité” seraient garantes au Québec comme en France d’un “pacte” capable d’unir la “communauté” sur la base “de connaissances, de compétences et de principes fondés sur des valeurs universelles”, sans que celles-ci soient d’ailleurs clairement précisées. On ne peut s’empêcher toutefois de penser que les deux auteurs prennent le risque par ce biais de légitimer les guerres culturelles, issues au départ des universités états-uniennes, en les étendant aux rapports entre anglophones et francophones. Au reste, la cible déclarée du texte, qui privilégie plutôt l’allusion et se garde habilement de nommer, reste la “cancel culture” aux mains des “assassins de la mémoire”. On observera qu’il n’est nulle part question de “wokes”, de décolonialisme ou d’antiracisme par exemple. D’un “militantisme délétère” (mais lequel, exactement ?) on passe enfin aux dangers de la “radicalisation”, dans laquelle chacun mettra ce qu’il veut bien y entendre, des extrémismes politiques (national-populisme, alt-right, néo-nazisme, etc.) et des fondamentalismes religieux. Pour finir, la résistance aux formes actuelles de “l’obscurantisme” est l’occasion de revaloriser le rôle de l’éducation au sein des démocraties. Elle est aussi un moyen de renouer avec l’héritage rationaliste des Lumières. Mais les deux ministres retombent dans le piège civilisationniste, qui consiste à arrimer - sans sourciller devant la contradiction - les “valeurs universelles” à “nos sociétés occidentales”. Le marqueur identitaire “nos” est capital dans le texte. Il efface d’un même geste les peuples autochtones qui étaient mentionnés au début de l’article, comme s’ils ne faisaient pas partie, notamment pour le Québec, de cette “mémoire” que les deux auteurs appellent justement à défendre, ou comme s’ils étaient d’emblée assimilés et assimilables à cette vision occidentale ? De lui-même, l’article s’expose ici à la critique décoloniale, particulièrement répandue sur les campus nord-américains, celle-là même qu’il voudrait récuser. Qu’on en accepte ou non les prémisses, cette critique ne peut pas être non plus passée sous silence. Il faut s’y confronter. Car elle a au moins cette vertu de rappeler que l’héritage des Lumières ne va pas sans failles. On a le droit d’en rejeter les diverses formulations, mais il convient dans ce cas de les discuter. Car elles nous obligent à penser ensemble - et autrement - les termes du problème ici posé : universalité, communauté et diversité.

    10. La forme d’un « énoncé » encadrant la liberté académique et adopté par le parlement québécois vous semble-t-elle un bon compromis politique ? Pourquoi le soutenir plutôt qu’une loi ? Un énoncé national de référence, laissant chaque établissement en disposer librement, aura-t-il une véritable efficacité ?

    Isabelle Arseneau. Au moment de la rédaction de notre mémoire, les choses nous semblaient sans doute un peu moins urgentes que depuis la publication des résultats de la collecte d’informations réalisée par la Commission indépendante sur la reconnaissance de la liberté académique en contexte universitaire. Les chiffres publiés en septembre dernier confirment ce que nous avons remarqué sur le terrain et ce que suggéraient déjà les mémoires, les témoignages et les avis d’experts récoltés dans le cadre des travaux des commissaires : nous avons affaire à un problème significatif plutôt qu’à un épiphénomène surmédiatisé (comme on a pu l’entendre dire). Les résultats colligés reflètent cependant un phénomène encore plus généralisé que ce que l’on imaginait et d’une ampleur que, pour ma part, je sous-estimais.

    Dans le contexte d’une situation sérieuse mais non encore critique, l’idée d’un énoncé m’a donc toujours semblé plus séduisante (et modérée !) que celle d’une politique nationale, qui ouvrirait la porte à l’ingérence de l’État dans les affaires universitaires. Or que faire des universités qui ne font plus leurs devoirs ? L’« énoncé sur la liberté universitaire » de l’Université McGill, qui protège les chercheurs des « contraintes de la rectitude politique », ne nous a été d’aucune utilité à l’automne 2020. Comment contraindre notre institution à respecter les règles du jeu dont elle s’est elle-même dotée ? Nous osons croire qu’un énoncé national, le plus ouvert et le plus généreux possible, pourrait aider les établissements comme le nôtre à surmonter certaines difficultés internes. Mais nous sommes de plus en plus conscients qu’il faudra sans doute se doter un jour de mécanismes plus concrets qu’un énoncé non contraignant.

    Arnaud Bernadet. Nous avons eu de longues discussions à ce sujet, et elles ne sont probablement pas terminées. C’est un point de divergence entre nous. Bien entendu, on peut se ranger derrière la solution modérée comme on l’a d’abord fait. Malgré tout, je persiste à croire qu’une loi aurait plus de poids et d’efficience qu’un énoncé. L’intervention de l’État est nécessaire dans le cas présent, et me semble ici le contraire même de l’ingérence. Une démocratie digne de ce nom doit veiller à garantir les libertés publiques qui en sont au fondement. Or, en ce domaine, la liberté académique est précieuse. Ce qui a lieu sur les campus est exceptionnel, cela ne se passe nulle part ailleurs dans la société : la quête de la vérité, la dynamique contradictoire des points de vue, l’expression critique et l’émancipation des esprits. Je rappellerai qu’inscrire le principe de la liberté académique dans la loi est aussi le vœu exprimé par la Fédération Québécoise des Professeures et Professeurs d’Université. Actuellement, un tel principe figure plutôt au titre du droit contractuel, c’est-à-dire dans les conventions collectives des établissements québécois (quand celles-ci existent !) Une loi remettrait donc à niveau les universités de la province, elle préviendrait toute espèce d’inégalité de traitement d’une institution à l’autre. Elle comblerait la carence dont on parlait tout à l’heure, qui remonte à la Révolution tranquille. Elle renforcerait finalement l’autonomie des universités au lieu de la fragiliser. Ce serait aussi l’occasion pour le Québec de réaffirmer clairement ses prérogatives en matière éducative contre les ingérences - bien réelles celles-là - du pouvoir fédéral qui tend de plus en plus à imposer sa vision pancanadienne au mépris des particularités francophones. Enfin, ne nous leurrons pas : il n’y a aucune raison objective pour que les incidents qui se sont multipliés en Amérique du Nord depuis une dizaine d’années, et qui nourrissent de tous bords - on vient de le voir - de nombreux combats voire dérives idéologiques, cessent tout à coup. La loi doit pouvoir protéger les fonctions et les missions des universités québécoises, à ce jour de plus en plus perturbées.

    Entretien réalisé par écrit au mois d’octobre 2021

    Notes :

    1. Isabelle Hachey, « Le clientélisme, c’est ça » (La Presse, 22.02.2021)

    2. Jean-François Nadeau, « La censure contamine les milieux universitaires » (Le Devoir, 01.04.2017)

    3. Isabelle Arseneau et Arnaud Bernadet, « Universités : censure et liberté » (La Presse, 15.12.2020) ; « Les dérives éthiques de l’esprit gestionnaire » (La Presse, 29.02.2021) ; « Université McGill : une politique du déni » (La Presse, 26.02.2021).

    4. « Rapport de la Mission du recteur sur la liberté d’expression en contexte universitaire », juin 2021 : https://www.umontreal.ca/public/www/images/missiondurecteur/Rapport-Mission-juin2021.pdf

    https://blogs.mediapart.fr/pascal-maillard/blog/211021/liberte-academique-et-justice-sociale

    #ESR

    ping @karine4 @_kg_ @isskein

    –-

    ajouté à la métaliste autour du terme l’#islamo-gauchisme... mais aussi du #woke et du #wokisme, #cancel_culture, etc.
    https://seenthis.net/messages/943271

    • La liberté académique aux prises avec de nouvelles #menaces

      Colloques, séminaires, publications (Duclos et Fjeld, Frangville et alii) : depuis quelques années, et avec une accélération notoire ces derniers mois, le thème de la liberté académique est de plus en plus exploré comme objet scientifique. La liberté académique suscite d’autant plus l’intérêt des chercheurs qu’elle est aujourd’hui, en de nombreux endroits du monde, fragilisée.

      La création en 2021 par l’#Open_Society_University_Network (un partenariat entre la Central European University et le Bard College à New York) d’un #Observatoire_mondial_des_libertés_académiques atteste d’une inquiétante réalité. C’est en effet au moment où des libertés sont fragilisées qu’advient le besoin d’en analyser les fondements, d’en explorer les définitions, de les ériger en objets de recherche, mais aussi de mettre en œuvre un système de veille pour les protéger.

      S’il est évident que les #régimes_autoritaires sont par définition des ennemis des libertés académiques, ce qui arrive aujourd’hui dans des #pays_démocratiques témoigne de pratiques qui transcendent les frontières entre #régime_autoritaire et #régime_démocratique, frontières qui elles-mêmes tendent à se brouiller.

      La liberté académique menacée dans les pays autoritaires…

      S’appuyant sur une régulation par les pairs (la « communauté des compétents ») et une indépendance structurelle par rapport aux pouvoirs, la liberté de recherche, d’enseignement et d’opinion favorise la critique autant qu’elle en est l’expression et l’émanation. Elle est la condition d’une pensée féconde qui progresse par le débat, la confrontation d’idées, de paradigmes, d’axiomes, d’expériences.

      Cette liberté dérange en contextes autoritaires, où tout un répertoire d’actions s’offre aux gouvernements pour museler les académiques : outre l’emprisonnement pur et simple, dont sont victimes des collègues – on pense notamment à #Fariba_Adelkhah, prisonnière scientifique en #Iran ; à #Ahmadreza_Djalali, condamné à mort en Iran ; à #Ilham_Tohti, dont on est sans nouvelles depuis sa condamnation à perpétuité en# Chine, et à des dizaines d’autres académiques ouïghours disparus ou emprisonnés sans procès ; à #Iouri_Dmitriev, condamné à treize ans de détention en #Russie –, les régimes autoritaires mettent en œuvre #poursuites_judiciaires et #criminalisation, #licenciements_abusifs, #harcèlement, #surveillance et #intimidation.


      https://twitter.com/AnkyraWitch/status/1359630006993977348

      L’historien turc Candan Badem parlait en 2017 d’#académicide pour qualifier la vague de #répression qui s’abattait dans son pays sur les « universitaires pour la paix », criminalisés pour avoir signé une pétition pour la paix dans les régions kurdes. La notion de « #crime_contre_l’histoire », forgée par l’historien Antoon de Baets, a été reprise en 2021 par la FIDH et l’historien Grigori Vaïpan) pour qualifier les atteintes portées à l’histoire et aux historiens en Russie. Ce crime contre l’histoire en Russie s’amplifie avec les attaques récentes contre l’ONG #Memorial menacée de dissolution.

      En effet, loin d’être l’apanage des institutions académiques officielles, la liberté académique et de recherche, d’une grande rigueur, se déploie parfois de façon plus inventive et courageuse dans des structures de la #société_civile. En #Biélorussie, le sort de #Tatiana_Kuzina, comme celui d’#Artiom_Boyarski, jeune chimiste talentueux emprisonné pour avoir refusé publiquement une bourse du nom du président Loukachenko, ne sont que deux exemples parmi des dizaines et des dizaines de chercheurs menacés, dont une grande partie a déjà pris le chemin de l’exil depuis l’intensification des répressions après les élections d’août 2020 et la mobilisation qui s’en est suivie.

      La liste ci-dessus n’est bien sûr pas exhaustive, les cas étant nombreux dans bien des pays – on pense, par exemple, à celui de #Saïd_Djabelkhir en #Algérie.

      … mais aussi dans les #démocraties

      Les #régressions que l’on observe au sein même de l’Union européenne – le cas du déménagement forcé de la #Central_European_University de Budapest vers Vienne, sous la pression du gouvernement de Viktor Orban, en est un exemple criant – montrent que les dérives anti-démocratiques se déclinent dans le champ académique, après que d’autres libertés – liberté de la presse, autonomie de la société civile – ont été atteintes.

      Les pays considérés comme démocratiques ne sont pas épargnés non plus par les tentatives des autorités politiques de peser sur les recherches académiques. Récemment, en #France, les ministres de l’Éducation nationale et de l’Enseignement supérieur ont affirmé que le monde académique serait « ravagé par l’#islamo-gauchisme » et irrespectueux des « #valeurs_de_la_République » – des attaques qui ont provoqué un concert de protestations au sein de la communauté des chercheurs. En France toujours, de nombreux historiens se sont mobilisés en 2020 contre les modalités d’application d’une instruction interministérielle restreignant l’accès à des fonds d’#archives sur l’#histoire_coloniale, en contradiction avec une loi de 2008.


      https://twitter.com/VivementLundi/status/1355564397314387972

      Au #Danemark, en juin 2021, plus de 260 universitaires spécialistes des questions migratoires et de genre rapportaient quant à eux dans un communiqué public les intimidations croissantes subies pour leurs recherches qualifiées de « #gauchisme_identitaire » et de « #pseudo-science » par des députés les accusant de « déguiser la politique en science ».

      D’autres offensives peuvent être menées de façon plus sournoise, à la faveur de #politiques_néolibérales assumées et de mise en #concurrence des universités et donc du champ du savoir et de la pensée. La conjonction de #logiques_libérales sur le plan économique et autoritaires sur le plan politique conduit à la multiplication de politiques souvent largement assumées par les États eux-mêmes : accréditations sélectives, retrait de #financements à des universités ou à certains programmes – les objets plus récents et fragiles comme les #études_de_genre ou études sur les #migrations se trouvant souvent en première ligne.

      Ce brouillage entre régimes politiques, conjugué à la #marchandisation_du_savoir, trouve également à s’incarner dans la façon dont des acteurs issus de régimes autoritaires viennent s’installer au sein du monde démocratique : c’est le cas notamment de la Chine avec l’implantation d’#Instituts_Confucius au cœur même des universités, qui conduisent, dans certains cas, à des logiques d’#autocensure ; ou de l’afflux d’étudiants fortunés en provenance de pays autoritaires, qui par leurs frais d’inscriptions très élevés renflouent les caisses d’universités désargentées, comme en Australie.

      Ces logiques de #dépendance_financière obèrent l’essence et la condition même de la #recherche_académique : son #indépendance. Plus généralement, la #marchandisation de l’#enseignement_supérieur, conséquence de son #sous-financement public, menace l’#intégrité_scientifique de chercheurs et d’universités de plus en plus poussées à se tourner vers des fonds privés.

      La mobilisation de la communauté universitaire

      Il y a donc là une combinaison d’attaques protéiformes, à l’aune des changements politiques, technologiques, économiques et financiers qui modifient en profondeur les modalités du travail. La mise en place de programmes de solidarité à destination de chercheurs en danger (#PAUSE, #bourses_Philipp_Schwartz en Allemagne, #bourses de solidarité à l’Université libre de Bruxelles), l’existence d’organisations visant à documenter les attaques exercées sur des chercheurs #Scholars_at_Risk, #International_Rescue_Fund, #CARA et la création de ce tout nouvel observatoire mondial des libertés académiques évoqué plus haut montrent que la communauté académique a pris conscience du danger. Puissent du fond de sa prison résonner les mots de l’historien Iouri Dmitriev : « Les libertés académiques, jamais, ne deviendront une notion abstraite. »

      https://theconversation.com/la-liberte-academique-aux-prises-avec-de-nouvelles-menaces-171682

    • « #Wokisme » : un « #front_républicain » contre l’éveil aux #injustices

      CHRONIQUE DE LA #BATAILLE_CULTURELLE. L’usage du mot « wokisme » vise à disqualifier son adversaire, mais aussi à entretenir un #déni : l’absence de volonté politique à prendre au sérieux les demandes d’#égalité, de #justice, de respect des #droits_humains.

