L’intelligence artificielle aidera à prendre les bonnes décisions, estime le général Denis Mercier, à la tête du commandement suprême allié pour la transformation de l’OTAN.
Le général Denis Mercier est, depuis 2015, à la tête du commandement suprême allié pour la transformation (SACT) de l’OTAN. Basé à Norfolk aux Etats-Unis, il est responsable des moyens futurs de l’Alliance, tandis que le commandement suprême allié en Europe (Saceur) conduit les opérations et les exercices depuis Mons, en Belgique. Dans l’entretien qu’il a accordé au Monde samedi 24 mars, le général explique comment l’OTAN se prépare à intégrer les technologies du big data et de l’intelligence artificielle (IA).
En prévision des guerres futures, comment appréhendez-vous l’intégration des nouvelles technologies – intelligence artificielle, 3D… ?
Ces technologies changent considérablement la manière dont les militaires vont aborder les futurs conflits parce qu’elles changent tout simplement notre monde, et toutes les grandes organisations. La ressource stratégique, autour de laquelle doivent tourner les débats de l’OTAN, c’est la donnée. On le voit avec Facebook [et le débat sur l’extraction des données privées]. Et on ne fera jamais d’intelligence artificielle sans des données.
Pour une alliance de 29 pays, de nombreuses questions politiques se posent, avant même d’évoquer les craintes suscitées par les robots tueurs. Que faire des données, en grande partie classifiées, que les nations donnent à l’Alliance ? Si nous utilisons des datas prises dans l’environnement public pour notre renseignement, comment les recueille-t-on ? Peut-on développer des algorithmes en contractualisant avec des sociétés privées ? Manipuler les données pour obtenir des résultats militaires ?
Dans l’OTAN, on n’a jamais posé la question de la propriété des données. Il faut le faire aujourd’hui. Par exemple, un Rafale français produit des données, mais l’armée de l’air n’est pas propriétaire de la manière dont elle les traite. Le problème se pose aussi pour les pays qui ne sont pas souverains et achètent des matériels étrangers qui génèrent des datas.
Vous avez récemment présenté ces enjeux au Conseil de l’Atlantique nord…
Mon commandement a organisé, jeudi 22 mars, un séminaire sur l’intelligence artificielle, pour les ambassadeurs et le secrétariat général l’OTAN. Nous avons fait venir Sophia le robot, et son concepteur. Selon les spécialistes de l’IA qui sont intervenus, l’enjeu immédiat, pour nous, est de comprendre que ces technologies sont déjà là, mais que nous ne les utilisons pas. La réunion a soulevé de nombreuses questions éthiques. Les machines vont-elles nous échapper ? Je ne pense pas. Les machines doivent nous aider à mieux assurer les valeurs de l’OTAN, à éviter une crise, à faire baisser la tension, en vue de la stabilité du monde.
Le prochain exercice Trident Juncture, qui sera un des plus importants de l’OTAN avec plus de 35 000 soldats, en Norvège, va nous permettre de tester une vingtaine de technologies. Nous allons faire de l’impression 3D de pièces, tester des systèmes robotisés de protection de bases, de gestion de la logistique, de mesure du niveau de stress des soldats…
L’erreur serait que chacun des pays de l’OTAN développe ses programmes seul, ce qui posera à terme des problèmes d’interopérabilité technique, éthique et politique. Dans ce cadre, nous pensons qu’il ne faut pas opposer l’homme et la machine. Pour nous, le sujet est comment la machine aide l’homme à être meilleur que l’homme tout seul.
Concrètement, quelles seront les conséquences pour une arme, un futur char, un centre de commandement ?
Il y a quelques années, des chercheurs ont appris à un ordinateur à jouer aux échecs en entrant dans sa mémoire les millions de combinaisons des jeux existants, et il a été capable de battre le champion du monde. Plus récemment, une machine à qui on avait simplement appris à jouer, sans lui injecter les données, a atteint le meilleur niveau mondial en quatre heures. Nous pouvons faire de même avec le système de guerre électronique d’un bateau, d’un avion, d’un char.
L’intelligence artificielle permet d’apprendre à un système à reconnaître des choses et à s’adapter seul aux situations, à interagir avec d’autres machines et à bénéficier de la compréhension d’une machine tierce grâce aux données. On peut apprendre à un capteur d’images à reconnaître un mouvement qu’il considérerait comme anormal. Cela va changer la manière dont on peut concevoir les opérations militaires.
Comment ?
Les directives militaires descendent en cascade jusqu’au soldat, au pilote, au marin. La révolution numérique ne consiste pas à rendre ces ordres plus fluides par la digitalisation, mais à repartir du soldat : on va réfléchir aux données dont il a besoin pour que, lorsqu’il identifie une information, elle aille alimenter un cloud, qui permette ensuite par exemple de désigner une cible, et en fonction du niveau de décision choisi au préalable, quelqu’un d’autre ouvrira le feu.
