Deux récents rapports de police détaillent par le menu les dessous d’un système d’espionnage mis sur pied par l’ancien chef de services secrets français, Bernard Squarcini, au profit du géant mondial du luxe LVMH, propriété du milliardaire Bernard Arnault. Leur cible ? Le futur député François Ruffin et son journal.
Une surveillance tous azimuts, une infiltration, un recueil de données personnelles, des taupes et de l’argent, beaucoup d’argent : deux rapports de police, rédigés en octobre et novembre dernier, détaillent par le menu les dessous d’un système d’espionnage mis sur pied par l’ancien chef des services secrets français, Bernard Squarcini, au profit du géant mondial du luxe LVMH, propriété du milliardaire Bernard Arnault.
Les cibles ? Un journaliste « agitateur » et futur député (François Ruffin), son journal (Fakir) et un film appelé à décrocher en 2017 le César du meilleur documentaire (Merci Patron !).
« Il ressort que la société LVMH, au travers de Laurent Marcadier, directeur de la protection des actifs et des personnes, a rémunéré une société privée afin d’obtenir des renseignements sur les activités associatives, politiques ou privées des membres de l’association Fakir et particulièrement de François Ruffin, ainsi que pour récupérer illégalement une copie du film Merci Patron ! », conclut un rapport de l’Office anticorruption (OCLCIFF) daté du 27 novembre et transmis à la juge Aude Buresi.
Ancien magistrat, qui fut notamment détaché comme conseiller justice au cabinet du ministre de l’intérieur Claude Guéant, Laurent Marcadier a affirmé à Mediapart, par la voix de son avocat, Me Antonin Lévy, ne souhaiter faire aucun commentaire.
Au cœur du système de surveillance : Bernard Squarcini, dit « le Squale », l’ancien maître-espion de Nicolas Sarkozy, qui a été à la tête de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, aujourd’hui DGSI) de 2008 à 2012. Il s’agissait d’une reconversion manifestement très rentable pour « le Squale » : sur la période visée par l’enquête de police (2013-2016), sa société de renseignement privée, baptisée Kyrnos (qui signifie « la Corse » en grec ancien), a en effet perçu 2,2 millions d’euros de LVMH.
Une disproportion qui paraît totalement hors sol avec le « danger » réel que pouvaient représenter François Ruffin et ses amis, alors surtout connus pour tenter de perturber des assemblées générales du groupe LVMH vêtus de tee-shirts « I Love Bernard »…
Un autre rapport de police, rédigé cette fois par l’IGPN, co-saisi de l’enquête, a également établi le 15 octobre dernier, comme l’a déjà signalé Le Canard enchaîné, que « les investigations […] ont permis de confirmer la mise sous surveillance et l’infiltration du mouvement Fakir. […] au profit du groupe LVMH, dans le cadre d’une sous-traitance en cascade établie depuis la société dirigée par Bernard Squarcini ».
Ces deux conclusions policières interviennent dix-huit mois après des premières révélations de Mediapart, en mai 2019, sur la surveillance et l’infiltration de François Ruffin et de Fakir au profit de LVMH, ce qui avait provoqué un dépôt de plainte du député insoumis et du journal basé à Amiens (Somme).
En juillet dernier, Mediapart avait d’ailleurs consacré un épisode à l’espionnage de Ruffin et Fakir dans le cadre sa série Le Squale, opérations secrètes, fondée sur la diffusion d’écoutes téléphoniques judiciaires ayant visé Bernard Squarcini.
Recruté par LVMH sitôt après son départ de la police nationale, Bernard Squarcini a utilisé tout un réseau de sous-traitants et de sociétés de renseignements privées, lesquels ont réussi à recruter deux « taupes » pour infiltrer et surveiller les activités de François Ruffin et sa bande.
Sollicités pour réagir, ni Bernard Squarcini ni LVMH n’ont fait de commentaire.
Parmi les sous-traitants mis en branle par « le Squale » se trouvent un ancien policier de l’antiterrorisme et de la brigade financière, Hervé Séveno, et un spécialiste du renseignement privé, Jean-Charles Brisard, également conseiller spécial (non rémunéré) auprès du maire de Nice, Christian Estrosi (LR), sur les questions de radicalisation.
Contacté, Jean-Charles Brisard a dit ne vouloir faire aucun commentaire. « J’ai toujours assumé mes responsabilités », a pour sa part sommairement réagi auprès de Mediapart Hervé Séveno, qui, pour ce qui concerne le fond du dossier, a renvoyé à des déclarations de mai 2019 dans lesquelles il affirmait n’avoir fait usage d’« aucune méthode illégale ».
Dans leur rapport de synthèse, les enquêteurs énumèrent pourtant toutes les prestations potentiellement illégales fournies par les sous-traitants de Squarcini pour le compte de LVMH : infiltration d’une personne au cœur d’un mouvement idéologique, recueil et transmission d’informations, photos, courriels, opérations physiques de repérage et de surveillance sur la voie publique et par des moyens de vidéosurveillance.
Cela « relève manifestement des activités d’agences de recherches privées et de surveillance humaine […] avec des qualifications pénales », écrivent les policiers qui présentent « le Squale » comme le « donneur d’ordres » de toute l’opération.
Pour arriver à leurs fins, Bernard Squarcini et ses lieutenants ont donc réussi à infiltrer deux personnes (des « agents sous couverture », selon leur terminologie) dans l’entourage de leur cible : un homme, qui se présente aujourd’hui tout à la fois comme journaliste d’investigation, conseiller pour des entreprises et ancien de la DGSE, et une femme, photographe de profession, qui, tout en revendiquant de réelles sympathies pour les joyeux drilles de la bande Ruffin, a concouru à une opération privée de renseignement contre ce qui lui avait été présenté comme une dangereuse mouvance « révolutionnaire ».
Concernant l’espionnage de Ruffin et son mouvement, les policiers évoquent l’existence de synthèses faites à l’aide d’un fichage détaillé avec orientations et appartenance politiques ou syndicales, mais aussi l’identification des plaques d’immatriculation de véhicules, de numéros de téléphone et la récupération d’adresses personnelles.
Mais la surveillance ne s’est pas arrêtée là. Selon les rapports de police, « ce recueil de renseignements s’est poursuivi jusqu’à la captation d’images dans un cercle privé avant toute diffusion publique du film [Merci Patron ! – ndlr] au mépris des dispositions légales […], et ce au profit de la personne morale LVMH ».
En effet, au moins l’une des taupes de la multinationale avait réussi à filmer discrètement le film Merci Patron !, qui dénonçait certaines pratiques sociales du groupe LVMH, à l’occasion d’une projection privée bien avant la sortie sur les écrans du documentaire à succès.
De nombreuses écoutes téléphoniques ont par ailleurs montré que pour la bonne marche des ses activités de renseignements privées pour LVMH (sur Ruffin ou d’autres sujets), Bernard Squarcini a continué à entretenir des « relations étroites » avec la police et surtout la DCRI, « dont il a continué de solliciter les personnels », selon les enquêteurs.
Selon ces derniers, « il a pu être mis en évidence » que ce fut, pour l’essentiel, « au service de son intérêt personnel ».
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