      Invoqué ad nauseam, le « wokisme » a fait irruption dans un débat public déjà singulièrement dégradé. Il a fait florès à l’ère du buzz et des clashs, rejoignant l’« #islamogauchisme » au registre de ces fameux mots fourre-tout dont la principale fonction est de dénigrer et disqualifier son adversaire, tout en réduisant les maux de la société à quelques syllabes magiques. Sur la scène politique et intellectuelle, le « wokisme » a même réussi là où la menace de l’#extrême_droite a échoué : la formation d’un « front républicain ». Mais pas n’importe quel front républicain…

      Formellement, les racines du « wokisme » renvoient à l’idée d’« #éveil » aux #injustices, aux #inégalités et autres #discriminations subies par les minorités, qu’elles soient sexuelles, ethniques ou religieuses. Comment cet « éveil » a-t-il mué en une sorte d’#injure_publique constitutive d’une #menace existentielle pour la République ?

      Si le terme « woke » est historiquement lié à la lutte des #Afro-Américains pour les #droits_civiques, il se trouve désormais au cœur de mobilisations d’une jeunesse militante animée par les causes féministes et antiracistes. Ces mobilisations traduisent en acte l’#intersectionnalité théorisée par #Kimberlé_Williams_Crenshaw*, mais le recours à certains procédés ou techniques est perçu comme une atteinte à la #liberté_d’expression (avec les appels à la #censure d’une œuvre, à l’annulation d’une exposition ou d’une représentation, au déboulonnage d’une statue, etc.) ou à l’égalité (avec les « réunions non mixtes choisies et temporaires » restreignant l’accès à celles-ci à certaines catégories de personnes partageant un même problème, une même discrimination). Le débat autour de ces pratiques est complexe et légitime. Mais parler en France du développement d’une « cancel culture » qu’elles sont censées symboliser est abusif, tant elles demeurent extrêmement marginales dans les sphères universitaires et artistiques. Leur nombre comme leur diffusion sont inversement proportionnels à leur écho politico-médiatique. D’où provient ce contraste ou décalage ?

      Une rupture du contrat social

      En réalité, au-delà de la critique/condamnation du phénomène « woke », la crispation radicale qu’il suscite dans l’hexagone puise ses racines dans une absence de volonté politique à prendre au sérieux les demandes d’égalité, de justice, de respect des droits humains. Un défaut d’écoute et de volonté qui se nourrit lui-même d’un mécanisme de déni, à savoir un mécanisme de défense face à une réalité insupportable, difficile à assumer intellectuellement et politiquement.

      D’un côté, une série de rapports publics et d’études universitaires** pointent la prégnance des inégalités et des discriminations à l’embauche, au logement, au contrôle policier ou même à l’école. Non seulement les discriminations sapent le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, mais la reproduction des inégalités est en partie liée à la reproduction des discriminations.

      De l’autre, le déni et l’#inaction perdurent face à ces problèmes systémiques. Il n’existe pas de véritable politique publique de lutte contre les discriminations à l’échelle nationale. L’État n’a pas engagé de programme spécifique qui ciblerait des axes prioritaires et se déclinerait aux différents niveaux de l’action publique.

      L’appel à l’« éveil » est un appel à la prise de conscience d’une rupture consommée de notre contrat social. La réalité implacable d’inégalités et de discriminations criantes nourrit en effet une #citoyenneté à plusieurs vitesses qui contredit les termes du récit/#pacte_républicain, celui d’une promesse d’égalité et d’#émancipation.

      Que l’objet si mal identifié que représente le « wokisme » soit fustigé par la droite et l’extrême-droite n’a rien de surprenant : la lutte contre les #logiques_de_domination ne fait partie ni de leur corpus idéologique ni de leur agenda programmatique. En revanche, il est plus significatif qu’une large partie de la gauche se détourne des questions de l’égalité et de la #lutte_contre_les_discriminations, pour mieux se mobiliser contre tout ce qui peut apparaître comme une menace contre un « #universalisme_républicain » aussi abstrait que déconnecté des réalités vécues par cette jeunesse française engagée en faveur de ces causes.

      Les polémiques autour du « wokisme » contribuent ainsi à forger cet arc politique et intellectuel qui atteste la convergence, voire la jonction de deux blocs conservateurs, « de droite » et « de gauche », unis dans un même « front républicain », dans un même déni des maux d’une société d’inégaux.

      https://www.nouvelobs.com/idees/20210928.OBS49202/wokisme-un-front-republicain-contre-l-eveil-aux-injustices.html

      #récit_républicain

    • « Le mot “#woke” a été transformé en instrument d’occultation des discriminations raciales »

      Pour le sociologue #Alain_Policar, le « wokisme » désigne désormais péjorativement ceux qui sont engagés dans des courants politiques qui se réclament pourtant de l’approfondissement des principes démocratiques.

      Faut-il rompre avec le principe de « #color_blindness » (« indifférence à la couleur ») au fondement de l’#égalitarisme_libéral ? Ce principe, rappelons-le, accompagne la philosophie individualiste et contractualiste à laquelle adhèrent les #démocraties. Or, en prenant en considération des pratiques par lesquelles des catégories fondées sur des étiquettes « raciales » subsistent dans les sociétés postcolonialistes, on affirme l’existence d’un ordre politico-juridique au sein duquel la « #race » reste un principe de vision et de division du monde social.

      Comme l’écrit #Stéphane_Troussel, président du conseil départemental de Seine-Saint-Denis, « la République a un problème avec le #corps des individus, elle ne sait que faire de ces #différences_physiques, de ces couleurs multiples, de ces #orientations diverses, parce qu’elle a affirmé que pour traiter chacun et chacune également elle devait être #aveugle » ( Le Monde du 7 avril).

      Dès lors, ignorer cette #réalité, rester indifférent à la #couleur, n’est-ce pas consentir à la perpétuation des injustices ? C’est ce consentement qui s’exprime dans l’opération idéologique d’appropriation d’un mot, « woke », pour le transformer en instrument d’occultation de la réalité des discriminations fondées sur la couleur de peau. Désormais le wokisme désigne péjorativement ceux qui sont engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBT ou même écologistes. Il ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction, à savoir, selon un article récent de l’agrégé de philosophie Valentin Denis sur le site AOC , « stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de se demander ce qu’ils ont à dire . Ces courants politiques, pourtant, ne réclament-ils pas en définitive l’approfondissement des #principes_démocratiques ?

      Une #justice_corrective

      Parmi les moyens de cet approfondissement, l’ affirmative action (« #action_compensatoire »), en tant qu’expression d’une justice corrective fondée sur la #reconnaissance des #torts subis par le passé et, bien souvent, qui restent encore vifs dans le présent, est suspectée de substituer le #multiculturalisme_normatif au #modèle_républicain d’#intégration. Ces mesures correctives seraient, lit-on souvent, une remise en cause radicale du #mérite_individuel. Mais cet argument est extrêmement faible : est-il cohérent d’invoquer la #justice_sociale (dont les antiwokedisent se préoccuper) et, en même temps, de valoriser le #mérite ? L’appréciation de celui-ci n’est-elle pas liée à l’#utilité_sociale accordée à un ensemble de #performances dont la réalisation dépend d’#atouts (en particulier, un milieu familial favorable) distribués de façon moralement arbitraire ? La justice sociale exige, en réalité, que ce qui dépend des circonstances, et non des choix, soit compensé.

      Percevoir et dénoncer les mécanismes qui maintiennent les hiérarchies héritées de l’#ordre_colonial constitue l’étape nécessaire à la reconnaissance du lien entre cet ordre et la persistance d’un #racisme_quotidien. Il est important (même si le concept de « #racisme_systémique », appliqué à nos sociétés contemporaines, est décrit comme une « fable » par certains auteurs, égarés par les passions idéologiques qu’ils dénoncent chez leurs adversaires) d’admettre l’idée que, même si les agents sont dépourvus de #préjugés_racistes, la discrimination fonctionne. En quelque sorte, on peut avoir du #racisme_sans_racistes, comme l’a montré Eduardo Bonilla-Silva dans son livre de 2003, Racism without Racists [Rowman & Littlefield Publishers, non traduit] . Cet auteur avait, en 1997, publié un article canonique sur le #racisme_institutionnel dans lequel il rejetait, en se réclamant du psychiatre et essayiste Frantz Fanon [1925-1961], les approches du racisme « comme une #bizarrerie_mentale, comme une #faille_psychologique » .

      Le reflet de pratiques structurelles

      En fait, les institutions peuvent être racialement oppressives, même sans qu’aucun individu ou aucun groupe ne puisse être tenu pour responsable du tort subi. Cette importante idée avait déjà été exprimée par William E. B. Du Bois dans Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race (1940, traduit chez Vendémiaire, 2020), ouvrage dans lequel il décrivait le racisme comme un #ordre_structurel, intériorisé par les individus et ne dépendant pas seulement de la mauvaise volonté de quelques-uns. On a pu reprocher à ces analyses d’essentialiser les Blancs, de leur attribuer une sorte de #racisme_ontologique, alors qu’elles mettent au jour les #préjugés produits par l’ignorance ou le déni historique.

      On comprend, par conséquent, qu’il est essentiel de ne pas confondre, d’une part, l’expression des #émotions, de la #colère, du #ressentiment, et, d’autre part, les discriminations, par exemple à l’embauche ou au logement, lesquelles sont le reflet de #pratiques_structurelles concrètes. Le racisme est avant tout un rapport social, un #système_de_domination qui s’exerce sur des groupes racisés par le groupe racisant. Il doit être appréhendé du point de vue de ses effets sur l’ensemble de la société, et non seulement à travers ses expressions les plus violentes.

      #Alexis_de_Tocqueville avait parfaitement décrit cette réalité [dans De la démocratie en Amérique, 1835 et 1840] en évoquant la nécessaire destruction, une fois l’esclavage aboli, de trois préjugés, qu’il disait être « bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du Blanc . Et il ajoutait : « J’aperçois l’#esclavage qui recule ; le préjugé qu’il a fait naître est immobile. » Ce #préjugé_de_race était, écrivait-il encore, « plus fort dans les Etats qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où il existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les Etats où la servitude a toujours été inconnue . Tocqueville serait-il un militant woke ?

      Note(s) :

      Alain Policar est sociologue au Centre de recherches politiques de Sciences Po (Cevipof). Dernier livre paru : « L’Universalisme en procès » (Le Bord de l’eau, 160p., 16 euros)

      https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/12/28/alain-policar-le-mot-woke-a-ete-transforme-en-instrument-d-occultation-des-d

      #WEB_Du_Bois

      signalé par @colporteur ici :
      https://seenthis.net/messages/941602

    • L’agitation de la chimère « wokisme » ou l’empêchement du débat

      Wokisme est un néologisme malin : employé comme nom, il suggère l’existence d’un mouvement homogène et cohérent, constitué autour d’une prétendue « idéologie woke ». Ou comment stigmatiser des courants politiques progressistes pour mieux détourner le regard des discriminations que ceux-ci dénoncent. D’un point de vue rhétorique, le terme produit une version totalement caricaturée d’un adversaire fantasmé.

      (#paywall)
      https://aoc.media/opinion/2021/11/25/lagitation-de-la-chimere-wokisme-ou-lempechement-du-debat

    • Europe’s War on Woke

      Why elites across the Atlantic are freaking out about the concept of structural racism.

      On my 32nd birthday, I agreed to appear on Répliques, a popular show on the France Culture radio channel hosted by the illustrious Alain Finkielkraut. Now 72 and a household name in France, Finkielkraut is a public intellectual of the variety that exists only on the Left Bank: a child of 1968 who now wears Loro Piana blazers and rails against “la cancel culture.” The other guest that day—January 9, less than 72 hours after the US Capitol insurrection—was Pascal Bruckner, 72, another well-known French writer who’d just published “The Almost Perfect Culprit: The Construction of the White Scapegoat,” his latest of many essays on this theme. Happy birthday to me.

      The topic of our discussion was the only one that interested the French elite in January 2021: not the raging pandemic but “the Franco-American divide,” the Huntington-esque clash of two apparently great civilizations and their respective social models—one “universalist,” one “communitarian”—on the question of race and identity politics. To Finkielkraut, Bruckner, and the establishment they still represent, American writers like me seek to impose a “woke” agenda on an otherwise harmonious, egalitarian society. Americans who argue for social justice are guilty of “cultural imperialism,” of ideological projection—even of bad faith.

      This has become a refrain not merely in France but across Europe. To be sure, the terms of this social-media-fueled debate are unmistakably American; “woke” and “cancel culture” could emerge from no other context. But in the United States, these terms have a particular valence that mostly has to do with the push for racial equality and against systemic racism. In Europe, what is labeled “woke” is often whatever social movement a particular country’s establishment fears the most. This turns out to be an ideal way of discrediting those movements: To call them “woke” is to call them American, and to call them American is to say they don’t apply to Europe.

      In France, “wokeism” came to the fore in response to a recent slew of terror attacks, most notably the gruesome beheading in October 2020 of the schoolteacher Samuel Paty. After years of similar Islamist attacks—notably the massacre at the offices of the newspaper Charlie Hebdo in January 2015 and the ISIS-inspired assaults on the Hypercacher kosher supermarket and the Bataclan concert hall in November 2015—the reaction in France reached a tipping point. Emmanuel Macron’s government had already launched a campaign against what it calls “Islamist separatism,” but Paty’s killing saw a conversation about understandable trauma degenerate into public hysteria. The government launched a full-scale culture war, fomenting its own American-style psychodrama while purporting to do the opposite. Soon its ministers began railing against “islamo-gauchisme” (Islamo-leftism) in universities, Muslim mothers in hijabs chaperoning school field trips, and halal meats in supermarkets.

      But most of all, they began railing against the ideas that, in their view, somehow augmented and abetted these divisions: American-inspired anti-racism and “wokeness.” Macron said it himself in a speech that was widely praised by the French establishment for its alleged nuance: “We have left the intellectual debate to others, to those outside of the Republic, by ideologizing it, sometimes yielding to other academic traditions…. I see certain social science theories entirely imported from the United States.” In October, the French government inaugurated a think tank, the Laboratoire de la République, designed to combat these “woke” theories, which, according to the think tank’s founder, Jean-Michel Blanquer, Macron’s education minister, “led to the rise of Donald Trump.”

      As the apparent emissaries of this pernicious “Anglo-Saxon” identitarian agenda, US journalists covering this moment in France have come under the spotlight, especially when we ask, for instance, what islamo-gauchisme actually means—if indeed it means anything at all. Macron himself has lashed out at foreign journalists, even sending a letter to the editor of the Financial Times rebutting what he saw as an error-ridden op-ed that took a stance he could not bear. “I will not allow anybody to claim that France, or its government, is fostering racism against Muslims,” he wrote. Hence my own invitation to appear on France Culture, a kind of voir dire before the entire nation.

      Finkielkraut began the segment with a tirade against The New York Times and then began discussing US “campus culture,” mentioning Yale’s Tim Barringer and an art history syllabus that no longer includes as many “dead white males.” Eventually I asked how, three days after January 6, we could discuss the United States without mentioning the violent insurrection that had just taken place at the seat of American democracy. Finkielkraut became agitated. “And for you also, [what about] the fact that in the American Congress, Emanuel Cleaver, representative of Missouri, presiding over a new inauguration ceremony, finished by saying the words ‘amen and a-women’?” he asked. “Ça vous dérangez pas?” I said it didn’t bother me in the least, and he got even more agitated. “I don’t understand what you say, James McAuley, because cancel culture exists! It exists!”

      The man knew what he was talking about: Three days after our conversation, Finkielkraut was dropped from a regular gig at France’s LCI television for defending his old pal Olivier Duhamel of Sciences Po, who was embroiled in a pedophilia scandal that had taken France by storm. Duhamel was accused by his stepdaughter, Camille Kouchener, of raping her twin brother when the two were in their early teens. Finkielkraut speculated that there may have been consent between the two parties, and, in any case, a 14-year-old was “not the same thing” as a child.

      I tell this story because it is a useful encapsulation of France’s—and Europe’s—war on woke, a conflict that has assumed various forms in different national contexts but that still grips the continent. On one level, there is a certain comedy to it: The self-professed classical liberal turns out to be an apologist for child molestation. In fact, the anti-woke comedy is now quite literally being written and directed by actual comedians who, on this one issue, seem incapable of anything but earnestness. John Cleese, 81, the face of Monty Python and a public supporter of Brexit, has announced that he will be directing a forthcoming documentary series on Britain’s Channel 4 titled Cancel Me, which will feature extensive interviews with people who have been “canceled”—although no one connected with the show has specified what exactly the word means.