Prévenir les crises, cela exige un renseignement nourri par le big data ?
Le premier qui a trouvé que les petits hommes verts présents dans le Donbass étaient des soldats russes est un chercheur polonais, pour l’Atlantic Council, qui a utilisé une capacité à scanner l’environnement public avec des logiciels de reconnaissance faciale, et qui a déterminé que ces hommes posaient peu de temps plus tôt en Tchétchénie en tenue de militaires russes devant leur char. Le renseignement militaire n’a pas pu faire cela car il n’a pas utilisé ces technologies.
Nous produisons depuis longtemps un document qui nous donne les tendances stratégiques pouvant conduire à de futures crises, dans les champs environnementaux, humains, politiques. Les états-majors effectuent encore ce travail de synthèse à la main. Les technologies du big data seront capables de détecter des signaux précurseurs impossibles à voir aujourd’hui. Google a prouvé qu’en exploitant simplement les recherches Internet de personnes sur les symptômes d’une maladie, il était possible d’anticiper de plusieurs semaines les contours d’une épidémie. Je traduis cette anticipation en termes militaires.
Ces technologies nous permettront d’être meilleurs en matière de renseignement, d’avoir des outils de prédiction, et en retour d’apprécier la façon dont est reçu le message stratégique de l’OTAN, ce qui est important pour sa capacité de dissuasion. Le prédictif ne doit pas faire peur s’il s’agit de donner plus de moyens d’anticiper à nos décideurs.
Quel sera l’impact dans la façon dont l’OTAN planifie l’acquisition de nouveaux armements ?
La directive politique fixée à l’organisation de l’OTAN est de pouvoir mener de front deux opérations majeures et six petites opérations. Les chefs militaires traduisent cela en besoins d’équipement, jusqu’aux munitions, aux niveaux d’alerte des compagnies… Demain, si l’on traite les données des 29 pays [par exemple celles qui figurent dans les lois de programmation militaire sur les matériels, les plans de maintenance, etc.] et si l’on ajoute de l’IA, on fera apparaître très rapidement les déficiences logistiques, des doublons ou des inadaptations qu’on ne pouvait pas déceler, dans tel ou tel plan de campagne. L’essentiel est d’accroître la réactivité du processus de décision de l’OTAN.
Pour employer les systèmes d’armes autonomes que vous pourrez proposer, quelles décisions politiques doivent prendre les alliés ?
Les forces sont apportées par les nations, et pour les engager il faut une décision du Conseil de l’Atlantique nord. Le contrôle politique est essentiel et demeurera.
Derrière, il y a plusieurs sujets. Si nous avons des forces militaires très réactives, nous devons être capables d’apporter au politique l’évidence de l’émergence d’une crise, pour lancer des préparatifs. Le système doit fournir des données fiables pour prendre la bonne décision. De même, décider d’utiliser davantage des pièces détachées imprimées en 3D exige d’être sûr du fichier contenant les normes de la pièce. Nous allons organiser un premier brainstorming au printemps sur ce sujet, en utilisant une technologie de « block chain » pour assurer la traçabilité des données. Cette technologie s’applique à de nombreux domaines, comme l’identification des forces amies et ennemies.
Nous travaillons aussi sur les effets interarmées [joint effects] – la combinaison d’un tir de munition, d’une attaque cyber, d’une action dans l’environnement médiatique… Pour que plusieurs alliés les traitent [l’un d’eux va détecter, un autre transférer la donnée, etc.], il faut d’abord qu’ils établissent une confiance réciproque.
La place de l’homme dans la décision est un autre sujet. Par exemple, certains pays utilisent les réseaux informatiques de l’OTAN comme réseaux nationaux. Des systèmes d’IA peuvent détecter une attaque, et, à partir d’un certain niveau de gravité, couper directement ces réseaux. Cela fait sens, car le temps de réaction ne doit pas excéder quelques secondes. Mais un pays peut-il accepter que son équipement soit à terre ? Et la machine peut-elle décider pour nous, si par ailleurs nous avons besoin de ce réseau pour conduire des opérations ?
Dans ces situations, nous n’aurons pas le temps de rassembler les ambassadeurs de 29 pays. Le niveau des menaces cyber exige aujourd’hui ce niveau de réactivité. Des décisions politiques doivent intervenir, en amont, pour donner ou non la responsabilité au commandement militaire opérationnel.
Tout cela sert-il la domination technologique américaine ?
Notre sujet est de préserver l’interopérabilité entre nos armées. Pour cela, il faut que les pays avancent à des rythmes compatibles. Beaucoup de pays de l’OTAN n’ont pas la capacité de fabriquer un avion ou un char lourd. Par contre, ils peuvent avoir une start-up géniale. Nous voulons les intégrer dans un réseau au service de l’Alliance. Au lieu de concevoir un système otanien, américain ou autre, qui s’impose aux nations membres, nous développons une norme pour agréger des systèmes d’armements différents, créer des autoroutes entre eux.