Fareed Zakaria, journaliste à CNN : « Le système international construit après 1945 peut survivre en dépit de la défection américaine »
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ENTRETIEN L’influent rédacteur américain décrypte, dans un entretien au « Monde », les raisons et les conséquences des bouleversements géopolitiques menés par l’administration Trump depuis le retour du milliardaire à la tête des Etats-Unis.
Homme de télé et homme d’idées habitué à fréquenter l’élite politique de la planète, Fareed Zakaria est journaliste à la chaîne d’information américaine CNN, où il anime une émission consacrée à l’actualité internationale. Après avoir fait sa thèse de doctorat à Harvard sous la direction du politiste Samuel Huntington (1927-2008), il se lance dans le journalisme et débute au magazine Foreign Affairs dans les années 1990. Il collabore par la suite à Foreign Policy, au Washington Post et à Newsweek.
En 1997, il publie dans Foreign Affairs un article qui fera date sur les « démocraties illibérales », un concept qu’il emploie pour décrire ces régimes dont les dirigeants continuent d’être élus grâce au vote, tout en s’en prenant durement aux libertés et à l’Etat de droit. Fareed Zakaria poursuit sa réflexion sur ce thème dans L’Avenir de la liberté (Odile Jacob, 2003). Plus récemment, il a réalisé un documentaire sur l’histoire de l’isolationnisme aux Etats-Unis, intitulé America First (2024). Son dernier ouvrage paru est Age of Revolutions : Progress and Backlash from 1600 to the Present (W. W. Norton & Company, 2024, non traduit).
Le président américain, Donald Trump, vient d’engager des négociations directes avec son homologue russe, Vladimir Poutine, pour discuter de l’avenir de l’Ukraine, sans y convier le président ukrainien, Volodymyr Zelensky. L’Amérique remet également en question la couverture militaire qu’elle apportait à l’Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Sommes-nous entrés dans une nouvelle ère sur le plan de la géopolitique ?
Oui, nous sommes bien face à un nouveau monde. Deux choses se produisent à la fois, l’une a une incidence à très court terme, l’autre à plus long terme. A brève échéance, l’Ukraine fait face à un sombre avenir, et Trump a durement affaibli ses chances de succès. Il engage ces négociations d’une drôle de façon, en donnant raison à Moscou : Kiev serait l’agresseur, Zelensky, un dictateur, les négociations se dérouleront sans lui et peut-être sans l’Europe, et les garanties de sécurité dont bénéficierait l’Ukraine restent très floues.
La négociation devrait être entreprise en affirmant que tout territoire acquis par la force doit être rendu. Ce n’est peut-être pas réaliste, mais cela doit néanmoins être rappelé, car c’est ce que veulent le droit et la morale. L’Europe est unie derrière cette idée.
Trump ne semble pas comprendre que l’#Ukraine doit bénéficier de véritables garanties de sécurité. En 1994, elle s’en est remise à des garanties offertes sur papier lorsqu’elle a accepté de remettre à la Russie son arsenal nucléaire, qui était alors le troisième en importance sur la planète, contre la reconnaissance de son intégrité territoriale. En 2008, lors du sommet de Bucarest, l’OTAN a déclaré que l’Ukraine pourrait un jour la rejoindre, sans préciser à quelle échéance. Il lui faut maintenant quelque chose de plus substantiel. On s’en éloigne aujourd’hui.
Vous parliez aussi de conséquences à plus long terme…
Donald Trump rompt avec le système international tel qu’il existe depuis huit décennies. Pendant toute cette période, les Etats-Unis n’ont jamais cessé de débattre de l’#Europe, des moyens à engager pour la défendre, mais sans jamais remettre en question la couverture sécuritaire offerte au continent. Les Etats-Unis restaient également convaincus qu’ils devaient prendre part au système international. Ce n’est plus le cas.
L’Europe devra sans doute prendre un rôle plus important pour sa défense, avec les Etats-Unis n’offrant qu’un faible filet de sécurité. Nous n’y sommes pas encore, mais on se dirige vers ce scénario.
A quoi ressemble le système international auquel pourrait conduire l’action de Trump ?
Le président suit ses instincts, sans avoir de grande stratégie. Mais il est en train de recréer un vieux monde, celui de la realpolitik du XIXe siècle, où le système international était défini par les ambitions et les intérêts des plus grandes puissances.
