Dehors ou en centre d’accueil, à Paris et dans le Val-de-Marne, « Libération » a rencontré des hommes et des femmes confrontés à la rue. Ils racontent les appels au 115, l’instabilité, préservant leur dignité entre retenue pudique et humour acide.
Le gouvernement a beaucoup cafouillé sur sa politique relative aux sans-abri, accumulant maladresses et déclarations approximatives sur le nombre de personnes dormant dans la rue. Par « choix », ont soutenu Christophe Castaner, délégué général de LREM, et le député marcheur de Paris Sylvain Maillard, suscitant une avalanche de réactions indignées. Le secrétaire d’Etat à la Cohésion des territoires, Julien Denormandie, a contribué à la confusion, en énonçant des chiffres contestés sur le nombre de SDF dormant dehors en Ile-de-France. Tout ça, alors que le candidat Macron avait promis qu’il n’y aurait plus personne à la rue avant la fin de 2017.
« Nous n’avons pas réussi », a admis mardi soir le chef de l’Etat, qui s’exprimait devant la presse. Selon lui, la « pression migratoire forte en fin de trimestre » explique cet échec. Effectivement, les centres parisiens ouverts dans le cadre du plan grand froid hébergent de nombreux réfugiés arrivés récemment de zones de guerre. Fait curieux : alors que la Mairie de Paris organise dans la nuit de jeudi à vendredi un recensement inédit du nombre de #sans-abri pour mieux ajuster les politiques publiques, la préfecture (et donc l’Etat) s’est retirée de cette opération, sous prétexte de problèmes méthodologiques et de mobilisation des services étatiques pour le plan grand froid. Libération est allé à la rencontre de ces personnes sans abri : celles qui continuent à dormir dehors même en hiver, et celles qui acceptent d’aller dans les centres. Même pour quelques nuits.
Dans le Val-de-Marne, avec la Croix-Rouge
On tombe sur un « château » de SDF, mardi, vers 22 heures, à Nogent-sur-Marne, à l’est de Paris : un banc public, un sac de couchage pas trop vieux, deux épaisseurs de couvertures, le tout sous un kiosque à musique, place de l’Ancien-Marché. C’est lui qui pose les questions : « Ça va, vous ? » Ou qui les renvoie à l’expéditeur : « Un toit ? Vous voyez bien que j’en ai un. Un café chaud ? Ah non, pas à cette heure. Si j’ai chaud ? Oui, je m’en sors bien. Comment ils font, sans chauffage, les animaux dans la forêt ? » Alors que souffle un vent mouillé, que l’air est encore à la neige après une averse de flocons, il demande simplement un paquet de biscuits et un caleçon propre à l’équipe de la Croix-Rouge qui effectue une maraude. Pas question d’aller dans un centre d’accueil d’urgence. Il n’y est jamais allé. Cette nuit-là, il est content de discuter. Il dit, comme pour se rassurer : « En Sibérie, les gens n’ont pas peur du froid. Et c’est pas à cause de la vodka. D’ailleurs, un vrai Russe ne boit que de l’eau… » Au bout d’un quart d’heure, les quatre secouristes bénévoles s’en vont poursuivre leur maraude. « Bon courage ! » C’est le SDF qui le dit.
Le refus d’une place d’hébergement n’est pas complètement un choix. Le premier obstacle vient de la procédure d’inscription hors d’atteinte : il faut disposer d’un téléphone pour appeler le 115, le numéro d’urgence, et les lignes sont souvent saturées. Quand le contact est établi, la Croix-Rouge vient chercher le sans-abri en camionnette. Autre frein, les centres n’ont pas toujours bonne réputation, même si leur état s’est amélioré dans l’ensemble, avec des dortoirs abritant jusqu’à 250 transats. Les peurs : chiens non admis, vols fréquents de portables, bagarres, nourriture qui détraque l’estomac. Ils sont nombreux à décliner un lit. « On ne peut pas forcer les sans-abri, souligne l’équipe de la Croix-Rouge, qui est passée de deux maraudes par semaine à une par jour depuis le 5 février avec le déclenchement du plan grand froid. Tout ce qu’on peut faire, c’est de leur donner la température extérieure. On leur dit que s’ils passent la nuit dehors, ils risquent de… » Mardi, sur dix SDF rencontrés par les secouristes bénévoles en Val-de-Marne, six n’ont pas voulu aller dans un centre.