      Indeed, the terms of this debate are an insult to collective intelligence. But if we must use them, we need to understand an important distinction between what is called “cancel culture” and what is called “woke.” The former has been around much longer and refers to tactics that are used across the political spectrum, but historically by those on the right. “Cancel culture” is not the result of an increased awareness of racial disparities or a greater commitment to social justice broadly conceived—both of which are more urgent than ever—but rather a terrible and inevitable consequence of life with the Internet. Hardly anyone can support “cancel culture” in good faith, and yet it is never sufficiently condemned, because people call out such tactics only when their political opponents use them, never when their allies do. “Woke,” on the other hand, does not necessarily imply public shaming; it merely signifies a shift in perspective and perhaps a change in behavior. Carelessly equating the two is a convenient way to brand social justice activism as inherently illiberal—and to silence long-overdue conversations about race and inequality that far too many otherwise reasonable people find personally threatening.

      But Europe is not America, and in Europe there have been far fewer incidents that could be construed as “cancellations”—again, I feel stupid even using the word—than in the United States. “Wokeism” is really a phenomenon of the Anglosphere, and with the exception of the United Kingdom, the social justice movement has gained far less traction in Europe than it has in US cultural institutions—newspapers, universities, museums, and foundations. In terms of race and identity, many European cultural institutions would have been seen as woefully behind the times by their US counterparts even before the so-called “great awokening.” Yet Europe has gone fully anti-woke, even without much wokeness to fight.

      So much of Europe’s anti-woke movement has focused on opposing and attempting to refute allegations of “institutional” or “structural” racism. Yet despite the 20th-century continental origins of structuralism (especially in France) as a mode of social analysis—not to mention the Francophone writers who have shaped the way American thinkers conceive of race—many European elites dismiss these critiques as unwelcome intrusions into the public discourse that project the preoccupations of a nation built on slavery (and thus understandably obsessed with race) onto societies that are vastly different. Europe, they insist, has a different history, one in which race—especially in the form of the simple binary opposition of Black and white—plays a less central role. There is, of course, some truth to this rejoinder: Different countries do indeed have different histories and different debates. But when Europeans accuse their American critics of projection, they do so not to point out the very real divergences in the US and European discussions and even conceptions of race and racism. Rather, the charge is typically meant to stifle the discussion altogether—even when that discussion is being led by European citizens describing their own lived experiences.

      France, where I reside, proudly sees itself as a “universalist” republic of equal citizens that officially recognizes no differences among them. Indeed, since 1978, it has been illegal to collect statistics on race, ethnicity, or religion—a policy that is largely a response to what happened during the Second World War, when authorities singled out Jewish citizens to be deported to Nazi concentration camps. The French view is that such categories should play no role in public life, that the only community that counts is the national community. To be anti-woke, then, is to be seen as a discerning thinker, one who can rise above crude, reductive identity categories.

      The reality of daily life in France is anything but universalist. The French state does indeed make racial distinctions among citizens, particularly in the realm of policing. The prevalence of police identity checks in France, which stem from a 1993 law intended to curb illegal immigration, is a perennial source of controversy. They disproportionately target Black and Arab men, which is one reason the killing of George Floyd resonated so strongly here. Last summer I spoke to Jacques Toubon, a former conservative politician who was then serving as the French government’s civil liberties ombudsman (he is now retired). Toubon was honest in his assessment: “Our thesis, our values, our rules—constitutional, etc.—they are universalist,” he said. “They do not recognize difference. But there is a tension between this and the reality.”

      One of the most jarring examples of this tension came in November 2020, when Sarah El Haïry, Macron’s youth minister, traveled to Poitiers to discuss the question of religion in society at a local high school. By and large, the students—many of whom were people of color—asked very thoughtful questions. One of them, Emilie, 16, said that she didn’t see the recognition of religious or ethnic differences as divisive. “Just because you are a Christian or a Muslim does not represent a threat to society,” she said. “For me, diversity is an opportunity.” These and similar remarks did not sit well with El Haïry, who nonetheless kept her cool until another student asked about police brutality. At that point, El Haïry got up from her chair and interrupted the student. “You have to love the police, because they are there to protect us on a daily basis,” she said. “They cannot be racist because they are republican!”

      For El Haïry, to question such assumptions would be to question something foundational and profound about the way France understands itself. The problem is that more and more French citizens are doing just that, especially young people like the students in Poitiers, and the government seems utterly incapable of responding.

      Although there is no official data to this effect—again, because of universalist ideology—France is estimated to be the most ethnically diverse society in Western Europe. It is home to large North African, West African, Southeast Asian, and Caribbean populations, and it has the largest Muslim and Jewish communities on the continent. By any objective measure, that makes France a multicultural society—but this reality apparently cannot be admitted or understood.

      Macron, who has done far more than any previous French president to recognize the lived experiences and historical traumas of various minority groups, seems to be aware of this blind spot, but he stops short of acknowledging it. Earlier this year, I attended a roundtable discussion with Macron and a small group of other Anglophone correspondents. One thing he said during that interview has stuck with me: “Universalism is not, in my eyes, a doctrine of assimilation—not at all. It is not the negation of differences…. I believe in plurality in universalism, but that is to say, whatever our differences, our citizenship makes us build a universal together.” This is simply the definition of a multicultural society, an outline of the Anglo-Saxon social model otherwise so despised in France.

      Europe’s reaction to the brutal killing of George Floyd in may 2020 was fascinating to observe. The initial shock at the terrifyingly mundane horrors of US life quickly gave way to protest movements that decried police brutality and the unaddressed legacy of Europe’s colonial past. This was when the question of structural racism entered the conversation. In Britain, Prime Minister Boris Johnson responded to the massive protests throughout the country by establishing the Commission on Race and Ethnic Disparities, an independent group charged with investigating the reality of discrimination and coming up with proposals for rectifying racial disparities in public institutions. The commission’s report, published in April 2021, heralded Britain as “a model for other White-majority countries” on racial issues and devoted three pages to the problems with the language of “structural racism.”

      One big problem with this language, the report implied, is that “structural racism” is a feeling, and feelings are not facts. “References to ‘systemic’, ‘institutional’ or ‘structural racism’ may relate to specific processes which can be identified, but they can also relate to the feeling described by many ethnic minorities of ‘not belonging,’” the report said. “There is certainly a class of actions, behaviours and incidents at the organisational level which cause ethnic minorities to lack a sense of belonging. This is often informally expressed as feeling ‘othered.’” But even that modest concession was immediately qualified. “However, as with hate incidents, this can have a highly subjective dimension for those tasked with investigating the claim.” Finally, the report concluded, the terms in question were inherently extreme. “Terms like ‘structural racism’ have roots in a critique of capitalism, which states that racism is inextricably linked to capitalism. So by that definition, until that system is abolished racism will flourish.”

      The effect of these language games is simply to limit the terms available to describe a phenomenon that indeed exists. Because structural racism is not some progressive shibboleth: It kills people, which need not be controversial or even political to admit. For one recent example in the UK, look no further than Covid-19 deaths. The nation’s Office for National Statistics concluded that Black citizens were more than four times as likely to die of Covid as white citizens, while British citizens of Bangladeshi and Pakistani heritage were more than three times as likely to die. These disparities were present even among health workers directly employed by the state: Of the National Health Service clinical staff who succumbed to the virus, a staggering 60 percent were “BAME”—Black, Asian, or minority ethnic, a term that the government’s report deemed “no longer helpful” and “demeaning.” Beyond Covid-19, reports show that Black British women are more than four times as likely to die in pregnancy or childbirth as their white counterparts; British women of an Asian ethnic background die at twice the rate of white women.

      In the countries of Europe as in the United States, the battle over “woke” ideas is also a battle over each nation’s history—how it is written, how it is taught, how it is understood.

      Perhaps nowhere is this more acutely felt than in Britain, where the inescapable legacy of empire has become the center of an increasingly acrimonious public debate. Of particular note has been the furor over how to think about Winston Churchill, who remains something of a national avatar. In September, the Winston Churchill Memorial Trust renamed itself the Churchill Fellowship, removed certain pictures of the former prime minister from its website, and seemed to distance itself from its namesake. “Many of his views on race are widely seen as unacceptable today, a view that we share,” the Churchill Fellowship declared. This followed the November 2020 decision by Britain’s beloved National Trust, which operates an extensive network of stately homes throughout the country, to demarcate about 100 properties with explicit ties to slavery and colonialism.

      These moves elicited the ire of many conservatives, including the prime minister. “We need to focus on addressing the present and not attempt to rewrite the past and get sucked into the never-ending debate about which well-known historical figures are sufficiently pure or politically correct to remain in public view,” Johnson’s spokesman said in response to the Churchill brouhaha. But for Hilary McGrady, the head of the National Trust, “the genie is out of the bottle in terms of people wanting to understand where wealth came from,” she told London’s Evening Standard. McGrady justified the trust’s decision by saying that as public sensibilities change, so too must institutions. “One thing that possibly has changed is there may be things people find offensive, and we have to be sensitive about that.”

      A fierce countermovement to these institutional changes has already emerged. In the words of David Abulafia, 71, an acclaimed historian of the Mediterranean at Cambridge University and one of the principal architects of this countermovement, “We can never surrender to the woke witch hunt against our island story.”

      This was the actual title of an op-ed by Abulafia that the Daily Mail published in early September, which attacked “today’s woke zealots” who “exploit history as an instrument of propaganda—and as a means of bullying the rest of us.” The piece also announced the History Reclaimed initiative, of which Abulafia is a cofounder: a new online platform run by a board of frustrated British historians who seek to “provide context, explanation and balance in a debate in which condemnation is too often preferred to understanding.” As a historian myself, I should say that I greatly admire Abulafia’s work, particularly its wide-ranging synthesis and its literary quality, neither of which is easy to achieve and both of which have been models for me in my own work. Which is why I was surprised to find a piece by him in the Daily Mail, a right-wing tabloid not exactly known for academic rigor. When I spoke with Abulafia about it, he seemed a little embarrassed. “It’s basically an interview that they turn into text and then send back to you,” he told me. “Some of the sentences have been generated by the Daily Mail.”

      As in the United States, the UK’s Black Lives Matter protests led to the toppling of statues, including the one in downtown Bristol of Edward Colston, a 17th-century merchant whose wealth derived in part from his active involvement in the slave trade. Abulafia told me he prefers a “retain and explain” approach, which means keeping such statues in place but adding context to them when necessary. I asked him about the public presentation of statues and whether by their very prominence they command an implicit honor and respect. He seemed unconvinced. “You look at statues and you’re not particularly aware of what they show,” he said.

      “What do you do about Simon de Montfort?” Abulafia continued. “He is commemorated at Parliament, and he did manage to rein in the power of monarchy. But he was also responsible for some horrific pogroms against the Jews. Everyone has a different perspective on these people. It seems to me that what we have to say is that human beings are complex; we often have contradictory ideas, mishmash that goes in any number of different directions. Churchill defeated the Nazis, but lower down the page one might mention that he held views on race that are not our own. Maintaining that sense of proportion is important.”

      All of these are reasonable points, but what I still don’t understand is why history as it was understood by a previous generation must be the history understood by future generations. Statues are not history; they are interpretations of history created at a certain moment in time. Historians rebuke previous interpretations of the past on the page all the time; we rewrite accounts of well-known events according to our own contemporary perspectives and biases. What is so sacred about a statue?

      I asked Abulafia why all of this felt so personal to him, because it doesn’t feel that way to me. He replied, “I think there’s an element of this: There is a feeling that younger scholars might be disadvantaged if they don’t support particular views of the past. I can think of examples of younger scholars who’ve been very careful on this issue, who are not really taking sides on that issue.” But I am exactly such a younger scholar, and no one has ever forced me to uphold a certain opinion, either at Harvard or at Oxford. For Abulafia, however, this is a terrifying moment. “One of the things that really worries me about this whole business is the lack of opportunities for debate.”

      Whatever one thinks of “woke” purity tests, it cannot be argued in good faith that the loudest European voices on the anti-woke side of the argument are really interested in “debate.” In France especially, the anti-woke moment has become particularly toxic because its culture warriors—on both the right and the left—have succeeded in associating “le wokeisme” with defenses of Islamist terrorism. Without question, France has faced the brunt of terrorist violence in Europe in recent years: Since 2015, more than 260 people have been killed in a series of attacks, shaking the confidence of all of us who live here. The worst year was 2015, flanked as it was by the Charlie Hebdo and Bataclan concert hall attacks. But something changed after Paty’s brutal murder in 2020. After a long, miserable year of Covid lockdowns, the French elite—politicians and press alike—began looking for something to blame. And so “wokeness” was denounced as an apology for terrorist violence; in the view of the French establishment, to emphasize identity politics was to sow the social fractures that led to Paty’s beheading. “Wokeness” became complicit in the crime, while freedom of expression was reserved for supporters of the French establishment.

      The irony is fairly clear: Those who purported to detest American psychodramas about race and social justice had to rely on—and, in fact, to import—the tools of an American culture war to battle what they felt threatened by in their own country. In the case of Paty’s murder and its aftermath, there was another glaring irony, this time about the values so allegedly dear to the anti-woke contingent. The middle school teacher, who was targeted by a Chechen asylum seeker because he had shown cartoons of the prophet Muhammad as part of a civics lesson about free speech, was immediately lionized as an avatar for the freedom of expression, which the French government quite rightly championed as a value it would always protect. “I will always defend in my country the freedom to speak, to write, to think, to draw,” Macron told Al Jazeera shortly after Paty’s killing. This would have been reassuring had it not been completely disingenuous: Shortly thereafter, Macron presided over a crackdown on “islamo-gauchisme” in French universities, a term his ministers used with an entirely straight face. If there is a single paradox that describes French cultural life in 2021, it is this: “Islamophobia” is a word one is supposed to avoid, but “Islamo-leftism” is a phenomenon one is expected to condemn.

      Hundreds of academics—including at the Centre National de la Recherche Scientifique, France’s most prestigious research body—attacked the government’s crusade against an undefined set of ideas that were somehow complicit in the Islamist terror attacks that had rocked the country. Newspapers like Le Monde came out against the targeting of “islamo-gauchisme,” and there were weeks of tedious newspaper polemics about whether the term harks back to the “Judeo-Bolshevism” of the 1930s (of course it does) or whether it describes a real phenomenon. In any case, the Macron government backtracked in the face of prolonged ridicule. But the trauma of the terror attacks and the emotional hysteria they unleashed will linger: France has also reconfigured its commitment to laïcité, the secularism that the French treat as an unknowable philosophical ideal but that is actually just the freedom to believe or not to believe as each citizen sees fit. Laïcité has become a weapon in the culture war, instrumentalized in the fight against an enemy that the French government assures its critics is radical Islamism but increasingly looks like ordinary Islam.

      The issue of the veil is infamously one of the most polarizing and violent in French public debate. The dominant French view is a function of universalist ideology, which holds that the veil is a symbol of religious oppression; it cannot be worn by choice. A law passed in 2004 prohibits the veil from being worn in high schools, and a separate 2010 law bans the face-covering niqab from being worn anywhere in public, on the grounds that “in free and democratic societies…o exchange between people, no social life is possible, in public space, without reciprocity of look and visibility: people meet and establish relationships with their faces uncovered.” (Needless to say, this republican value was more than slightly complicated by the imposition of a mask mandate during the 2020 pandemic.)

      In any case, when Muslim women wear the veil in public, which is their legal right and in no way a violation of laïcité, they come under attack. In 2019, for instance, then–Health Minister Agnès Buzyn—who is now being investigated for mismanaging the early days of the pandemic—decried the marketing of a runner’s hijab by the French sportswear brand Decathlon, because of the “communitarian” threat it apparently posed to universalism. “I would have preferred a French brand not to promote the veil,” Buzyn said. Likewise, Jean-Michel Blanquer, France’s education minister, conceded that although it was technically legal for mothers to wear head scarves, he wanted to avoid allowing them to chaperone school trips “as much as possible.”