Aujourd’hui, cela voudrait dire les Etats-Unis, la Chine et la Russie, mais en exagérant la force de cette dernière. La démocratie, le droit international, la liberté passent au second plan. Seule compte la puissance. C’est ce qui explique que l’on puisse, comme les Etats-Unis le font actuellement, intimider le Canada, le Mexique, le Groenland, le Panama. Les relations internationales deviennent coercitives.
On peut même imaginer que l’on en revienne à une situation proche du Dreikaiserbund, l’alliance des trois empereurs de la fin du XIXe siècle. L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et la Russie se sont alors entendues pour respecter leur sphère d’influence respective et empêcher la diffusion de la démocratie et du libéralisme politique.
Un retour à la realpolitik signifie-t-il un risque accru de guerre ?
Tout à fait, parce que, sans garde-fou, chacun tentera de voir jusqu’où il peut aller. Les Russes font aujourd’hui figure de pionniers dans ce retour au XIXe siècle. Ils ont débuté dans les années 1990 et 2000 avec la guerre en Tchétchénie, puis en 2008 avec leur incursion en Géorgie, et enfin en Ukraine en 2014. Moscou avait réussi à prendre l’Occident par surprise en 2014, et sans doute la chancelière allemande de l’époque, Angela Merkel, s’était-elle montrée trop accommodante avec l’agresseur.
Mais, lorsque, en 2022, Vladimir Poutine a lancé l’invasion de l’Ukraine, il s’est manifestement trompé, évaluant mal les choses. La victoire rapide qu’il espérait ne s’est pas matérialisée. L’Ukraine a su se défendre et l’Occident s’est mobilisé. La guerre s’est installée dans la durée et 600 000 soldats russes ont péri ou ont été blessés.
Imaginons maintenant que la Chine en fasse autant vis-à-vis de Taïwan, ou que les tensions à la frontière entre l’Inde et la Chine tournent à l’affrontement… L’histoire des relations internationales nous apprend que les guerres les plus longues et les plus sanglantes viennent des erreurs de calcul faites au moment de lancer ce genre d’opération. Respecter un principe comme celui de l’intégrité territoriale de chaque Etat nous protège.
Justement, pouvez-vous nous rappeler ce que le monde a retiré de la mise en place de normes internationales après la seconde guerre mondiale ?
Avant cette date, les #annexion_ territoriales étaient monnaie courante. De 1830 à 1945, il y en a eu environ 150. Depuis 1943, ce chiffre tombe à trois ou quatre. La guerre lancée par la Russie contre l’Ukraine représente donc une véritable aberration. Mais, auparavant, c’était la norme. Pensez au nombre de fois où l’Alsace-Lorraine a changé de mains. Qui peut croire aujourd’hui que la France et l’Allemagne se fassent la guerre ? Nous avons donc réussi à construire un monde, certes imparfait, mais extraordinaire.
Il y a aussi tous les bénéfices tirés d’un système ouvert au commerce international, reposant lui aussi sur le droit : la mondialisation a permis de sortir 500 millions de personnes de la pauvreté. L’aide internationale existait à peine avant 1945, mais elle a permis depuis que l’on prête assistance à des millions de gens.
Etes-vous surpris de constater que le système international hérité de 1945 tombe à cause des #Etats-Unis ?
On a longtemps pensé que ce système tomberait à cause d’une agression russe ou chinoise. Mais, dans un moment tout aussi tragique qu’étrange, voilà qu’il s’effondre parce que l’Amérique l’abandonne, ou à cause de l’égotisme d’un homme. Car les positions de Trump ne font pas consensus aux Etats-Unis. En 2024, une enquête démontrait que 88 % des Américains n’avaient aucune confiance en Vladimir Poutine.
J’ai toujours pensé que le plus grand danger que pouvait poser Trump était sur la scène internationale, car la Constitution américaine ne prévoit aucun contre-pouvoir aux prérogatives présidentielles en matière de politique étrangère . Il peut donc faire ce qu’il veut de l’OTAN. Que feront demain les Etats-Unis si un petit Etat membre est attaqué ? Personne ne le sait.
