• Hans Magnus Enzensberger in Médiocrité et folie ( Paris 1991)
    Éloge de l’#analphabétisme :
    Discours prononcé lors de la remise du prix Heinrich Böll 1985
    http://michel.delord.free.fr/hmenz-analphab.pdf

    Les #mots_écrits sont-ils indispensables ? Voilà la question, et la poser conduit nécessairement à parler de l’analphabétisme. Il y a pourtant un petit mais à l’affaire : l’#analphabète n’est jamais là quand on parle de lui. Il n’apparaît pas, tout simplement, il ne prend même pas connaissance de nos affirmations et garde le silence. Aussi voudrais-je prendre sa défense, bien qu’il ne m’en ait pas le moins du monde chargé.

    Un habitant de notre planète sur trois, se débrouille dans la vie sans posséder l’art de lire ni d’écrire. Huit cent cinquante millions d’ hommes, en chiffres ronds, se trouvent dans ce cas et leur nombre va certainement augmenter. Bien qu’impressionnant, il est trompeur, car il n’y a pas que les vivants et ceux qui ne sont pas encore nés qui appartiennent à l’ espèce humaine, mais aussi les morts. Qui ne les oublie pas est nécessairement amené à conclure que l’alphabétisme ne constitue pas la règle, mais l’exception.

    C’est seulement à nous, c’est-à-dire à une minuscule minorité de gens qui lisent et écrivent, qu’a pu venir l’ idée de tenir ceux qui ne lisent ni n’écrivent pour une minuscule minorité. Elle manifeste une ignorance à laquelle je ne veux pas me résigner.

    Au contraire, si j’en tiens compte, l’analphabète m’apparaît comme un personnage honorable, auquel j’envie sa mémoire, sa capacité de concentration, sa ruse, son esprit d’invention, son endurance et la finesse de son ouïe. N’allez cependant pas croire, je vous prie, que je rêve au bon sauvage : je ne parle pas ici de fantômes romantiques, mais d’êtres humains que j’ai rencontrés. Je n’ai pas la moindre intention de les idéaliser, n’étant pas sans voir aussi l’ étroitesse de leur horizon, leurs illusions, leur obstination et les bizarreries de leur comportement.

    Peut-être vous demanderez-vous comment il se fait que ce soit justement un écrivain qui en vienne à prendre le parti de ceux qui ne savent pas lire... Mais pour la raison bien simple que ce sont les analphabètes qui ont inventé la littérature, dont les formes élémentaires, du mythe aux chansons enfantines, du conte au lied et de la prière à l’énigme, sont toutes plus anciennes que l’écrit ! Sans tradition orale, il n’y aurait pas de poésie, sans analphabètes pas de livres.

    Mais les #Lumières, m’objecterez-vous... D’ accord ! La stupidité d’une tradition qui a exclu les pauvres de tout progrés... À qui le dites-vous ? Le malheur social ne repose pas uniquement sur les privilèges matériels des dominants, mais aussi sur leurs privilèges spirituels. Les grands intellectuels du dix-huitième*, auteurs de cette découverte, pensaient que l’état de minorité du peuple ne résultait pas seulement de l’oppression politique, qu’ il subissait ou de son exploitation économique, mais également de son ignorance. Et de ces prémisses, des générations ultérieures ont tiré la conclusion que savoir lire et écrire faisait partie de toute existence humaine digne de ce nom.

    Cette idée féconde devait connaître avec le temps une remarquable série d’interprétations différentes : c’est ainsi que le concept de « Lumières » fut remplacé presque en un tournemain par celui d’#éducation.

    (...)

    ... ce n’est pas parce qu’ils y étaient disposés que les peuples ont appris à lire et à écrire, mais parce qu’on les y a obligés. Leur émancipation signifia du même coup leur mise sous tutelle et l’on n’a plus appris ensuite que sous le contrôle de l’État et de ses agents, école, armée et justice. (...)

    Le but que poursuivait l’alphabétisation de la population n’avait rien à voir avec la propagation des Lumières. Ses champions, les amis des hommes et les prêtres de la culture, n’étaient que les hommes de main de l’industrie capitaliste, qui exigeait de l’État qu’ il mît à sa disposition une main- d’œuvre qualifiée. Jamais il ne s’est agi du Bien, du Vrai et du Beau dont parlaient les éditeurs patriarcaux de l’époque du Biedermeier et qu’aiment toujours à citer leurs successeurs actuels. Il ne s’agissait pas d’ouvrir la voie à la « culture de l’écrit », encore moins d’émanciper les hommes. D’une tout autre nature, le progrès dont il était question consistait à domestiquer les analphabètes, ces « membres de la plus basse classe », à exorciser leur imagination et leur entêtement, pour exploiter désormais non plus seulement leur force musculaire et leur adresse, mais aussi leurs cerveaux72.

    Pour supprimer l’homme sans écriture, il fallait d’abord le définir, le dépister et le démasquer. La notion d’ analphabétisme est récente, on peut dater assez précisément sa découverte : apparu pour la première fois dans un texte anglais en 1876, le mot s’est ensuite très vite répandu sur tout le continent européen. C’est à la même époque qu’Edison inventait l’ampoule électrique et le phonographe, Siemens la locomotive électrique, Linde la machine frigorifique, Bell le téléphone et Otto le moteur à essence — le rapport est évident.

    Le triomphe de l’éducation populaire en Europe coïncide en outre avec le développement maximal du colonialisme, ce qui n’est pas non plus un hasard. On peut lire dans les dictionnaires encyclopédiques de l’époque que le nombre des analphabètes, « comparé à celui de la population globale d’un pays donné, est caractéristique du niveau de civilisation d’un peuple »... « On trouve en bas de l’échelle les pays slaves et les Noirs des États-Unis d’Amérique [...] Tout en haut, [...] les pays germaniques, les Blancs des État-Unis d’Amérique et la race finnoise. » Suit, bien entendu, l’indication que « le niveau moyen est plus élevé chez les hommes que chez les femmes »8.
    Il ne s’agit plus ici de statistiques, mais de ségrégation et de stigmatisation. Derrière la figure de l’analphabète se profile déjà celle du sous-homme. Une petite minorité radicale a pris la civilisation en gérance pour son propre compte et discrimine tous ceux qui n’obéissent pas à sa baguette. On peut désigner avec précision les éléments de cette minorité : les hommes y dominent les femmes, les Blancs les Noirs, les riches les pauvres et les vivants les morts. Nous, leurs arrière-petits-fils, devrions savoir clairement, pour avoir été échaudés, ce que ceux qui « avaient charge de conduire les affaires de la communauté » wilhelminienne ne soupçonnaient pas, à savoir que les lumières peuvent déboucher sur l’incitation à la haine, la culture se transformer en barbarie.

    Vous vous demanderez sans doute pourquoi je vous entretiens de problèmes qui ne présentent plus qu’un intérêt historique. C’est que, voyez-vous, cette préhistoire nous a entre-temps rattrapés, et la vengeance de l’exclu ne manque pas d’une noire ironie. L’analphabétisme, que nous avons enfumé dans ses repaires, est revenu, vous le savez tous, sous une forme qui n’a cette fois plus rien de respectable. J’ai nommé le personnage qui domine depuis longtemps la scène sociale : l’#analphabète_secondaire.

    (...)