Gare RER de Maisons-Alfort : un homme avec une béquille dit qu’il fait « vraiment trop froid ». Il reçoit une soupe à la tomate. « C’est la gare qui a appelé le #115 pour moi. » Il s’inquiète : « Au fait, comment je reviens ici demain ? » Comme le centre d’hébergement d’urgence de Villiers-sur-Marne ne garde pas les SDF en journée, il devra marcher plus d’une quinzaine de kilomètres vers son lieu de campement, ou trouver un bus, un train. Et s’il veut à nouveau dormir au sec, il devra recommencer la procédure du 115 à zéro… Sur le chemin, il fait causette : « Johnny est mort, vous en aviez entendu parler ? Bon, moi, j’ai perdu tout le monde, ma mère, ma mère adoptive, mon père, mon grand frère, des copains. Pourquoi je suis encore là, moi ? Je pense que Dieu ne veut pas des alcooliques. » Il voudrait qu’on lui mette l’autoradio, alors il commence à chanter : « Non, rien de rien. Non, je ne regrette rien… »
Au gymnase Paradis, dans le Xe arrondissement de Paris
Ali Erfanullah repousse fébrilement sa barquette alimentaire et déplie sur la table une ordonnance médicale. Signée le jour même, avec le tampon de l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Ali « a subi un traumatisme physique et mental », indique le papier. Les yeux dans le vague, le migrant évoque son passé. L’Afghanistan, les bombes… Comme les nombreux sans-abri qui peuplent le gymnase Paradis (Xe arrondissement de Paris), ce trentenaire a fui la guerre. « J’ai laissé derrière moi mes deux sœurs et ma mère. Je n’ai aucun contact avec elles. Je n’ai aucun contact avec personne », raconte-t-il dans un anglais hésitant. Sa voix tremble, comme ses doigts gourds. Le poisson pané distribué par l’Armée du salut - qui gère le gymnase mis à disposition par la Ville de Paris -n’a pas suffi à le réchauffer. Derrière lui, une centaine de lits de camp grincent quand les hébergés s’y allongent, épuisés.
Dans ce centre d’accueil éphémère, tous sont arrivés le 5 février, au lancement du plan grand froid. Jusqu’alors, ils dormaient sous les ponts du canal Saint-Martin. Ils devront quitter le gymnase dès que la température remontera. Tous les migrants présents craignent d’être expulsés de France. Ils ont le visage fermé, parfois barré par une cicatrice. Ils viennent du Soudan et d’Afghanistan, principalement. « Ils sont très respectueux », affirme un gardien chargé d’effectuer le pointage à l’entrée du bâtiment. Le règlement est strict. « Les gars du 115 [le numéro du Samu social] nous préviennent : tant de personnes arrivent à telle heure. Puis, une fois le pointage fini, on envoie la liste des hébergés à la préfecture. A 23 heures, plus personne ne rentre », explique Camara, agent de l’Armée du salut. Après avoir grillé une cigarette dans la nuit glaciale, trois hommes originaires du Darfour se présentent à l’entrée. D’un geste de la main, le gardien les laisse accéder au bâtiment après avoir vérifié leurs cartes. Demain matin, ils devront avoir quitté les lieux avant 11 heures pour quitter les lieux. Certains, comme Osman, se rendront à la médiathèque Françoise-Sagan, en face du gymnase, pour apprendre les bases de la langue française.