      Nicolas Cadène, the former head of France’s national Observatory of Secularism—a laïcité watchdog, in other words—was constantly criticized by members of the French government for being too “soft” on Muslim communal organizations, with whose leaders he regularly met. Earlier this year, the observatory that Cadène ran was overhauled and replaced with a new commission that took a harder line. He remarked to me, “You have political elites and intellectuals who belong to a closed society—it’s very homogeneous—and who are not well-informed about the reality of society. These are people who in their daily lives are not in contact with those who come from diverse backgrounds. There is a lack of diversity in that elite. France is not the white man—there is a false vision [among] our elites about what France is—but they are afraid of this diversity. They see it as a threat to their reality.”

      As in the United States, there is a certain pathos in the European war on woke, especially in the battalion of crusaders who belong to Cleese and Finkielkraut’s generation. For them, “wokeism” —a term that has no clear meaning and that each would probably define differently—is a personal affront. They see the debate as being somehow about them. The British politician Enoch Powell famously said that all political lives end in failure. A corollary might be that all cultural careers end in irrelevance, a reality that so many of these characters refuse to accept, but that eventually comes for us all—if we are lucky. For many on both sides of the Atlantic, being aggressively anti-woke is a last-ditch attempt at mattering, which is the genuinely pathetic part. But it is difficult to feel pity for those in that camp, because their reflex is, inescapably, an outgrowth of entitlement: To resent new voices taking over is to believe that you always deserve a microphone. The truth is that no one does.

      https://www.thenation.com/article/world/woke-europe-structural-racism

  • Le #militantisme à l’#université pose-t-il problème ?

    Malgré le tollé provoqué auprès des universitaires et sur les réseaux, la proposition d’enquête sur l’ "#islamo-gauchisme" dans les universités pose des questions persistantes : que révèle l’intrusion de la #politique dans le champ académique ? La recherche peut-elle être exempte de tout militantisme ?

    Hier, la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche Frederique Vidal faisait à nouveau les gros titre de la presse avec l’entretien qu’elle accordait au JDD pour s’expliquer sur l’enquête qu’elle confirmait vouloir lancer pour « protéger le pluralisme des idées à l’université ».

    Elle avait en effet affirmé vouloir séparer le militantisme de la recherche à l’université. Mais le militantisme n’a-t-il pas été un creuset pour toutes les #sciences_sociales ? L’ histoire ouvrière ne s’est-elle pas écrite grâce à des syndicalistes de tous bords tentant de trouver des réponses à leur situation contemporaine ? Les #études_de_genre ne sont-elles pas issues des combats féministes eux-mêmes ? Lutter contre la routine académique peut-il être considéré comme du militantisme ?

    https://www.franceculture.fr/emissions/le-temps-du-debat/le-temps-du-debat-emission-du-lundi-22-fevrier-2021


    #recherche #féminisme #objectivité #subjectivité

    A la minute 19’15, #Nathalie_Heinich :

    « Une fois qu’on est dans l’enceinte académique, ce n’est pas le critère de l’#engagement qui doit jouer ni le critère de faire advenir une cause politique, mais le critère d’une certaine #rigueur dont nous connaissons tous plus ou moins les fondements et notamment la question de la clarification des concepts. »

    –—

    déjà signalé sur seenthis par @colporteur :
    https://seenthis.net/messages/903142

  • « Guerres culturelles » : les #sciences_sociales sont prises pour cibles du #Brésil à la #Pologne

    En Amérique du Sud ou en Europe, les universitaires qui travaillent dans des champs attaqués par les conservateurs, comme les #études_de_genre, se retrouvent en première ligne. Parmi eux, la Brésilienne #Marcia_Tiburi, exilée en France, qui juge, malgré tout, nécessaire « de construire une #culture_du_dialogue avec les différences ».

    Comment parler à un fasciste ? C’est le titre, surprenant à première vue, qu’a donné l’universitaire brésilienne Marcia Tiburi à l’un de ses nombreux ouvrages. Un titre bien optimiste puisque de #dialogue, il n’en a pas été question : à partir de la publication de ce livre en 2015, elle a été la cible d’une campagne de #dénigrement et de #violences menée par l’#extrême_droite.

    Cette artiste, universitaire, féministe, engagée en politique avec le Parti des travailleurs (PT) – et qui avait dénoncé le coup d’État contre Dilma Roussef en 2016 – a même dû quitter son pays en 2018, juste avant l’arrivée au pouvoir du funeste Jair #Bolsonaro.

    C’est qu’elle s’était lancée, quelques semaines avant, dans la campagne pour le poste de gouverneure de Rio de Janeiro, « avec l’espoir que tout allait changer ». « J’ai conduit un véhicule blindé pendant la campagne, mais quand le PT a perdu, il n’y avait plus moyen de continuer dans le pays, car il n’y avait plus d’espoir. »

    Elle a été harcelée à l’université, a subi des #accusations calomnieuses. « En 2018, j’ai été victime d’une #embuscade_médiatique dans une station de radio où je donnais une interview. Un groupe fasciste appelé #MBL [#Mouvement_Brésil_libre], financé par des hommes d’affaires nationaux et internationaux, a envahi l’espace où je donnais une interview avec des téléphones connectés pour filmer ma réaction. Je suis partie, mais le lendemain, une campagne de #diffamation, avec de fausses nouvelles, des vidéos et affiches numériques a été lancée contre moi et se poursuit jusqu’à aujourd’hui », explique-t-elle.

    Elle vit désormais en France. Elle a été accueillie par l’université Paris VIII et a obtenu une bourse dans le cadre du programme #Pause (#Programme_national_d’accueil_en_urgence_des_scientifiques_en_exil), après un passage par les États-Unis dans une institution protégeant les écrivains persécutés.

    Le Brésil peut être vu comme un laboratoire de malheur, la vitrine des dégâts que la #politique_de_haine mise en œuvre aujourd’hui par l’extrême droite et relayée par la puissance des réseaux sociaux et des médias de masse peut causer à l’un des piliers de la démocratie, la #liberté_académique (lire ici son analyse publiée par l’Iris).

    De l’expérience de Marcia Tiburi, on retient aussi que dans ces « #guerres_culturelles », les universitaires se retrouvent en première ligne. En particulier ceux qui, comme elle, travaillent dans les sciences sociales et dans des champs pris pour cibles par les conservateurs, en particulier les études de genre.

    « Il s’agit d’une #offensive_néolibérale, juge-t-elle. Le cas du Brésil montre clairement que le #fascisme a été déployé comme une #technologie_politique au service du #néolibéralisme. Bolsonaro n’est qu’un épouvantail dans la #plantation_coloniale (malheureusement, mon pays a encore toutes les caractéristiques d’une #colonie), son but et son rôle sont de maintenir les gens hypnotisés et effrayés. »

    À des milliers de kilomètres du Brésil (où le gouvernement coupe dans les fonds destinés à la philosophie pour les réorienter vers les sciences dures jugées plus « utiles »), le continent européen n’est pas épargné. En #Pologne, en #Hongrie ou en #Italie, des chercheuses et des chercheurs sont victimes de cette offensive contre la liberté académique de la part de pouvoirs qui cherchent à imposer leur vision des sciences.

    À #Vérone, petite ville italienne célèbre pour la pièce de Shakespeare Roméo et Juliette, #Massimo_Prearo, qui travaille sur la #sociologie politique du genre et de la #sexualité, s’est retrouvé dans une tempête médiatique et politique pour avoir voulu organiser en 2018 une journée d’études intitulée « Demandeurs d’asile, orientation sexuelle et identité de genre ».

    La Ligue du Nord de Matteo Salvini venait d’accéder au pouvoir dans un gouvernement de coalition avec le Mouvement Cinq Étoiles. « Il y a eu une réaction très forte de la droite et de l’extrême droite qui s’opposaient à ce que ce sujet soit abordé à l’université, nous accusant d’utiliser des arguments idéologiques et non universitaires, et de vouloir imposer la dictature des études de genre et des questions #LGBT », explique Massimo Prearo.

    Plus inquiétant encore, à l’époque, le président de l’université avait cédé à cette pression en décidant de suspendre le colloque, au motif qu’il existait des risques pour les participants. Finalement, la mobilisation, qui s’est traduite par des manifestations et une pétition internationale, a payé : le président est revenu sur sa décision.

    Depuis 2013, les études de genre sont en Italie dans le viseur du camp conservateur. Si cette année-là est un tournant, c’est que trois projets de loi présentés par le gouvernement de centre-gauche sont alors débattus au Parlement : un légalisant le mariage entre personnes de même sexe, un contre l’homophobie et un dernier ouvrant la voie au financement des études de genre à l’école.

    Tous trois déclenchent d’intenses débats dans la société italienne, qui mettent au premier plan les chercheurs dont ces sujets sont la spécialité.

    « En raison de la traduction politique du travail que nous effectuions depuis des années, nous avons été accusés par ceux qui s’opposaient à ces projets de loi de les avoir promus. Nous avons également été accusés de profiter de l’argent public pour promouvoir des lois qui divisent la société », témoigne Massimo Prearo.

    Bref, les concepts circulent, mais lorsqu’ils quittent l’espace académique pour la sphère publique, les chercheurs sont pris à partie et finissent par trinquer. On leur reproche de manquer d’#objectivité ou de verser dans l’#idéologie – l’idéologie étant le discours de l’autre lorsqu’il s’agit de le disqualifier. Avant les études de genre, ce sont les #études_féministes qui avaient dû subir ce type d’attaques dans les années 1990, explique Massimo Prearo.

    « Pas d’autre moyen que de construire une culture du dialogue avec les différences »

    Plus au nord, en Pologne, les études de genre ou les droits des LGBT+ sont également ciblés par le gouvernement du parti Droit et justice (PiS), qui cherche non seulement à imposer sa vision de l’histoire mais aussi, plus largement, à dicter ses vues sur les sciences sociales, au nom d’un #intégrisme_catholique. Comme l’explique un universitaire polonais qui a requis l’anonymat de peur des représailles, la chose s’est faite en deux temps : le pouvoir polonais a commencé par fusionner le ministère de l’éducation et celui des sciences et de l’enseignement supérieur.

    Puis, sous l’égide de ce super-ministère, un nouveau système d’évaluation scientifique des universitaires a été mis en place, reposant sur un système à points. Dans la liste des publications auxquelles seraient attribués des points, ont subitement surgi « plus de 70 nouvelles revues catholiques qui ne répondent pas aux normes des #revues universitaires » et auxquelles sont accordés « plus de points que de nombreuses autres revues réellement universitaires ». « Puisque nous vivons et travaillons dans le système “publier ou périr”, et que nous sommes évalués sur la base des points obtenus par les publications, la conclusion est évidente. Sur la base de cette évaluation, nous pouvons/ne pouvons pas être licenciés ou nous pouvons/ne pouvons pas être promus au rang de docteur ou de professeur. »

    Un « #agenda_catholique_fondamentaliste » est donc à l’ordre du jour, sous la houlette du super-ministre Przemysław #Czarnek. « Il a initié les changements dans les programmes et les livres scolaires, en effaçant les figures et les événements historiques qui ne correspondent pas à la “politique historique” promue par le ministère de la justice (c’est-à-dire en effaçant ou en diminuant le rôle de #Lech_Walesa dans le processus de rupture du système communiste en Pologne) », explique ce chercheur.

    Par ailleurs, les « #créationnistes », qui croient que leur Dieu est à l’origine de l’univers, ont porte ouverte et l’#éducation_sexuelle est interdite dans les écoles. Pour couronner le tout, à l’université, une nouvelle discipline scientifique a été introduite : la #science_de_la_famille !

    Pour ce chercheur polonais, l’objectif est tout simplement de « détruire ou de discréditer l’#élite_universitaire, les #intellectuels, qui représentent le groupe d’opposition le plus dangereux ».

    Alors que faire ? Dans son ouvrage de 2015 (Comment parler avec un fasciste ?, paru aux éditions Record en portugais, trois ans plus tard, en espagnol chez Akal, et qui paraîtra en anglais cet été), extrêmement stimulant pour ceux qui tentent de se débarrasser du spleen qui nous assaille, Marcia Tiburi plaide pour une #politique_de_l’amour face aux campagnes de #haine, relayées par les #réseaux_sociaux.

    Prenant pour cible le fascisme qui revient, recyclé par un néolibéralisme aux abois, elle espère l’avènement d’un dialogue véritable, à l’opposé des débats de confrontation qui ont essaimé sur les écrans de médias hystérisés ; un dialogue véritable qui nous permette d’écouter l’autre, car, dit-elle, « le dialogue est une aventure dans l’inconnu ».

    « De la possibilité de perforer le blindage fasciste au moyen du dialogue dépend notre survie comme citoyen », explique-t-elle. Il est aussi beaucoup question, dans son ouvrage, des réseaux sociaux et des médias tels que Fox News qui se nourrissent du ressentiment et en ont fait un fonds de commerce.

    Alors, quelle n’a pas été sa stupeur lorsque Marcia Tiburi a vu dans son pays d’accueil les attaques menées contre l’université par des ministres français, celui de l’éducation nationale Jean-Michel #Blanquer et celle des universités Frédérique #Vidal. « J’ai vraiment #peur, dit-elle, parce que la France, où je suis accueillie et envers laquelle j’éprouve la plus profonde gratitude et le plus grand respect pour le monde universitaire, ne peut pas être victime de ce genre de #mystification et de #populisme. J’ai perçu [les attaques de Blanquer et Vidal] comme un manque total de #respect, une #violence_symbolique et un #abus_épistémologique contre les professeurs et toute la communauté académique. »

    Pour #Eric_Fassin, professeur à l’université Paris VIII au département de science politique et à celui des études de genre, même s’il faut se garder de généraliser en rapprochant des situations qui présentent des niveaux de gravité différents, « il n’y a plus d’un coté les pays où l’on est protégé et d’un autre côté ceux où l’on serait exposé ». Pointant « l’#anti-intellectualisme des régimes néolibéraux », il estime qu’« on n’est plus sûr de qui est à l’abri et pour combien de temps ». « C’est relativement nouveau », souligne-t-il, en jugeant indispensable « une #internationalisation_de_la_solidarité ».

    Depuis 2015, Marcia Tiburi a écrit trois autres essais sur le Brésil, dont Ridicule politique (2017) et Le Délire du pouvoir (2019). On l’interroge sur l’ironie de son titre Comment parler avec un fasciste ?, au vu de sa situation actuelle. « L’échec nous appartient à tous, répond-elle. Mais je ne vois pas d’autre moyen que de construire une culture du dialogue avec les différences. C’est la façon de soutenir les droits fondamentaux. »

    Dans un laboratoire, on mène toutes sortes d’expériences. Certaines réussissent, d’autres non. Dans celui du Brésil, il faut espérer que Jair Bolsonaro échoue. Et que Marcia Tiburi réussisse.

    https://www.mediapart.fr/journal/international/130321/guerres-culturelles-les-sciences-sociales-sont-prises-pour-cibles-du-bresi
    #université #solidarité

    ping @isskein @karine4

  • #Intersectionnalité : une #introduction (par #Eric_Fassin)

    Aujourd’hui, dans l’espace médiatico-politique, on attaque beaucoup l’intersectionnalité. Une fiche de poste a même été dépubliée sur le site du Ministère pour purger toute référence intersectionnelle. Dans le Manuel Indocile de Sciences Sociales (Copernic / La Découverte, 2019), avec Mara Viveros, nous avons publié une introduction à ce champ d’études. Pour ne pas laisser raconter n’importe quoi.