L’#isolationnisme_américain est en outre bien connu. De même que le slogan « America First », qui provient des années 1930, popularisé par l’aviateur Charles Lindbergh et des milieux antisémites et souvent pronazis. La plupart de ceux qui se retrouvaient derrière « America First » souhaitaient simplement que les Etats-Unis se retirent de la scène internationale. Que Trump reprenne cette idée n’est guère étonnant. Plus surprenant est le fait que cela se traduise chez lui par une attitude anti-Ukraine, anti-Europe, et pro-Russie.
La force avec laquelle Trump s’est détourné des alliés des Etats-Unis est stupéfiante. Cette volte-face est incompréhensible. La tristesse se mêle à la surprise, car il est bien plus facile de détruire que de construire. Le monde que nous avons édifié après la guerre est une source de fierté pour moi. Il y a encore peu, quatre dollars d’aide internationale sur dix provenaient des Etats-Unis…
Peut-on dire que nous assistons à la fin du monde occidental ?
Nous pourrions très bien voir le système construit par les Etats-Unis et l’Europe après 1945 survivre en dépit de la défection américaine. Sa force est plus grande que nous ne le croyons. Il a permis l’essor d’un monde en paix et prospère. C’est pourquoi il suscite une telle adhésion, même si une certaine fatigue existe [...] au sein de l’opinion à son propos. Mais, face au danger, face au risque de perdre la liberté, les valeurs de l’Occident qui fondent ce système international retrouvent toute leur vigueur.
Regardez l’Ukraine, ce pays ne souhaite qu’une chose : pouvoir rejoindre l’#Occident. C’est la même chose pour la Géorgie, la Moldavie, les pays baltes, le Kazakhstan, tous menacés par la Russie. Quand je parle aux dirigeants kazakhs, je suis toujours frappé par leur désir de se rapprocher de l’Occident. Ils doivent cependant être prudents, car l’ours russe les surveille. Le XIXe siècle ne fait rêver personne [really ?].
Alors, certes, peut-être le monde occidental va-t-il perdre son principal moteur. Mais d’autres peuvent continuer de faire avancer les choses, du moins le temps que les Etats-Unis reviennent à la raison.
J’aimerais rappeler à mes amis européens que Trump n’a pas remporté une large victoire, contrairement à ce qu’il prétend. Au contraire, il a gagné avec l’une des marges les plus étroites depuis cent cinquante ans [2,3 millions de voix de plus que la candidate démocrate, Kamala Harris]. Par ailleurs, les Américains découvrent quel est le véritable programme de Donald Trump, car, au cours de son premier mandat, il a été largement empêché de mener la politique qu’il souhaitait, grâce à l’action de différentes figures de l’establishment républicain. Aujourd’hui, ce n’est plus cas. Le parti est à ses ordres et les garde-fous sont tombés. Les Américains vont rapidement découvrir à quel point ils sont en désaccord avec son projet. L’espoir est permis pour les démocrates.
Certains commentateurs estiment que Trump cherche l’apaisement avec la Russie afin de l’éloigner de la Chine et de mieux affronter ce rival. Croyez-vous que ce pari puisse fonctionner ?
Il n’a que peu de chances d’y parvenir, et le prix me semble très élevé. Chercher à éloigner ces deux alliés me semble une bonne idée. Mais mieux vaut tenter de se rapprocher de la Chine, un pays dont l’économie repose sur les échanges internationaux, qui respecte davantage les règles du système international, notamment en ce qui concerne l’importance du respect de la souveraineté nationale. La Russie, pour sa part, est un Etat voyou, qui cherche à saper cette idée, car elle est incompatible avec son #impérialisme. La Chine n’a pas de telles ambitions, elle ne lorgne que sur un seul pays, Taïwan.
Il semble d’ailleurs déjà évident que, si Trump cherchait à flatter la #Russie pour la détourner de la #Chine, cette stratégie a échoué. Vladimir Poutine et Xi Jinping ont mis en scène leur bonne entente, le 24 février, lors d’une visioconférence. Le président chinois aurait alors affirmé que les deux voisins sont de « vrais amis » qui se « soutiennent mutuellement ».
Qu’est-ce que l’Europe devrait faire ?