Au centre d’accueil pour femmes de l’Hôtel-Dieu
Une autre histoire d’ordonnance : Mme Abdoun, 55 ans, douze médicaments en tout, pour une grippe, mais aussi pour le diabète et l’hypertension. « L’autre jour, j’ai fait une crise. Je suis restée trois semaines à l’hôpital Saint-Antoine. J’avais vingt de tension. » Avant l’ouverture du centre, Mme Abdoun vivait « dans la rue près de la gare du Nord ». De temps en temps, elle faisait des petits boulots au noir : garde d’enfant, ménage… « En échange, on me fichait la paix, je dormais sur le canapé. » Elle raconte ça dans un couloir de l’Hôtel-Dieu, un hôpital partiellement désaffecté, où les chambres portent des noms de fleurs. Une aile de ce bâtiment a été transformée en centre d’hébergement géré par l’association Aurore. Il est dédié aux femmes sans domicile fixe. Certaines sont enceintes. Maguette vient seulement de passer sa première échographie après huit mois de grossesse. C’est une fille. Elle n’a pas encore réfléchi au prénom.
Dans une autre partie du centre, où des places supplémentaires ont été ouvertes dans le cadre du plan grand froid, changement d’ambiance. Les pompiers sont en pleine intervention : une femme est au plus mal. Fini les noms de fleurs, on dort sur des lits pliants dans des chambres numérotées. L’hébergement est sommaire. Les femmes, rencontrées dans la rue lors des maraudes, arrivent au fur et à mesure de la soirée. Elles passent en moyenne trois nuits dans cette halte, le temps d’être réorientées vers d’autres centres d’hébergement plus pérennes. La règle est simple, affichée noir sur blanc sur la porte d’entrée : s’absenter une nuit, c’est perdre sa place. Gina, passée par un centre d’hébergement de Nanterre (Hauts-de-Seine) après avoir vécu dans la rue à L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne), vient de faire son premier jour comme bénévole dans une association d’aide à l’enfance à l’extérieur. Quitte à ne pas être payée, elle préfère être active et se « rendre utile auprès des enfants, les aider à faire des activités, quelque chose ». Sa sœur, qui a un travail et un logement, lui prête sa carte de transport.
Soumaya insiste pour ne pas être prise en photo : ses frères la recherchent après qu’elle a fui l’Algérie où sa famille voulait la marier à un homme beaucoup plus âgé. Ils l’ont déjà rattrapée une fois en Tunisie. En France, elle s’occupait d’une femme de 37 ans en fauteuil roulant, contre un bout de canapé. Quand ce boulot a cessé à la suite d’un conflit avec la famille, ses économies ont vite fondu. Et elle s’est retrouvée à la rue.
Dans le tunnel sous le quartier des Halles
Sous terre, les plus désespérés se créent un espoir. Creusé sous le quartier du centre Pompidou, le tunnel des Halles compte près d’une dizaine de lieux d’habitation de fortune. Les voitures qui passent font des bruits de train. L’obscurité, les lampes froides : rien ne distingue le jour de la nuit. Ici viennent ceux qui n’attendent plus rien de la société ou de ces hébergements d’urgence guère plus durables que la vie en sac de couchage. Dans ce lieu où tout le monde se rejette, on enlève aux pauvres leur liberté de s’effacer : des grilles hautes de deux mètres, brillante démonstration des dispositifs « anti-SDF », empêchent de déplier un duvet sous les sources de chaleur. Les sans-abri doivent se cacher encore plus dans le noir. On finit par en trouver dans les niches de sécurité qui servent aux automobilistes à se protéger en cas d’incendie. L’un(e) d’eux a mis des rideaux à sa cabine. Un(e) autre s’est glissé(e) dans un sarcophage de cartons. Aucun murmure. On dirait un colis abandonné. A vingt mètres de là, un parking souterrain à 9 euros de l’heure, interdit aux #SDF, diffuse une lumière douce et une mazurka de Chopin.
Pierre Carrey , Paul Leboulanger , Nicolas Massol