En Tunisie, les migrants subsahariens désormais sous la menace de réseaux de kidnappeurs
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En Tunisie, les migrants subsahariens désormais sous la menace de réseaux de kidnappeurs
Par Monia Ben Hamadi (Tunis, correspondance)
Depuis plus d’une semaine, Koné, un jeune Ivoirien, n’a plus de nouvelles de sa demi-sœur. Tout juste sait-il que Mariam, 15 ans, est séquestrée par d’autres migrants à Sfax, la deuxième ville de Tunisie. Mariam n’est pas seule dans ce cas. Depuis octobre, des signalements inquiétants d’un nouveau trafic se multiplient dans le pays. Des migrants subsahariens de différentes nationalités sont enlevés et détenus dans des logements à Sfax en vue de rançonner leurs proches. Leur libération peut coûter plusieurs centaines d’euros.
Le Monde Afrique a pu recueillir plusieurs témoignages concordants de proches de victimes, des informations sur leur localisation ainsi que des documents prouvant plusieurs transferts d’argent pour leur libération. Les autorités collaborent discrètement avec des avocats et des organisations de droits humains pour mettre fin à ce phénomène, lié à la répression que subissent les migrants en provenance d’Afrique subsaharienne en Tunisie. (...)
Suite aux déclarations du président Kaïs Saïed en février 2023, affirmant que l’arrivée de Subsahariens dans le pays relèverait d’un « plan criminel pour changer la composition du paysage démographique », les conditions de vie des migrants en Tunisie se sont rapidement dégradées. Un pic de violence est survenu en juillet, lorsque des centaines de ressortissants d’Afrique subsaharienne ont été expulsées de Sfax par les forces de l’ordre et abandonnés dans le désert sans moyens de subsistance. Depuis, les autorités tunisiennes ont menacé de sanctionner ceux qui transporteraient des personnes se trouvant en situation irrégulière. Les prix du marché parallèle ont aussitôt augmenté. Pour régler le trajet de Mariam, Koné a pu compter sur le virement d’un proche en Europe, versé au chauffeur. Mais arrivé à Sfax, celui-ci « la vend à des Camerounais et des Ivoiriens », assure son demi-frère. Les ravisseurs réclament 1 000 dinars (environ 300 euros) pour relâcher l’adolescente. Arrivé en Tunisie depuis moins de deux mois, le jeune homme n’a aucune source de revenus et ne s’est jamais rendu dans la ville de Sfax où la captive se trouverait encore. « Je leur ai dit qu’actuellement je n’avais pas d’argent. Maintenant, ils ont bloqué tous les numéros que je connais, je suis sans nouvelles depuis plus d’une semaine. La famille est très inquiète et m’appelle tous les jours, mais je ne sais pas quoi faire », déplore-t-il.En charge de deux affaires similaires, Hamida Chaieb, avocate et membre du comité directeur de la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), a reçu plusieurs signalements d’enlèvements depuis le mois d’octobre. « Ce phénomène n’existait pas avant », affirme-t-elle, décrivant les mêmes procédés : « Ce sont des migrants qui viennent d’Algérie ou qui ont été expulsés à la frontière par les forces de l’ordre. Dans les zones frontalières, des transporteurs tunisiens les emmènent généralement à Sfax où ils les remettent à des migrants subsahariens qui les séquestrent. Les montants diffèrent, ça peut monter jusqu’à 2 000 dinars tunisiens. »
Selon l’avocate, les affaires sont à présent gérées en étroite collaboration avec le parquet et la brigade criminelle de Tunis. Plusieurs arrestations auraient déjà eu lieu, malgré des réticences et des lenteurs constatées après les premiers signalements. « Au début, les policiers n’y ont pas cru parce qu’il y a eu des cas de personnes qui ont menti à leurs proches pour que ces derniers leur envoient de l’argent », précise Me Chaieb.
La réalité s’est finalement imposée avec la multiplication des enlèvements. Le Monde en a recensé au moins cinq. « La police a alors eu peur d’intervenir car certains individus sont armés. Dans les cas dont je m’occupe, ils y sont finalement retournés mais ne les ont pas trouvés, ils avaient déjà changé de lieu », poursuit Me Chaieb, qui affirme qu’au moins deux personnes libérées après avoir payé une rançon sont en mesure de témoigner. Bamba, 37 ans, vit depuis plusieurs mois à El Oued, dans le désert algérien, près de la frontière avec la Tunisie. Cet Ivoirien a été contacté par au moins trois victimes de ce trafic à Sfax. Elles avaient enregistré son numéro avant de quitter El Oued. Bamba a ainsi été en mesure d’aider leurs proches à leur envoyer les montants demandés par les ravisseurs. Issa, un jeune Guinéen et ancien compagnon de route, en fait partie.
« Ils leur ont laissé un téléphone pour qu’ils puissent contacter leurs proches », explique Bamba, qui a communiqué au Monde la dernière localisation connue de son ami et de ses deux autres connaissances, ainsi que les reçus de transferts d’argent en francs CFA, en dollars et en euros envoyés par les proches des victimes. Selon lui, Issa est parti d’El Oued vers la Tunisie le 12 décembre.
Arrivé à Sfax par ses propres moyens, il a suivi de « jeunes Ivoiriens » qui lui auraient proposé de passer la nuit chez eux. « Il a tenté de joindre son correspondant là-bas qui devait l’aider à se loger, mais il était tard, la personne n’a pas décroché », relate-t-il. Le lendemain matin, les « bandits » empêchent Issa de sortir et lui réclament de l’argent, arguant qu’il devait payer « le prix du taxi et du logement » : 350 euros. « Pour eux, c’est comme un travail. Ils ont commencé à le tabasser et lui ont donné le téléphone pour qu’il appelle sa famille. Je suis entré en contact avec son grand frère qui a payé 300 dollars. Il ne voulait pas que son frère soit torturé. »
Depuis, Bamba n’a plus de nouvelles de son ami. Après un long périple par la Libye et l’Algérie, il a décidé quant à lui de « se calmer un peu » et de subir quelque temps de plus les conditions de vie du désert d’El Oued, après avoir constaté le sort réservé en Tunisie à ses compagnons lancés sur le chemin de l’Europe.
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