Hommage à Alain Desrosières
AuteurÈve Chiapello du même auteur
Directrice d’études, EHESS eve.chiapello@ehess.fr
Alain Desrosières nous a quittés le 15 février 2013, laissant derrière lui, profondément attristée, une communauté informelle de chercheurs s’intéressant à la quantification, communauté dont il a été de fait le patient artisan puisque ce sont ses qualités relationnelles hors du commun qui l’ont fait exister. La passion d’Alain Desrosières pour le chiffre, son histoire, ses usages et ses rôles sociaux, n’avait d’égal que le plaisir de la transmettre et d’éveiller – tout particulièrement chez les jeunes chercheurs – un intérêt pour l’histoire et la sociologie de la quantification. Il a ainsi passé une partie de sa vie à nous parler des uns et des autres, à nous faire nous rencontrer, à entrer en contact avec tous ceux dont il découvrait les recherches en France ou à l’étranger, à nous présenter ses dernières idées sur de potentiels « bons » objets de recherche, à réfléchir sur les problèmes que nous lui apportions, à travailler avec nous sur les sujets qui nous intéressaient, à nous renvoyer ses analyses sur les textes que nous lui présentions... Nous sommes donc en deuil, nous tous qui sommes passés à un moment ou un autre par son bureau à l’Insee et qu’il a aidés, formés, accompagnés ou plus simplement encouragés par son intérêt. Quand Luc Boltanski et moi écrivions Le Nouvel Esprit du capitalisme, et que nous cherchions à typifier les êtres du nouveau monde connexionniste au travers de l’opposition du « mailleur » et du « faiseur », Alain était notre « bon exemple » de « mailleur ». Le regarder vivre et travailler nous a aidés à construire le modèle. Le « mailleur » est celui qui fait passer l’information, qui redistribue ses liens au plus grand nombre, qui cherche à étendre le réseau et par là à augmenter les connaissances partagées pour le bien de tous. Le « faiseur », par opposition, cherche à exploiter le réseau à son profit, à séparer les espaces afin de tirer avantage des « trous structuraux » qu’il est l’un des rares à pouvoir franchir, à soigner sa position de « passage obligé » ou de « gate-keeper ».