    « Les féministes intersectionnelles, en rupture avec l’universalisme, revendiquent de ne pas se limiter à la lutte contre le sexisme. »

    Marianne, « L’offensive des obsédés de la race, du sexe, du genre, de l’identité », 12 au 18 avril 2019

    Une médiatisation ambiguë

    En France, l’intersectionnalité vient d’entrer dans les magazines. Dans Le Point, L’Obs ou Marianne, on rencontre non seulement l’idée, mais aussi le mot, et même des références savantes. Les lesbiennes noires auraient-elles pris le pouvoir, jusque dans les rédactions ? En réalité si les médias en parlent, c’est surtout pour dénoncer la montée en puissance, dans l’université et plus largement dans la société, d’un féminisme dit « intersectionnel », accusé d’importer le « communautarisme à l’américaine ». On assiste en effet au recyclage des articles du début des années 1990 contre le « politiquement correct » : « On ne peut plus rien dire ! » C’est le monde à l’envers, paraît-il : l’homme blanc hétérosexuel subirait désormais la « tyrannie des minorités ».

    Faut-il le préciser ? Ce fantasme victimaire est démenti par l’expérience quotidienne. Pour se « rassurer », il n’y a qu’à regarder qui détient le pouvoir dans les médias et l’université, mais aussi dans l’économie ou la politique : les dominants d’hier ne sont pas les dominés d’aujourd’hui, et l’ordre ancien a encore de beaux jours devant lui. On fera plutôt l’hypothèse que cette réaction parfois virulente est le symptôme d’une inquiétude après la prise de conscience féministe de #MeToo, et les révélations sur le harcèlement sexiste, homophobe et raciste de la « Ligue du Lol » dans le petit monde des médias, et alors que les minorités raciales commencent (enfin) à se faire entendre dans l’espace public.

    Il en va des attaques actuelles contre l’intersectionnalité comme des campagnes contre la (supposée) « théorie du genre » au début des années 2010. La médiatisation assure une forme de publicité à un lexique qui, dès lors, n’est plus confiné à l’univers de la recherche. La polémique a ainsi fait entrevoir les analyses intersectionnelles à un public plus large, qu’articles et émissions se bousculent désormais pour informer… ou le plus souvent mettre en garde. Il n’empêche : même les tribunes indignées qui livrent des noms ou les dossiers scandalisés qui dressent des listes contribuent, à rebours de leurs intentions, à établir des bibliographies et à populariser des programmes universitaires. En retour, le milieu des sciences sociales lui-même, en France après beaucoup d’autres pays, a fini par s’intéresser à l’intersectionnalité – et pas seulement pour s’en inquiéter : ce concept voyageur est une invitation à reconnaître, avec la pluralité des logiques de domination, la complexité du monde social.

    Circulations internationales

    On parle d’intersectionnalité un peu partout dans le monde – non seulement en Amérique du Nord et en Europe, mais aussi en Amérique latine, en Afrique du Sud ou en Inde. Il est vrai que le mot vient des États-Unis : c’est #Kimberlé_Crenshaw qui l’utilise d’abord dans deux articles publiés dans des revues de droit au tournant des années 1990. Toutefois, la chose, c’est-à-dire la prise en compte des dominations multiples, n’a pas attendu le mot. Et il est vrai aussi que cette juriste afro-américaine s’inscrit dans la lignée d’un « #féminisme_noir » états-unien, qui dans les années 1980 met l’accent sur les aveuglements croisés du mouvement des droits civiques (au #genre) et du mouvement des femmes (à la #race).

    Cependant, ces questions sont parallèlement soulevées, à la frontière entre l’anglais et l’espagnol, par des féministes « #chicanas » (comme #Cherríe_Moraga et #Gloria_Anzaldúa), dans une subculture que nourrit l’immigration mexicaine aux États-Unis ou même, dès les années 1960, au Brésil, au sein du Parti communiste ; des féministes brésiliennes (telles #Thereza_Santos, #Lélia_Gonzalez et #Sueli_Carneiro) développent aussi leurs analyses sur la triade « race-classe-genre ». Bref, la démarche intersectionnelle n’a pas attendu le mot intersectionnalité ; elle n’a pas une origine exclusivement états-unienne ; et nulle n’en a le monopole : ce n’est pas une « marque déposée ». Il faut donc toujours comprendre l’intersectionnalité en fonction des lieux et des moments où elle résonne.

    En #France, c’est au milieu des années 2000 qu’on commence à parler d’intersectionnalité ; et c’est d’abord au sein des #études_de_genre. Pourquoi ? Un premier contexte, c’est la visibilité nouvelle de la « #question_raciale » au sein même de la « #question_sociale », avec les émeutes ou révoltes urbaines de 2005 : l’analyse en termes de classe n’était manifestement plus suffisante ; on commence alors à le comprendre, pour les sciences sociales, se vouloir aveugle à la couleur dans une société qu’elle obsède revient à s’aveugler au #racisme. Un second contexte a joué un rôle plus immédiat encore : 2004, c’est la loi sur les signes religieux à l’école. La question du « #voile_islamique » divise les féministes : la frontière entre « eux » et « nous » passe désormais, en priorité, par « elles ». Autrement dit, la différence de culture (en l’occurrence religieuse) devient une question de genre. L’intersectionnalité permet de parler de ces logiques multiples. Importer le concept revient à le traduire dans un contexte différent : en France, ce n’est plus, comme aux États-Unis, l’invisibilité des #femmes_noires à l’intersection entre féminisme et droits civiques ; c’est plutôt l’hypervisibilité des #femmes_voilées, au croisement entre #antisexisme et #antiracisme.

    Circulations interdisciplinaires

    La traduction d’une langue à une autre, et d’un contexte états-unien au français, fait apparaître une deuxième différence. Kimberlé Crenshaw est juriste ; sa réflexion porte sur les outils du #droit qu’elle utilise pour lutter contre la #discrimination. Or aux États-Unis, le droit identifie des catégories « suspectes » : le sexe et la race. Dans les pratiques sociales, leur utilisation, implicite ou explicite, est soumise à un examen « strict » pour lutter contre la discrimination. Cependant, on passe inévitablement de la catégorie conceptuelle au groupe social. En effet, l’intersectionnalité s’emploie à montrer que, non seulement une femme peut être discriminée en tant que femme, et un Noir en tant que Noir, mais aussi une femme noire en tant que telle. C’est donc seulement pour autant qu’elle est supposée relever d’un groupe sexuel ou racial que le droit peut reconnaître une personne victime d’un traitement discriminatoire en raison de son sexe ou de sa race. Toutefois, dans son principe, cette démarche juridique n’a rien d’identitaire : comme toujours pour les discriminations, le point de départ, c’est le traitement subi. Il serait donc absurde de reprendre ici les clichés français sur le « communautarisme américain » : l’intersectionnalité vise au contraire à lutter contre l’#assignation discriminatoire à un groupe (femmes, Noirs, ou autre).

    En France, la logique est toute différente, dès lors que l’intersectionnalité est d’abord arrivée, via les études de genre, dans le champ des sciences sociales. La conséquence de cette translation disciplinaire, c’est qu’on n’a généralement pas affaire à des groupes. La sociologie s’intéresse davantage à des propriétés, qui peuvent fonctionner comme des variables. Bien sûr, on n’oublie pas la logique antidiscriminatoire pour autant : toutes choses égales par ailleurs (en l’occurrence dans une même classe sociale), on n’a pas le même salaire selon qu’on est blanc ou pas, ou la même retraite si l’on est homme ou femme. Il n’est donc pas ou plus possible de renvoyer toutes les explications à une détermination en dernière instance : toutes les #inégalités ne sont pas solubles dans la classe. C’est évident pour les femmes, qui appartiennent à toutes les classes ; mais on l’oublie parfois pour les personnes dites « non blanches », tant elles sont surreprésentées dans les classes populaires – mais n’est-ce pas justement, pour une part, l’effet de leur origine supposée ? Bien entendu, cela ne veut pas dire, à l’inverse, que la classe serait soluble dans une autre forme de #domination. En réalité, cela signifie simplement que les logiques peuvent se combiner.

    L’intérêt scientifique (et politique) pour l’intersectionnalité est donc le signe d’une exigence de #complexité : il ne suffit pas d’analyser la classe pour en avoir fini avec les logiques de domination. C’est bien pourquoi les féministes n’ont pas attendu le concept d’intersectionnalité, ni sa traduction française, pour critiquer les explications monocausales. En France, par exemple, face au #marxisme, le #féminisme_matérialiste rejette de longue date cette logique, plus politique que scientifique, de l’« ennemi principal » (de classe), qui amène à occulter les autres formes de domination. En 1978, #Danièle_Kergoat interrogeait ainsi la neutralisation qui, effaçant l’inégalité entre les sexes, pose implicitement un signe d’égalité entre « ouvrières » et « ouvriers » : « La #sociologie_du_travail parle toujours des “#ouvriers” ou de la “#classe_ouvrière” sans faire aucune référence au #sexe des acteurs sociaux. Tout se passe comme si la place dans la production était un élément unificateur tel que faire partie de la classe ouvrière renvoyait à une série de comportements et d’attitudes relativement univoques (et cela, il faut le noter, est tout aussi vrai pour les sociologues se réclamant du #marxisme que pour les autres. »

    Or, ce n’est évidemment pas le cas. Contre cette simplification, qui a pour effet d’invisibiliser les ouvrières, la sociologue féministe ne se contente pas d’ajouter une propriété sociale, le sexe, à la classe ; elle montre plus profondément ce qu’elle appelle leur #consubstantialité. On n’est pas d’un côté « ouvrier » et de l’autre « femme » ; être une #ouvrière, ce n’est pas la même chose qu’ouvrier – et c’est aussi différent d’être une bourgeoise. On pourrait dire de même : être une femme blanche ou noire, un garçon arabe ou pas, mais encore un gay de banlieue ou de centre-ville, ce n’est vraiment pas pareil !

    Classe et race

    Dans un essai sur le poids de l’#assignation_raciale dans l’expérience sociale, le philosophe #Cornel_West a raconté combien les taxis à New York refusaient de s’arrêter pour lui : il est noir. Son costume trois-pièces n’y fait rien (ni la couleur du chauffeur, d’ailleurs) : la classe n’efface pas la race – ou pour le dire plus précisément, le #privilège_de_classe ne suffit pas à abolir le stigmate de race. Au Brésil, comme l’a montré #Lélia_Gonzalez, pour une femme noire de classe moyenne, il ne suffit pas d’être « bien habillée » et « bien élevée » : les concierges continuent de leur imposer l’entrée de service, conformément aux consignes de patrons blancs, qui n’ont d’yeux que pour elles lors du carnaval… En France, un documentaire intitulé #Trop_noire_pour_être_française part d’une même prise de conscience : la réalisatrice #Isabelle_Boni-Claverie appartient à la grande bourgeoisie ; pourtant, exposée aux discriminations, elle aussi a fini par être rattrapée par sa couleur.

    C’est tout l’intérêt d’étudier les classes moyennes (ou supérieures) de couleur. Premièrement, on voit mieux la logique propre de #racialisation, sans la rabattre aussitôt sur la classe. C’est justement parce que l’expérience de la bourgeoisie ne renvoie pas aux clichés habituels qui dissolvent les minorités dans les classes populaires. Deuxièmement, on est ainsi amené à repenser la classe : trop souvent, on réduit en effet ce concept à la réalité empirique des classes populaires – alors qu’il s’agit d’une logique théorique de #classement qui opère à tous les niveaux de la société. Troisièmement, ce sont souvent ces couches éduquées qui jouent un rôle important dans la constitution d’identités politiques minoritaires : les porte-parole ne proviennent que rarement des classes populaires, ou du moins sont plus favorisés culturellement.

    L’articulation entre classe et race se joue par exemple autour du concept de #blanchité. Le terme est récent en français : c’est la traduction de l’anglais #whiteness, soit un champ d’études constitué non pas tant autour d’un groupe social empirique (les Blancs) que d’un questionnement théorique sur une #identification (la blanchité). Il ne s’agit donc pas de réifier les catégories majoritaires (non plus, évidemment, que minoritaires) ; au contraire, les études sur la blanchité montrent bien, pour reprendre un titre célèbre, « comment les Irlandais sont devenus blancs » : c’est le rappel que la « race » ne doit rien à la #biologie, mais tout aux #rapports_de_pouvoir qu’elle cristallise dans des contextes historiques. À nouveau se pose toutefois la question : la blanchité est-elle réservée aux Blancs pauvres, condamnés à s’identifier en tant que tels faute d’autres ressources ? On parle ainsi de « #salaire_de_la_blanchité » : le #privilège de ceux qui n’en ont pas… Ou bien ne convient-il pas de l’appréhender, non seulement comme une compensation, mais aussi et surtout comme un langage de pouvoir – y compris, bien sûr, chez les dominants ?

    En particulier, si le regard « orientaliste » exotise l’autre et l’érotise en même temps, la #sexualisation n’est pas réservée aux populations noires ou arabes (en France), ou afro-américaines et hispaniques (comme aux États-Unis), bref racisées. En miroir, la #blanchité_sexuelle est une manière, pour les classes moyennes ou supérieures blanches, de s’affirmer « normales », donc de fixer la #norme, en particulier dans les projets d’#identité_nationale. Certes, depuis le monde colonial au moins, les minorités raciales sont toujours (indifféremment ou alternativement) hypo- – ou hyper- –sexualisées : pas assez ou bien trop, mais jamais comme il faut. Mais qu’en est-il des majoritaires ? Ils se contentent d’incarner la norme – soit d’ériger leurs pratiques et leurs représentations en normes ou pratiques légitimes. C’est bien pourquoi la blanchité peut être mobilisée dans des discours politiques, par exemple des chefs d’État (de la Colombie d’Álvaro Uribe aux États-Unis de Donald Trump), le plus souvent pour rappeler à l’ordre les minorités indociles. La « question sociale » n’a donc pas cédé la place à la « question raciale » ; mais la première ne peut plus servir à masquer la seconde. Au contraire, une « question » aide à repenser l’autre.

    Les #contrôles_au_faciès

    Regardons maintenant les contrôles policiers « au faciès », c’est-à-dire fondés sur l’#apparence. Une enquête quantitative du défenseur des droits, institution républicaine qui est chargée de défendre les citoyens face aux abus de l’État, a récemment démontré qu’il touche inégalement, non seulement selon les quartiers (les classes populaires), mais aussi en fonction de l’âge (les jeunes) et de l’apparence (les Arabes et les Noirs), et enfin du sexe (les garçons plus que les filles). Le résultat, c’est bien ce qu’on peut appeler « intersectionnalité ». Cependant, on voit ici que le croisement des logiques discriminatoires ne se résume pas à un cumul des handicaps : le sexe masculin fonctionne ici comme un #stigmate plutôt qu’un privilège. L’intersectionnalité est bien synonyme de complexité.

    « Les jeunes de dix-huit-vingt-cinq ans déclarent ainsi sept fois plus de contrôles que l’ensemble de la population, et les hommes perçus comme noirs ou arabes apparaissent cinq fois plus concernés par des contrôles fréquents (c’est-à-dire plus de cinq fois dans les cinq dernières années). Si l’on combine ces deux critères, 80 % des personnes correspondant au profil de “jeune homme perçu comme noir ou arabe” déclarent avoir été contrôlées dans les cinq dernières années (contre 16 % pour le reste des enquêté.e.s). Par rapport à l’ensemble de la population, et toutes choses égales par ailleurs, ces profils ont ainsi une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés. »

    Répétons-le : il n’y a rien d’identitaire dans cette démarche. D’ailleurs, la formulation du défenseur des droits dissipe toute ambiguïté : « perçus comme noirs ou arabes ». Autrement dit, c’est l’origine réelle ou supposée qui est en jeu. On peut être victime d’antisémitisme sans être juif – en raison d’un trait physique, d’un patronyme, ou même d’opinions politiques. Pour peu qu’on porte un prénom lié à l’islam, ou même qu’on ait l’air « d’origine maghrébine », musulman ou pas, on risque de subir l’#islamophobie. L’#homophobie frappe surtout les homosexuels, et plus largement les minorités sexuelles ; toutefois, un garçon réputé efféminé pourra y être confronté, quelle que soit sa sexualité.

