• Canada : Prisonniers de la terre promise Catherine Lefebvre - 8 Septembre 2018 - Le Devoir
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    Pendant la Première Guerre mondiale, le gouvernement canadien a voté une loi permettant d’enfermer les immigrants, de peur qu’ils soient des espions des pays ennemis. Le centre d’interprétation Camp Spirit Lake http://www.campspiritlake.ca/main.aspx?PageName=Visite%20Virtuelle en Abitibi raconte ce chapitre honteux de l’histoire du Canada.


    De nombreuses familles ukrainiennes arrivent au Canada à la fin du XIXe siècle. En 1896, Clifford Sifton, alors ministre de l’Intérieur, recommande à Wilfrid Laurier d’accueillir des immigrants agriculteurs pour coloniser les régions rurales canadiennes. L’Ukraine, grenier à blé du continent européen, figure en tête des pays à courtiser. Et pour cause ! « Le gouvernement canadien leur offrait 160 acres de terres gratuites en plus d’un montant d’argent pour démarrer, explique l’historien Roger Blanchette. À la même époque, beaucoup de Canadiens français du Québec migraient aussi vers l’Ouest. Mais eux, ils devaient acheter leurs terres ! »

    Moins de vingt ans plus tard, la Première Guerre mondiale éclate. Deux semaines après le début des combats, le 18 août 1914, le gouvernement canadien adopte la Loi sur les mesures de guerre, qui permet entre autres l’enregistrement de tous les « sujets d’un pays ennemi », en l’occurrence ceux provenant des Empires austro-hongrois et ottoman ainsi que de l’Allemagne. Lesdits sujets représentent 80 000 immigrants. Dans la mêlée, 8579 d’entre eux, dont plus de 5000 Ukrainiens, prennent le chemin des camps d’internement. Des Autrichiens, des Allemands, des Polonais, des Turcs et des Bulgares font aussi partie du lot. Au total, 24 camps sont installés au Canada. Un des plus reculés de tous se trouve à Spirit Lake, le deuxième camp en importance au pays, à quelques kilomètres d’Amos, en Abitibi.


     Photo : Musée McCord Vue sur les barraques du camp de détention à Spirit Lake, aux environs de 1916. Le camp fermera ses portes le 28 janvier 1917. Un total de 1312 personnes y ont été détenues.

    Les 109 premiers détenus arrivent le 13 janvier 1915, la veille du jour de l’An orthodoxe. « La particularité du camp de Spirit Lake est que les détenus pouvaient venir avec leur famille, même si elles habitaient plus loin, à Lilienville », raconte Jim Slobodian. Né à Rouyn-Noranda en 1947 d’un père ukrainien et d’une mère montréalaise, il est aujourd’hui président du centre d’interprétation Camp Spirit Lake, ouvert depuis 2011. « Le seul autre camp à accepter ça était situé à Vernon en Colombie-Britannique », ajoute-t-il.

    Sur place, 200 soldats canadiens qui les surveillent, en plus de 50 ouvriers payés de la ville d’Amos pour gérer les travaux forcés des détenus, principalement le défrichage des terres. « Le Canada a bafoué plusieurs conventions internationales, dont celles de La Haye, qui doit assurer le bien-être des détenus, raconte François Labbé, historien et directeur général à la Corporation de la Maison Dumulon à Rouyn-Noranda. C’est une époque extrêmement frauduleuse. »

    Bien que les conditions de vie soient loin d’être parfaites, peu de détenus tentent de s’échapper du camp. Isolée du reste du monde, étant donné les 480 km de forêt dense et la horde de moustiques féroces, la poignée d’évadés finit même par revenir au camp tellement les temps sont durs dans ce coin reculé, au bout du chemin de fer.

    Construire le pays
    En 1916, au milieu de la guerre, pas moins de 400 000 soldats canadiens sont en poste pour combattre l’« ennemi ». Or, le manque de main-d’œuvre se fait de plus en plus sentir au pays, étant donné l’essor des industries ferroviaire, minière et de l’acier. Le gouvernement canadien a l’éclair de génie de libérer des détenus dans le but de pallier le sérieux manque en « capital humain ». Ainsi, un premier groupe de 1000 détenus est libéré des camps québécois, à condition d’obéir aux lois canadiennes. « Les compagnies qui engagent d’ex-détenus doivent les payer au salaire courant et leur offrir des emplois permanents », précise Jim Slobodian. Au-delà de l’Abitibi, plusieurs autres grands travaux ont été effectués par les détenus des camps d’internement. « Ce sont eux qui ont mis en place les canaux des Grands Lacs et ont construit plusieurs chemins de fer », ajoute François Labbé.


     Photo : Bibliothèque et Archives Canada Au plus fort de la guerre, des familles entières ont été détenues.

    Enfin, le camp Spirit Lake ferme ses portes le 28 janvier 1917, sans qu’aucune compensation soit offerte aux détenus. Au fil de ses activités, un total de 1312 détenus est demeuré à Spirit Lake, et 19 d’entre eux sont décédés pendant leur internement au camp. « Après la fermeture du camp, plusieurs d’entre eux sont partis travailler dans l’Ouest canadien ou dans les mines de charbon à Black Lake, près d’Halifax, ajoute Jim Slobodian. Aucun des Ukrainiens détenus n’est resté en Abitibi à cette époque-là, une époque où seul Amos est le chef-lieu de toute la région. »

    Un chapitre oublié
    Puis, Spirit Lake prend le nom de La Ferme en 1918, alors que la municipalité devient une ferme expérimentale, l’idée de départ du gouvernement. Puis, comme par magie, ce sombre chapitre de l’histoire canadienne est rapidement relégué aux oubliettes.

    Étonnamment, les Ukrainiens reviennent en Abitibi pour travailler dans les mines dans les années 1920. À l’époque, l’Église catholique décourage fortement ses disciples de travailler dans les mines, sous prétexte que c’est l’image du purgatoire et que cela va à l’encontre de la mission agricole de l’Église. Il revient donc aux immigrants de descendre dans les cages.

    Et ce n’est qu’au moment d’ériger la croix haute de 24 mètres (80 pieds) sur l’église Saint-Viateur de Trécesson (le canton regroupant La Ferme et Villemontel), en 1941, que les travailleurs constatent de vieux bâtiments en ruine, quelque chose qui ressemble à un cimetière et un petit chemin qui menait aux familles des détenus.

    Il aura fallu 70 ans entre la découverte par hasard de l’ancien site du camp d’internement et l’ouverture du centre d’interprétation Camp Spirit Lake. Et pourtant, encore trop d’entre nous ignorent ce troublant passage de l’histoire canadienne.

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