L’Europe doit resserrer ses liens, mener une politique de défense et étrangère plus unifiée, accroître ses dépenses en matière de sécurité. Tout le monde le sait. La seule question qui reste est de savoir si elle en a la volonté politique. Les dirigeants européens cherchent encore la recette qui leur permettra de gagner des élections avec ce programme.
Jean Monnet, l’un des pères de l’Europe, le disait : « J’ai toujours pensé que l’Europe se ferait dans les crises, et qu’elle serait la somme des solutions qu’on apporterait à ces crises. » Eh bien, nous sommes face à une crise majeure : l’abandon des Etats-Unis. Il faut saisir l’occasion. Pour le moment, chaque pays dépense d’abord pour sa propre défense, ce qui n’a que très peu de sens sur le plan stratégique. L’Europe a besoin de capacités de déploiement aux endroits où se concentre la menace. Pour le moment, cette menace se trouve à l’est.
Rêver d’une armée européenne unifiée est inutile. C’est un projet qui demandera cent ans pour se réaliser. La coordination d’unités multinationales, utilisant les mêmes armes, est bien davantage à notre portée. L’Europe doit réaliser sur le plan militaire ce qu’elle a fait sur le plan commercial. Chaque Etat membre peut poursuivre ses objectifs propres pour ce qui est de la politique à engager vis-à-vis de la Chine ou du Brésil, mais, face à cette menace sur le flanc est, elle doit être unie.
Votre pays est-il en train de devenir une démocratie illibérale ?
C’est déjà une démocratie illibérale. Donald Trump démantèle l’administration de façon parfaitement illégale et refuse de reconnaître que l’autorité du président est limitée, que les agences fédérales sont indépendantes de la Maison Blanche. Leur budget est voté par le Congrès, mais Trump, outrepassant ses pouvoirs, les empêche de dépenser les fonds qui leur ont été alloués. La justice lui a rappelé qu’il n’avait pas le droit de le faire, mais il refuse de se plier aux décisions rendues.
Pour le moment, son administration se contente de trouver un moyen pour contourner les injonctions de la cour. Par exemple, concernant l’Usaid, responsable de l’aide internationale, la Maison Blanche a fait comme si elle acceptait le verdict, mais a mis en place des procédures qui l’empêchent de fonctionner. L’esprit de la décision de justice n’est pas respecté, ce qui est déjà un problème. Mais que va-t-il se passer quand Trump se lassera du jeu du chat et de la souris ? S’il choisit d’ignorer ouvertement les décisions rendues par la justice, nous ferons face à une crise constitutionnelle comme nous n’en avons pas connu depuis cent cinquante ans.
#Trump instrumentalise déjà la justice à ses propres fins. Il a obtenu que le maire de New York, Eric Adams, accusé de corruption, échappe aux poursuites après avoir passé un accord avec lui sur la question de l’immigration. Cependant, le président s’est assuré de pouvoir continuer à faire pression sur lui, en demandant à la justice de ne pas abandonner complètement les charges à son encontre, de manière à pouvoir relancer l’affaire si Adams faisait quelque chose qui lui déplaît. Les procureurs servent donc désormais les intérêts du président, ce qui est proprement scandaleux.
La presse fait aussi l’objet de graves attaques, Trump désigne les journalistes en « ennemis du peuple ». C’est tout à fait le genre de chose que fait le premier ministre hongrois, Viktor Orban.
Ce qui est particulièrement inquiétant, c’est qu’une large partie, certes pas la majorité, mais un bloc important, de l’opinion continue de soutenir Donald Trump. Il existe toujours des contre-pouvoirs – et j’espère qu’ils viendront bientôt rééquilibrer les choses –, mais, si tout ce qui se produit aujourd’hui aux Etats-Unis se passait dans un autre pays, on dirait qu’il s’agit là d’une démocratie illibérale…
Quand vous avez écrit votre fameux article sur l’essor des démocraties illibérales, pensiez-vous que les Etats-Unis basculeraient un jour vers ce type de régime ?
Il y avait bien des tendances illibérales aux Etats-Unis qui m’inquiétaient, notamment le danger que représentait l’essor d’un candidat capable de susciter un culte de la personnalité. Mais, franchement, je n’ai jamais cru que cela pouvait se produire. Toutefois, Donald Trump a réussi à complètement détruire le Parti républicain, à soumettre le Congrès et à installer un culte de la personnalité.