    Et c’est d’ailleurs selon la même logique qu’en France l’État a pu justifier les contrôles au faciès. Condamné en 2015 pour « faute lourde », il a fait appel ; sans remettre en cause les faits établis, l’État explique que la législation sur les étrangers suppose de contrôler « les personnes d’#apparence_étrangère », voire « la seule population dont il apparaît qu’elle peut être étrangère ». Traiter des individus en raison de leur apparence, supposée renvoyer à une origine, à une nationalité, voire à l’irrégularité du séjour, c’est alimenter la confusion en racialisant la nationalité. On le comprend ainsi : être, c’est être perçu ; l’#identité n’existe pas indépendamment du regard des autres.

    L’exemple des contrôles au faciès est important, non seulement pour celles et ceux qui les subissent, bien sûr, mais aussi pour la société tout entière : ils contribuent à la constitution d’identités fondées sur l’expérience commune de la discrimination. Les personnes racisées sont celles dont la #subjectivité se constitue dans ces incidents à répétition, qui finissent par tracer des frontières entre les #expériences minoritaires et majoritaires. Mais l’enjeu est aussi théorique : on voit ici que l’identité n’est pas première ; elle est la conséquence de #pratiques_sociales de #racialisation – y compris de pratiques d’État. Le racisme ne se réduit pas à l’#intention : le racisme en effet est défini par ses résultats – et d’abord sur les personnes concernées, assignées à la différence par la discrimination.

    Le mot race

    Les logiques de domination sont plurielles : il y a non seulement la classe, mais aussi le sexe et la race, ainsi que l’#âge ou le #handicap. Dans leur enchevêtrement, il est à chaque fois question, non pas seulement d’#inégalités, mais aussi de la #naturalisation de ces hiérarchies marquées dans les corps. Reste que c’est surtout l’articulation du sexe ou de la classe avec la race qui est au cœur des débats actuels sur l’intersectionnalité. Et l’on retrouve ici une singularité nationale : d’après l’ONU, les deux tiers des pays incluent dans leur recensement des questions sur la race, l’#ethnicité ou l’#origine_nationale. En France, il n’en est pas question – ce qui complique l’établissement de #statistiques « ethno-raciales » utilisées dans d’autre pays pour analyser les discriminations.

    Mais il y a plus : c’est seulement en France que, pour lutter contre le racisme, on se mobilise régulièrement en vue de supprimer le mot race de la Constitution ; il n’y apparaît pourtant, depuis son préambule de 1946 rédigé en réaction au nazisme, que pour énoncer un principe antiraciste : « sans distinction de race ». C’est aujourd’hui une bataille qui divise selon qu’on se réclame d’un antiracisme dit « universaliste » ou « politique » : alors que le premier rejette le mot race, jugé indissociable du racisme, le second s’en empare comme d’une arme contre la #racialisation de la société. Ce qui se joue là, c’est la définition du racisme, selon qu’on met l’accent sur sa version idéologique (qui suppose l’intention, et passe par le mot), ou au contraire structurelle (que l’on mesure à ses effets, et qui impose de nommer la chose).

    La bataille n’est pas cantonnée au champ politique ; elle s’étend au champ scientifique. Le racisme savant parlait naguère des races (au pluriel), soit une manière de mettre la science au service d’un #ordre_racial, comme dans le monde colonial. Dans la recherche antiraciste, il est aujourd’hui question de la race (au singulier) : non pas l’inventaire des populations, sur un critère biologique ou même culturel, mais l’analyse critique d’un mécanisme social qui assigne des individus à des groupes, et ces groupes à des positions hiérarchisées en raison de leur origine, de leur apparence, de leur religion, etc. Il n’est donc pas question de revenir aux élucubrations racistes sur les Aryens ou les Sémites ; en revanche, parler de la race, c’est se donner un vocabulaire pour voir ce qu’on ne veut pas voir : la #discrimination_raciste est aussi une #assignation_raciale. S’aveugler à la race ne revient-il pas à s’aveugler au racisme ?

    Il ne faut donc pas s’y tromper : pour les sciences sociales actuelles, la race n’est pas un fait empirique ; c’est un concept qui permet de nommer le traitement inégal réservé à des individus et des groupes ainsi constitués comme différents. La réalité de la race n’est donc ni biologique ni culturelle ; elle est sociale, en ce qu’elle est définie par les effets de ces traitements, soit la racialisation de la société tout entière traversée par la logique raciale. On revient ici aux analyses classiques d’une féministe matérialiste, #Colette_Guillaumin : « C’est très exactement la réalité de la “race”. Cela n’existe pas. Cela pourtant produit des morts. [...] Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non, certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités. »

    Morale de l’histoire

    A-t-on raison de s’inquiéter d’un recul de l’#universalisme en France ? Les logiques identitaires sont-elles en train de gagner du terrain ? Sans nul doute : c’est bien ce qu’entraîne la racialisation de notre société. Encore ne faut-il pas confondre les causes et les effets, ni d’ailleurs le poison et l’antidote. En premier lieu, c’est l’#extrême_droite qui revendique explicitement le label identitaire : des États-Unis de Donald Trump au Brésil de Jair Bolsonaro, on assiste à la revanche de la #masculinité_blanche contre les #minorités_raciales et sexuelles. Ne nous y trompons pas : celles-ci sont donc les victimes, et non pas les coupables, de ce retour de bâton (ou backlash) qui vise à les remettre à leur place (dominée).

    Deuxièmement, la #ségrégation_raciale que l’on peut aisément constater dans l’espace en prenant les transports en commun entre Paris et ses banlieues n’est pas le résultat d’un #communautarisme minoritaire. Pour le comprendre, il convient au contraire de prendre en compte un double phénomène : d’une part, la logique sociale que décrit l’expression #White_flight (les Blancs qui désertent les quartiers où sont reléguées les minorités raciales, anticipant sur la ségrégation que leurs choix individuels accélèrent…) ; d’autre part, les #politiques_publiques de la ville dont le terme #apartheid résume le résultat. Le #multiculturalisme_d’Etat, en Colombie, dessinerait une tout autre logique : les politiques publiques visent explicitement des identités culturelles au nom de la « #diversité », dont les mouvements sociaux peuvent s’emparer.

    Troisièmement, se battre pour l’#égalité, et donc contre les discriminations, ce n’est pas renoncer à l’universalisme ; bien au contraire, c’est rejeter le #communautarisme_majoritaire. L’intersectionnalité n’est donc pas responsable au premier chef d’une #fragmentation_identitaire – pas davantage qu’une sociologie qui analyse les inégalités socio-économiques n’est la cause première de la lutte des classes. Pour les #sciences_sociales, c’est simplement se donner les outils nécessaires pour comprendre un monde traversé d’#inégalités multiples.

    Quatrièmement, ce sont les #discours_publics qui opposent d’ordinaire la classe à la race (ou les ouvriers, présumés blancs, aux minorités raciales, comme si celles-ci n’appartenaient pas le plus souvent aux classes populaires), ou encore, comme l’avait bien montré #Christine_Delphy, l’#antisexisme à l’antiracisme (comme si les femmes de couleur n’étaient pas concernées par les deux). L’expérience de l’intersectionnalité, c’est au contraire, pour chaque personne, quels que soient son sexe, sa classe et sa couleur de peau, l’imbrication de propriétés qui finissent par définir, en effet, des #identités_complexes (plutôt que fragmentées) ; et c’est cela que les sciences sociales s’emploient aujourd’hui à appréhender.

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    Ce texte écrit avec #Mara_Viveros_Vigoya, et publié en 2019 dans le Manuel indocile de sciences sociales (Fondation Copernic / La Découverte), peut être téléchargé ici : https://static.mediapart.fr/files/2021/03/07/manuel-indocile-intersectionnalite.pdf

    À lire :

    Kimberlé Crenshaw, « Cartographies des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences contre les femmes de couleur » Cahiers du Genre, n° 39, février 2005, p. 51-82

    Défenseur des droits, Enquête sur l’accès aux droits, Relations police – population : le cas des contrôles d’identité, vol. 1, janvier 2017

    Christine Delphy, « Antisexisme ou antiracisme ? Un faux dilemme », Nouvelles Questions Féministes, vol. 25, janvier 2006, p. 59-83

    Elsa Dorlin, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de la nation française, La Découverte, Paris, 2006

    Elsa Dorlin, Sexe, race, classe. Pour une épistémologie de la domination, Presses universitaires de France, Paris, 2009

    Didier Fassin et Éric Fassin (dir.), De la question sociale à la question raciale ? Représenter la société française, La Découverte, Paris, 2009 [première édition : 2006]

    Éric Fassin (dir.), « Les langages de l’intersectionnalité », Raisons politiques, n° 58, mai 2015

    Éric Fassin, « Le mot race – 1. Cela existe. 2. Le mot et la chose », AOC, 10 au 11 avril 2019

    Nacira Guénif-Souilamas et Éric Macé, Les féministes et le garçon arabe, L’Aube, Paris, 2004

    Colette Guillaumin, « “Je sais bien mais quand même” ou les avatars de la notion de race », Le Genre humain, 1981, n° 1, p. 55-64

    Danièle Kergoat, « Ouvriers = ouvrières ? », Se battre, disent-elles…, La Dispute, Paris, 2012, p. 9-62

    Abdellali Hajjat et Silyane Larcher (dir.), « Intersectionnalité », Mouvements, 12 février 2019

    Mara Viveros Vigoya, Les Couleurs de la masculinité. Expériences intersectionnelles et pratiques de pouvoir en Amérique latine, La Découverte, Paris, 2018

    https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/050321/intersectionnalite-une-introduction#at_medium=custom7&at_campaign=10

    #définition #invisibilisation #antiracisme_universaliste #antiracisme_politique #racisme_structurel

    voir aussi ce fil de discussion sur l’intersectionnalité, avec pas mal de #ressources_pédagogiques :
    https://seenthis.net/messages/796554

  • En #France, les recherches sur la #question_raciale restent marginales

    Avec des relents de maccarthysme, une violente campagne politico-médiatique s’est abattue sur les chercheurs travaillant sur les questions raciales ou l’#intersectionnalité en France, les accusant de nourrir le « #séparatisme ». Dans les faits, ces recherches sont pourtant dramatiquement marginalisées.

    « L’université est une matrice intellectuelle, aujourd’hui traversée par des mouvements puissants et destructeurs qui s’appellent le #décolonialisme, le #racialisme, l’#indigénisme, l’intersectionnalité. » Lors de l’examen du projet de loi dit « séparatisme », à l’instar de la députée Les Républicains (LR) #Annie_Genevard, beaucoup d’élus se sont émus de cette nouvelle #menace pesant sur le monde académique.

    Que se passe-t-il donc à l’université ? Alors que des étudiants font aujourd’hui la queue pour obtenir des denrées alimentaires et que certains se défenestrent de désespoir, la classe politique a longuement débattu la semaine dernière de « l’#entrisme » de ces courants intellectuels aux contours pour le moins flous.

    Après les déclarations du ministre de l’éducation nationale Jean-Michel #Blanquer en novembre dernier – au lendemain de l’assassinat de #Samuel_Paty, il avait dénoncé pêle-mêle les « #thèses_intersectionnelles » et « l’#islamo-gauchisme » qui auraient fourni, selon lui, « le terreau d’une fragmentation de notre société et d’une vision du monde qui converge avec les intérêts des islamistes » –, Emmanuel #Macron a lui-même tancé, dans son discours des Mureaux (Yvelines), le discours « postcolonial », coupable, selon lui, de nourrir la haine de la République et le « séparatisme ».

    À l’Assemblée, Annie Genevard a invité à se référer aux « travaux » du tout récent #Observatoire_du_décolonialisme qui a publié son manifeste dans un dossier spécial du Point, le 14 janvier. Appelant à la « riposte », les signataires – des universitaires pour l’essentiel très éloignés du champ qu’ils évoquent et pour une grande partie à la retraite – décrivent ainsi le péril qui pèserait sur le monde académique français. « Un #mouvement_militant entend y imposer une critique radicale des sociétés démocratiques, au nom d’un prétendu “#décolonialisme” et d’une “intersectionnalité” qui croit combattre les #inégalités en assignant chaque personne à des identités de “#race” et de #religion, de #sexe et de “#genre”. » « Nous appelons à mettre un terme à l’#embrigadement de la recherche et de la #transmission_des_savoirs », affirment-ils.

    À Mediapart, une des figures de cette riposte, la sociologue de l’art #Nathalie_Heinich, explique ainsi que « nous assistons à la collusion des militants et des chercheurs autour d’une #conception_communautariste de la société ». Ces derniers mois, différents appels ont été publiés en ce sens, auxquels ont répondu d’autres appels. S’armant de son courage, Le Point a même, pour son dossier intitulé « Classe, race et genre à l’université », « infiltré une formation en sciences sociales à la Sorbonne, pour tenter de comprendre cette mutation ».

    Derrière le bruit et la fureur de ces débats, de quoi parle-t-on ? Quelle est la place réelle des recherches sur les questions raciales ou mobilisant les concepts d’intersectionnalité à l’université française ? La première difficulté réside dans un certain flou de l’objet incriminé – les critiques mélangent ainsi dans un grand maelström #études_de_genre, #postcolonialisme, etc.

    Pour ce qui est des recherches portant principalement sur les questions raciales, elles sont quantitativement très limitées. Lors d’un colloque qui s’est tenu à Sciences-Po le 6 mai 2020, Patrick Simon et Juliette Galonnier ont présenté les premiers résultats d’une étude ciblant une quinzaine de revues de sciences sociales. Les articles portant sur la « #race » – celle-ci étant entendue évidemment comme une construction sociale et non comme une donnée biologique, et comportant les termes habituellement utilisés par la théorie critique de la race, tels que « racisé », « #racisation », etc. – représentent de 1960 à 2020 seulement 2 % de la production.

    La tendance est certes à une nette augmentation, mais dans des proportions très limitées, montrent-ils, puisque, entre 2015 et 2020, ils comptabilisent 68 articles, soit environ 3 % de l’ensemble de la production publiée dans ces revues.

    Pour répondre à la critique souvent invoquée ces derniers temps, notamment dans le dernier livre de Gérard Noiriel et Stéphane Beaud, Race et sciences sociales (Agone), selon laquelle « race » et « genre » auraient pris le pas sur la « classe » dans les grilles d’analyses sociologiques, le sociologue #Abdellali_Hajjat a, de son côté, mené une recension des travaux de sciences sociales pour voir si la #classe était réellement détrônée au profit de la race ou du genre.

    Ce qu’il observe concernant ces deux dernières variables, c’est qu’il y a eu en France un lent rééquilibrage théorique sur ces notions, soit un timide rattrapage. « Les concepts de genre et de race n’ont pas occulté le concept de classe mais ce qui était auparavant marginalisé ou invisibilisé est en train de devenir (plus ou moins) légitime dans les revues de sciences sociales », relève-t-il.

    Plus difficile à cerner, et pourtant essentielle au débat : quelle est la place réelle des chercheurs travaillant sur la race dans le champ académique ? Dans un article publié en 2018 dans Mouvements, intitulé « Le sous-champ de la question raciale dans les sciences sociales française », la chercheuse #Inès_Bouzelmat montre, avec une importante base de données statistiques, que leur position reste très marginale et souligne qu’ils travaillent dans des laboratoires considérés comme périphériques ou moins prestigieux.

    « Les travaux sur la question minoritaire, la racialisation ou le #postcolonial demeurent des domaines de “niche”, largement circonscrits à des revues et des espaces académiques propres, considérés comme des objets scientifiques à la légitimité discutable et bénéficiant d’une faible audience dans le champ académique comme dans l’espace public – à l’exception de quelques productions vulgarisées », note-t-elle soulignant toutefois qu’ils commencent, encore très prudemment, à se frayer un chemin. « Si la question raciale ne semble pas près de devenir un champ d’étude légitime, son institutionnalisation a bel et bien commencé. »

    Un chemin vers la reconnaissance institutionnelle qu’ont déjà emprunté les études de genre dont la place – hormis par quelques groupuscules extrémistes – n’est plus vraiment contestée aujourd’hui dans le champ académique.

    Deux ans plus tard, Inès Bouzelmat observe que « les études raciales sortent de leur niche et [que] c’est une bonne chose ». « Le sommaire de certaines revues en témoigne. Aujourd’hui, de plus en plus, la variable de race est mobilisée de manière naturelle, ce qui n’était vraiment pas le cas il y a encore dix ans », dit-elle.

    Pour #Eric_Fassin, qui a beaucoup œuvré à la diffusion de ces travaux en France, « il y a une génération de chercheurs, ceux qui ont plus ou moins une quarantaine d’années, qui ne sursaute pas quand on utilise ces concepts ». « Il n’y a plus besoin, avec eux, de s’excuser pendant une demi-heure en expliquant qu’on ne parle pas de race au sens biologique. »

    #Fabrice_Dhume, un sociologue qui a longtemps été très seul sur le terrain des #discriminations_systémiques, confirme : « Il y a eu toute une époque où ces travaux-là ne trouvaient pas leur place, où il était impossible de faire carrière en travaillant sur ce sujet. » Ceux qui travaillent sur la question raciale et ceux qui ont été pionniers sur ces sujets, dans un pays si réticent à interroger la part d’ombre de son « #universalisme_républicain », l’ont souvent payé très cher.

    Les travaux de la sociologue #Colette_Guillaumin, autrice en 1972 de L’Idéologie raciste, genèse et langage actuel, et qui la première en France a étudié le #racisme_structurel et les #rapports_sociaux_de_race, ont longtemps été superbement ignorés par ses pairs.

    « Travailler sur la race n’est certainement pas la meilleure façon de faire carrière », euphémise Éric Fassin, professeur à Paris VIII. Lui n’a guère envie de s’attarder sur son propre cas, mais au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty, il a reçu des menaces de mort par un néonazi, condamné à quatre mois de prison avec sursis en décembre dernier. Il en avait déjà reçu à son domicile. Voilà pour le climat.

    Lorsqu’on regarde les trajectoires de ceux qui se sont confrontés à ces sujets, difficile de ne pas voir les mille et un obstacles qu’ils ou elles ont souvent dû surmonter. Si la raréfaction des postes, et l’intense compétition qui en découle, invite à la prudence, comment ne pas s’étonner du fait que pratiquement toutes les carrières des chercheurs travaillant sur la race, l’intersectionnalité, soient aussi chaotiques ?

    « La panique morale de tenants de la fausse opposition entre, d’un côté, les pseudo-“décoloniaux/postcoloniaux/racialistes” et, de l’autre, les pseudo-“universalistes” renvoie à une vision conspirationniste du monde de la recherche : les premiers seraient tout-puissants alors que la recherche qui semble être ciblée par ces vagues catégories est, globalement, tenue dans les marges », affirme le sociologue #Abdellali_Hajjat.

    Le parcours de ce pionnier, avec #Marwan_Mohammed, de l’étude de l’#islamophobie comme nouvelle forme de #racisme, ne peut là aussi qu’interroger. Recruté en 2010 à l’université Paris-Nanterre, avant d’avoir commencé à travailler la question de l’islamophobie, il a fini par quitter l’université française en 2019 après avoir fait l’expérience d’un climat de plus en plus hostile à ses travaux.

    « On ne mesure pas encore les effets des attentats terroristes de 2015 sur le champ intellectuel. Depuis 2015, on n’est plus dans la #disputatio académique. On est même passés au-delà du stade des obstacles à la recherche ou des critiques classiques de tout travail de recherche. On est plutôt passés au stade de la #censure et de l’établissement de “listes” d’universitaires à bannir », explique-t-il, égrenant la #liste des colloques sur l’islamophobie, l’intersectionnalité ou le racisme annulés ou menacés d’annulation, les demandes de financements refusées, etc.

    En 2016, il fait l’objet d’une accusation d’antisémitisme sur la liste de diffusion de l’#ANCMSP (#Association_nationale_des_candidats_aux_métiers_de_la_science_politique) en étant comparé à Dieudonné et à Houria Bouteldja. Certains universitaires l’accusent, par exemple, d’avoir participé en 2015 à un colloque sur les luttes de l’immigration à l’université Paris-Diderot, où étaient aussi invités des représentants du Parti des indigènes de la République. Qu’importe que ce chercheur n’ait aucun rapport avec ce mouvement et que ce dernier l’attaque publiquement depuis 2008… « Je suis devenu un indigéniste, dit-il en souriant. Pour moi, c’est une forme de racisme puisque, sans aucun lien avec la réalité de mes travaux, cela revient à m’assigner à une identité du musulman antisémite. »

    Abdellali Hajjat travaille aujourd’hui à l’Université libre de Bruxelles. « Lorsque l’on va à l’étranger, on se rend compte que, contrairement au monde académique français, l’on n’a pas constamment à se battre sur la #légitimité du champ des études sur les questions raciales ou l’islamophobie. Sachant bien que ce n’est pas satisfaisant d’un point de vue collectif, la solution que j’ai trouvée pour poursuivre mes recherches est l’exil », raconte-t-il.

    « Moi, j’ai choisi de m’autocensurer »

    #Fabrice_Dhume, qui mène depuis plus de 15 ans des recherches aussi originales que précieuses sur les #discriminations_raciales, notamment dans le milieu scolaire, a lui aussi un parcours assez révélateur. Après des années de statut précaire, jonglant avec des financements divers, celui qui a été un temps maître de conférences associé à Paris-Diderot, c’est-à-dire pas titulaire, est aujourd’hui redevenu « free lance ».

    Malgré la grande qualité de ses travaux, la sociologue #Sarah_Mazouz, autrice de Race (Anamosa, 2020) a, elle, enchaîné les post-doctorats, avant d’être finalement recrutée comme chargée de recherche au CNRS.

    Autrice d’une thèse remarquée en 2015, intitulée Lesbiennes de l’immigration. Construction de soi et relations familiales, publiée aux éditions du Croquant en 2018, #Salima_Amari n’a toujours pas trouvé de poste en France et est aujourd’hui chargée de cours à Lausanne (Suisse). Beaucoup de chercheurs nous ont cité le cas d’étudiants prometteurs préférant quitter l’Hexagone, à l’image de #Joao_Gabriel, qui travaille sur les questions raciales et le colonialisme, et qui poursuit aujourd’hui ses études à Baltimore (États-Unis).

    Derrière ces parcours semés d’obstacles, combien surtout se sont découragés ? Inès Bouzelmat a choisi de se réorienter, raconte-t-elle, lucide sur le peu de perspectives que lui ouvraient l’université et la recherche françaises.

    Certains adoptent une autre stratégie, elle aussi coûteuse. « Moi, j’ai choisi de m’autocensurer », nous raconte une chercheuse qui ne veut pas être citée car elle est encore en recherche de poste. « Dans ma thèse, je n’utilise jamais le mot “race”, je parle “d’origines”, de personnes “issues de l’immigration”… Alors que cela m’aurait été très utile de parler des rapports sociaux de race. Même le terme “intersectionnalité” – qui consiste simplement à réfléchir ensemble classe-race et genre –, je me le suis interdit. Je préfère parler “d’imbrication des rapports sociaux”. Cela revient au même, mais c’est moins immédiatement clivant », nous confie cette sociologue. « Le pire, c’est parler de “#Blancs”… Là, c’est carrément impossible ! Alors je dis “les Franco-Français”, ce qui n’est pas satisfaisant », s’amuse-t-elle.

    « Oui, il y a eu des générations d’étudiants découragés de travailler sur ces thématiques. On leur a dit : “Tu vas te griller !”… Déjà qu’il est très dur de trouver un poste mais alors si c’est pour, en plus, être face à une institution qui ne cesse de disqualifier votre objet, cela devient compliqué ! », raconte le socio-démographe Patrick Simon, qui dirige le projet Global Race de l’Agence nationale pour la recherche (ANR).

    La #double_peine des #chercheurs_racisés

    L’accès au financement lorsqu’on traite de la « race » est particulièrement ardu, l’important projet de Patrick Simon représentant, à cet égard, une récente exception. « On m’a accusé d’être financé par la French American Fondation : c’est faux. Mes recherches ont bénéficié exclusivement de financements publics – et ils sont plutôt rares dans nos domaines », indique Éric Fassin.

    « Il est difficile d’obtenir des financements pour des travaux portant explicitement sur les rapports sociaux de race. Concernant le genre, c’est désormais beaucoup plus admis. Travailler sur les rapports sociaux de race reste clivant, et souvent moins pris au sérieux. On va soupçonner systématiquement les chercheurs de parti-pris militant », affirme la sociologue Amélie Le Renard, qui se définit comme défendant une approche féministe et postcoloniale dans sa recherche. « Nous avons aussi du mal à accéder aux grandes maisons d’édition, ce qui contribue à renforcer la hiérarchisation sociale des chercheurs », ajoute-t-elle.

    https://www.youtube.com/watch?v=spfIKVjGkEo&feature=emb_logo

    Certains se tournent donc vers des #maisons_d’édition « militantes », ce qui, dans un milieu universitaire très concurrentiel, n’a pas du tout le même prestige… Et alimente le cercle vicieux de la #marginalisation de ces travaux comme leur procès en « #militantisme ».

    Pourquoi les signataires des différentes tribunes s’inquiétant d’un raz-de-marée d’universitaires travaillant sur la race, l’intersectionnalité, se sentent-ils donc assaillis, alors que factuellement ces chercheurs sont peu nombreux et pour la plupart largement marginalisés ?

    « J’ai tendance à analyser ces débats en termes de rapports sociaux. Quel est le groupe qui n’a pas intérêt à ce qu’émergent ces questions ? Ce sont ceux qui ne sont pas exposés au racisme, me semble-t-il », avance le sociologue Fabrice Dhume, pour qui les cris d’orfraie de ceux qui s’insurgent de l’émergence – timide – de ces sujets visent à faire taire des acteurs qui risqueraient d’interroger trop frontalement le fonctionnement de l’institution elle-même et son propre rapport à la racisation. « Dans ce débat, il s’agit soit de réduire ceux qui parlent au silence, soit de noyer leur parole par le bruit », affirme-t-il.

    « Il y a aussi une hiérarchie implicite : tant que ces recherches étaient cantonnées à Paris VIII, “chez les indigènes”, cela ne faisait peur à personne, mais qu’elles commencent à en sortir… », s’agace-t-il, en référence à une université historiquement marquée à gauche et fréquentée par beaucoup d’étudiants issus de l’immigration ou étrangers.

    Dans ce paysage, les chercheurs eux-mêmes racisés et travaillant sur les discriminations raciales subissent souvent une forme de double peine. « Ils sont soupçonnés d’être trop proches de leur objet. Comme si Bourdieu n’avait pas construit tout son parcours intellectuel autour de questions qui le concernent directement, lui, le fils de paysans », souligne Patrick Simon.

    La sociologue #Rachida_Brahim, autrice de La Race tue deux fois (Syllepse, 2021), raconte comment, lors de sa soutenance de doctorat, son directeur de thèse, Laurent Mucchielli, et le président du jury, Stéphane Beaud, lui ont expliqué qu’en allant sur le terrain racial, elle était « hors sujet ». « Le fait que je sois moi-même d’origine algérienne m’aurait empêchée de prendre de la distance avec mon sujet », écrit-elle.

    Au cours de notre enquête, nous avons recueilli plusieurs témoignages en ce sens de la part de chercheurs et singulièrement de chercheuses qui, pour être restés dans l’institution, ne souhaitent pas citer nommément leur cas (voir notre Boîte noire). « Ce sont des petites remarques, une façon insistante de vous demander de vous situer par rapport à votre sujet de recherche », raconte une chercheuse.

    De la même manière que les féministes ont longtemps dû répondre à l’accusation de confondre militantisme et sciences au sein des études de genres, les chercheurs racisés osant s’aventurer sur un terrain aussi miné que le « racisme systémique » doivent constamment montrer des gages de leur #objectivité et de leur #rigueur_scientifique.

    « Le procès en militantisme est un lieu commun de la manière dont ces travaux ont été disqualifiés. C’est la façon de traiter l’objet qui définit le clivage entre ce qui est militant et ce qui est académique. Sont en réalité qualifiés de “militants” les travaux qui entrent par effraction dans un champ qui ne reconnaît pas la légitimité de l’objet », analyse Patrick Simon.

    Comme les études de genre ont massivement été portées par des femmes, les questions raciales intéressent particulièrement ceux qui ont eu à connaître de près le racisme. Ce qui n’est pas, manifestement, sans inquiéter un monde universitaire encore ultra-majoritairement blanc. « Les chercheurs assignés à des identités minoritaires sont souvent discrédités au prétexte qu’ils seraient trop proches de leur sujet d’étude ; en miroir, la figure du chercheur homme blanc est, de manière implicite, considérée comme neutre et les effets sur l’enquête et l’analyse d’une position dominante dans plusieurs rapports sociaux sont rarement interrogés », souligne de son côté Amélie Le Renard.

    « Il y a eu des générations de chercheurs qui n’ont pas réussi à trouver leur place dans l’institution. Ce qui est intéressant, c’est que certains commencent à émerger et qu’ils appartiennent à des minorités. Et c’est à ce moment-là que des universitaires s’élèvent pour dire “ça suffit, c’est déjà trop”, alors qu’ils devraient dire “enfin !” », insiste Éric Fassin.

    Depuis quelques mois, et le tragique assassinat de Samuel Paty par un islamiste, les attaques à l’encontre de ces chercheurs ont pris un tour plus violent. Ceux qui travaillent sur l’islamophobie s’y sont presque habitués, mais c’est désormais tous ceux qui travaillent sur les discriminations ethno-raciales, la #colonisation, qui sont accusés d’entretenir un #esprit_victimaire et une rancœur à l’égard de l’État français qui armerait le terrorisme.

    « Quand le ministre de l’éducation nationale vous associe à des idéologues qui outillent intellectuellement les terroristes, c’est très violent », affirme une chercheuse qui a particulièrement travaillé sur la question de l’islamophobie et a, dans certains articles, été qualifiée de « décoloniale ».

    « Les termes employés sont intéressants. Qu’est-ce qu’on sous-entend quand on dit que les “décoloniaux infiltrent l’université” ou qu’on reprend le terme d’“entrisme” ? Cela dit que je n’y ai pas ma place. Alors que je suis pourtant un pur produit de l’université », analyse cette maîtresse de conférences d’origine maghrébine, qui ne souhaite plus intervenir dans les médias pour ne pas subir une campagne de dénigrement comme elle en a déjà connu. « C’est terrible parce qu’au fond, ils arrivent à nous réduire au #silence », ajoute-t-elle en référence à ceux qui demandent que le monde académique construise des digues pour les protéger.

    Le grand paradoxe est aussi l’immense intérêt des étudiants pour ces thématiques encore peu représentées dans l’institution. En attendant, l’université semble organiser – avec le soutien explicite du sommet de l’État – sa propre cécité sur les questions raciales. Comme si la France pouvait vraiment se payer encore longtemps le luxe d’un tel #aveuglement.

    https://www.mediapart.fr/journal/france/080221/en-france-les-recherches-sur-la-question-raciale-restent-marginales?onglet

    #recherche #université #auto-censure #autocensure #assignation_à_identité #neutralité #décolonial

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    • La grenouille qui voulait se faire aussi grosse que le boeuf

      Pendant ces dernières heures, j’ai pris le temps de tenter une approche purement « comptable » (urgh) concernant la fameuse et néanmoins ridicule polémique à propos de la supposée « gangrène islamogauchiste » qui serait à l’œuvre au sein de nos respectables universités. Ce billet de recherche sera simple, et je vais d’abord dire ce qu’il n’est pas, suite aux quelques échanges bienveillants que j’ai pu avoir avec certain.e.s collègues qui auront le plaisir de se reconnaître – et je les remercie d’ailleurs sincèrement pour leurs remarques.

      Disclaimer, donc (comme on dit en bon français) : cette mini-étude n’a pas pour vocation à consolider les arguments des pourfendeurs de l’islamogauchisme. Il part simplement de l’expression « gangrène » et tend à leur montrer, chiffres à l’appui, qu’on est très très loin d’une explosion de ces concepts qu’ils ne maîtrisent pas (comme « intersectionnalité » ou « décolonial », qui renvoient par exemple tous deux à des positionnements épistémologiques et des fondements théoriques bien précis, n’en déplaisent à ceux qui sont trop fainéants pour n’y voir qu’une bouillasse méprisable, là où se trouve un champ d’intérêt extrêmement fécond et inspirant). En gros, l’idée n’est pas de dire « ne vous alarmez pas, confrères conservateurs, c’est en fait une idéologie marginale« , mais plutôt de dire « 1. il n’y a pas d’idéologie, mais de la recherche et 2. si on s’amusait à la compter, on obtient des résultats ridicules qui n’autorisent ni vos invectives, ni votre inculture sur ces sujets ».

      Et au passage, la grenouille dans le titre (pour être clair), ce sont bien ceux qui accusent l’université de dérives idéologiques. Spoiler : tout est idéologie de toute manière puisque tout peut être politique, et tous les corps de métier sont d’ailleurs traversés par des expériences militantes – et heureusement, c’est ça la démocratie ! Il y a autant de militantisme possible à l’université que dans la culture, le milieu associatif, le journalisme et même (mais si si si) le monde de l’entreprise. Donc cessons d’agiter des fantômes pour nous faire peur, et surtout cessons les chasses aux sorcières qui visent précisément les universitaires – les régimes qui organisent cela n’ont rien de démocratique, et ma crainte principale se loge bien là, d’ailleurs. Ma démarche est donc la suivante : vous voulez du sérieux ? On va faire la base de la démarche scientifique : regarder les faits et compter. Cela ne devrait pas être si compliqué que cela, tout le monde peut suivre.

      Je l’exprime ici, en tant que chercheur : ce que des esprits mal intentionnés et peu curieux nomment « islamogauchisme » constitue un ensemble d’études interdisciplinaires que je vous encourage à aller explorer, au moins par pure curiosité intellectuelle – comme je m’évertue, autant que faire ce peut, à lire un maximum d’approches variées. C’est tout le principe de la recherche. Pour pouvoir effectuer mon étude arithmétique, j’ai choisi d’utiliser quelques mots-clé souvent réexploités pour accuser les universitaires d’islamogauchisme : « décolonial », « intersectionnel », « intersectionnalité », « racisé », « racialisé » – puis, pour la blague, « islamogauchisme » et « islamogauchiste ». Je suis donc allé voir ce que nous donnaient 4 des moteurs de recherche scientifiques les plus utilisés : theses.fr et HAL pour la partie générale, puis CAIRN et Open Edition pour la partie plus directement dédiée aux sciences humaines.

      Pourquoi les sciences humaines et pas la sociologie, arguera l’esprit pingre ? Parce que les études dites intersectionnelles ou décoloniales occupent en fait un champ interdisciplinaire très vaste : on y retrouve les études anglophones, la sociologie, la géographie, la démographie, le droit, les sciences du langage, la philosophie, l’anthropologie, les sciences de l’information et de la communication, l’économie, la psychologie, les études littéraires ou encore les arts. Bref, inutile de taper comme un sourd sur cette pauvre sociologie qui se donne pourtant beaucoup de mal (avec des moyens dérisoires) pour comprendre la société qui nous entoure. Nous autres, scientifiques des SHS, sommes donc toutes et tous coupables, rassurez-vous. Et pourquoi, comme on me l’a demandé, ne pas inclure les expressions « gender studies » ou « écriture inclusive » ? Parce que faut pas non plus exagérer : faites donc une liste de toutes les notions de sciences humaines que vous ne comprenez pas et que donc, par définition, il faudrait arrêter d’étudier, et ça sera plus simple. Et si vous ne comprenez pas pourquoi « race », « postcolonial » ou « islam » n’y figurent pas, j’ai des réponses, mais elles ne sont pas dignes d’un carnet de recherche.

      Voici donc la première partie de cette rapide étude : elle est assez simple, puisqu’elle donne des données plutôt brutes. Pour chaque portail dédié à l’archivage des publications scientifiques, il s’est agi de rentrer simplement les mots-clé pour une simple recherche, puis de les transformer en pourcentage par rapport au total de publications répertoriées. De ce point de vue, on est loin du calcul statistique complexe (je rappelle à mon lectorat que je suis linguiste, que j’ai fait un Bac L à l’époque, et que je fais ce que je peux pour ne pas sombrer). Mais comme les pourfendeurs de l’islamogauchisme brandissent souvent la neutralité de la raison face à des chercheur.e.s qui, selon eux, auraient succombé à l’idéologie et à l’émotion, alors chiche : voici des chiffres, soit les représentants les plus aboutis du mythe de la prétendue neutralité scientifique et de l’objectivité rationnelle. Mieux : des données, de la data. Et le tout dans une infographie avec des couleurs et des dessins.

      Premier à passer sur le grill d’un simple comptage, le portail HAL répertorie un ensemble plutôt impressionnant de références scientifiques déposées. Toutes disciplines confondues, on arrive à un pourcentage excessivement faible concernant les mots-clés proposés. Ironie du sort : la seule publication qui sort lorsqu’on rentre le terme « islamogauchiste » est celle de Pierre-André Taguieff, à qui l’on attribue souvent à tort la naissance de cette expression bien connue des milieux d’extrême-droite (il n’en reste pas moins qu’il a largement participé à sa popularisation et à sa normalisation médiatique, sans être lui-même d’ailleurs sympathisant des milieux d’extrême-droite – je tiens ici à le préciser, avant qu’on ne m’accuse de manœuvre diffamatoire). Il convient également de signaler qu’on retrouve également dans ces publications des travaux qui critiquent justement les études décoloniales et intersectionnelles, ce qui fait monter artificiellement les chiffres – sans compter le fait que certaines publications cumulent plusieurs de ces mots-clés. Bref, pour le dire vite : ce pourcentage de 0,038 % est donc probablement surévalué.

      Sur Theses.fr, on remarque une légère augmentation des résultats en terme de pourcentages. Il faut dire ici, de surcroît, que le portail doctoral en question répertorie à la fois les thèses soutenues et les thèses démarrées, ce qui fait que là aussi, on se retrouve avec un cumul de travaux qui n’en sont pas tous au même stade – ce qui est à la fois heureux et bien normal, quand on connaît le processus doctoral, ses exigences et ses coups du sort. Quoiqu’il arrive, vous me direz (et vous aurez raison) que c’est bien gentil de mélanger des concepts de sciences humaines à des thèses de médecine ou de biologie moléculaire, mais qu’il faut être un peu sérieux – et que si pluridisciplinarité il y a, il faut donc aller regarder plus précisément du côté des domaines de recherche concernés. Je suis entièrement d’accord, donc allons-y.

      Et là, pas de surprise : sur CAIRN comme sur Open Edition, qui totalisent tous deux une masse non négligeable de publications répertoriées et accessibles pour les adeptes des sciences dites « molles » ou « subtiles », évidemment, le pourcentage augmente. Mais vous l’aurez remarqué : le pourcentage sur le total de publications répertoriées est très très loin d’être significatif, tout au contraire : on reste aux alentours des 2%, ce qui montre la faible représentativité des études décoloniales ou intersectionnelles. Et là, autre contre-argument : mais c’est facile de prendre le nombre de publications sur le total ! Evidemment, en 1992, on n’utilisait probablement pas ces notions en France ! Tout juste : attardons-nous donc sur l’évolution de ces mots-clé depuis 2011, histoire d’avoir une représentativité plus fine sur le total de publications. Mais même là, il faut se rendre à l’évidence : on est loin d’une écrasante hégémonie des études intersectionnelles, par exemple.

      CAIRN ne figure pas dans les résultats, tout simplement parce que son moteur de recherche ne permet pas de faire émerger des résultats annuels – sinon je l’aurais fait. Mais déjà, avec HAL, Theses.fr et Open Edition, on remarque les mots-clé incriminés sont bel et bien en augmentation depuis 2011, mais qu’ils rencontrent aussi un certain tassement depuis deux ans – ce qui est à vrai dire plutôt inquiétant, car cela souligne le retard de la France sur des questions de recherche qui sont assez largement investies ailleurs dans le monde (et pas qu’aux Etats-Unis, le grand Satan des néoréacs français) – sans pour autant que cela soit d’ailleurs associé à des postures militantes. Cela étant, le tassement de ces mots-clés depuis 2011 n’a de sens que si on regarde leur pourcentage total par rapport à l’évolution de l’ensemble des publications sur les portails en question. Regardons un peu.

      Les accusateurs d’islamogauchisme pourront se réjouir et pointer du doigt une tendance à la hausse ; cela dit, on remarque une dynamique différente en fonction du portail. Là où le nombre de thèses marque une augmentation qui reste régulière, par exemple, on ne peut que constater la faiblesse des pourcentages par an. C’est sur Open Edition que ce type de courbe reste le plus intéressant à analyser : on voit une évolution croissante, bien que timide, de l’intérêt pour les sujets que permettent d’analyser les études intersectionnelles et décoloniales, quelle que soit la discipline d’ancrage. Mais attention aussi : sur Open Edition, on se bat à coups de revues scientifiques notamment, et en regardant sur ce portail, vous trouverez une évolution nette des publications scientifiques qui critiquent en fait les études décoloniales et intersectionnelles – en d’autres termes, l’augmentation de publication n’est pas tant dû à l’ancrage épistémologique dans ces champs, mais aux débats interdisciplinaires qui surgissent en raison de leurs méthodes ou de leurs concepts. En bref, cette évolution montre plus une vitalité des débats (tiens tiens) qu’une homogénéisation des épistémologies et des méthodologies.

      Que dire après tout cela ? Qu’avant de juger un terme sur de simples rumeurs colportées sur une chaîne de télé trop racoleuse ou un réseau social trop électrique, il suffit d’aller lire. Parce que lire reste encore la meilleure réponse à apporter à l’ignorance, aux idées reçues, aux raccourcis commodes, aux paresses intellectuelles ou aux ignorances légitimes. Ne pas savoir, ce n’est pas grave : nous sommes toutes et tous ignares sur bien des sujets. Ne pas savoir et prétendre que l’on a pas besoin de savoir pour se faire une idée, c’est non seulement bête à manger du foin et dommage en général, mais c’est surtout dangereux pour nos fragiles régimes démocratiques – et surtout pour l’indépendance de la recherche. Au final, on a le droit de questionner, de débattre et de discuter autour de ces questions (et encore heureux) : mais faisons-le dignement.

      PS : Au passage, ce n’est plus la peine de commander une étude au CNRS concernant l’islamogauchisme, du coup.

      PS bis : Vous avez le droit de ne pas être d’accord avec ma démarche, bien entendu. Depuis la première publication de cette mini-étude sur Twitter, j’ai eu quelques messages un peu vifs : ceux qui disent que l’islamogauchisme n’aiment pas mes chiffres et m’accusent de ne pas mesurer « l’impact » par exemple, ou encore de ne pas vouloir voir la réalité derrière les chiffres (???). Et celles et ceux qui pensent qu’il ne faut pas donner du grain à moudre avec des chiffres. J’ai envie de répondre que dans ce genre de situation, il peut y avoir une pluralité de méthodes et de démarches, et que rien ne leur empêche de concorder à des moments opportuns. En tout cas, c’est ma modeste contribution, et ma modeste démarche.

      https://sysdiscours.hypotheses.org/352

      déjà signalé par @marielle ici :
      https://seenthis.net/messages/904269

  • Entre alterféminisme et antiféminisme, la #droite tâtonne
    https://www.mediapart.fr/journal/france/120218/entre-alterfeminisme-et-antifeminisme-la-droite-tatonne

    Alors qu’à droite les combats féministes sentent le soufre, une nouvelle génération conservatrice tente de jeter les bases d’un autre #féminisme. Un « féminisme », parfois teinté d’écologie, qui valorise la mère et le foyer par refus du capitalisme. Une tentative qui séduit à la droite de la droite. Enquête sur une amorce de recomposition.

    #France #égalité #Études_de_genre

  • La couleur du mâle
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/020118/la-couleur-du-male

    Sociétés « pigmentocratiques », imaginaires sur la sexualité noire, féminicides… La chercheuse colombienne #Mara_Viveros_Vigoya, depuis l’Amérique latine, livre, avec un ouvrage ambitieux intitulé Les couleurs de la masculinité, une étude inédite et ambitieuse des relations entre #genre, « #race » et #Classe.

    #Culture-Idées #Alvaro_Uribe #Colombie #Études_de_genre #Féminicide #Masculinité

  • La théorie (critique) du genre existe
    https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/010117/la-theorie-critique-du-genre-existe

    La notion de genre continue de faire polémique médiatiquement, à mesure qu’elle se consolide scientifiquement. Entretien avec deux des coordinateurs de la volumineuse Encyclopédie critique du genre qui vient d’être publiée.

    #Culture-Idées #corps #Essais #Études_de_genre #Gianfranco_Rebucini #Juliette_Rennes #parenté #rapports_sociaux #sexualités

  • Genre et féminisme : pourquoi vont-ils de pair ? (Genre !)
    http://cafaitgenre.org/2014/02/25/genre-et-feminisme-pourquoi-vont-ils-de-pair

    Intérêt du genre pour le féminisme
    […]
    Le genre permet donc de rendre compte et d’expliquer la domination masculine à l’œuvre dans de très nombreux aspects de la vie sociale et permettant aux hommes de profiter, en tant que groupe, du rapport hiérarchique entre masculin et féminin.
    En outre, l’explication que permet le concept de « genre » ne repose pas sur des caractéristiques supposément « naturelles » des hommes et des femmes. Cela signifie que la féminité comme la masculinité ne sont pas des données de nature mais des constructions sociales : on ne naît ni femme, ni homme, on le devient.
    […]
    Le concept de « genre » permet donc de rendre compte de la subordination systématique des femmes en tant que groupe en insistant sur les dynamiques sociales qui rendent cette domination possible et la perpétuent. Cette explication ne se contente pas de renverser la rhétorique du dominant, fondée sur l’argument de « nature », en mettant en avant des « caractéristiques spécifiques » des femmes, qu’il faudrait célébrer et préserver. C’est là le principal point d’achoppement entre féministes pro- et anti-genre.

    Arguments des féministes anti-genre

    Tout d’abord, le mouvement de dénaturalisation (au sens de dénonciation de l’argument de « nature » tel que je le décris ci-dessus) n’est pas une caractéristique de tous les féminismes. Il distingue la tendance féministe constructionniste, héritière de la pensée de Simone de Beauvoir. La tendance essentialiste, ou naturaliste, repose sur l’inversion rhétorique dont je viens de parler. […] On voit donc en quoi le concept de « genre », intrinsèquement constructionniste, entre en contradiction avec ce courant de pensée.

    Le genre est aussi rejeté par certaines féministes radicales qui lui reprochent d’invisibiliser à la fois les femmes et la domination masculine. On ne parlerait en effet plus de la domination des hommes sur les femmes mais du genre, ce qui contribuerait, au finale, à faire disparaître à nouveau les femmes comme sujets politiques et les hommes comme bénéficiaires du patriarcat et acteurs de la domination.
    […]
    Le concept est enfin critiqué à cause de son absence supposée de dimension politique.

    #études_de_genre #études_féministes #constructionnisme #essentialisme #féminisme #genre

  • Ni homme, ni femme : la neutralité sexuelle fait école en #suède
    http://fr.myeurop.info/2013/05/09/ni-homme-ni-femme-la-neutralite-sexuelle-fait-ecole-en-suede-8430

    Ludovic Clerima

    Les études de genre gagnent l’Europe. Après les États-Unis, c’est au tour du Vieux Continent de s’intéresser à ce nouveau champ de réflexion. Première réussite en Suède où les vestiaires « trans » font école pour les #intersexués.

    Un vestiaire neutre où peuvent se dévêtir "ceux qui ne souhaitent (...)

    #Société #France #école #études_de_genre #gender_studies #lycée #Sexe