Au cours de la dernière décennie, un basculement significatif s’est opéré du point de vue de l’intelligentsia bourgeoise : l’#antiracisme, pourtant promu officiellement par les institutions nationales et internationales, semble devenu superflu voire illégitime. De façon concomitante, ce dénigrement systématique s’est articulé avec la banalisation du racisme – dans les médias de masse, parmi la classe politique et au sein de la société – au prétexte de la « menace islamiste » comme de la « subversion migratoire » qui permettent de justifier l’entretien d’un climat hostile à l’encontre des segments de la population jugés « indésirables » afin de mieux les assigner au statut de « citoyens de seconde zone », les refouler du territoire ou les éliminer du corps social.
Dans cette dynamique réactionnaire qui s’apparente à une forme de « révolution conservatrice », chacun a joué sa propre partition, y compris des subalternes issus de l’immigration extra-européenne qui, pour certains, ont instrumentalisé leurs origines pour servir un discours raciste – ou minimiser l’ampleur des discriminations –, tandis que d’autres ont préféré recourir à leur généalogie pour déployer une stratégie antiraciste parsemée de pratiques discutables et de formules à l’emporte-pièce destinées à choquer le bourgeois – ou à profiter de son sentiment de culpabilité.
Cependant, force est de constater que l’écosystème médiatique, caractérisée par le rôle prééminent et néanmoins délétère des réseaux sociaux, a plus facilement braqué les projecteurs sur les seconds violons plutôt que sur les chefs d’orchestre, rompus à la fabrique industrielle de la haine, héritiers en cela d’une vieille tradition contre-révolutionnaire prête à disséminer son venin dans toutes les classes. De fait, le reflux des luttes sociales et l’incapacité à envisager une alternative commune ont rendu plus difficiles encore, en particulier à gauche, les possibilités d’une clarification pourtant rendue urgente par la situation.
Avec L’antiracisme trahi. Défense de l’universel (Paris, PUF, 2022), Florian Gulli – professeur dans le secondaire et membre du Parti communiste français (PCF) – offre une réflexion matérialiste qui porte moins sur le racisme que sur les controverses suscitées par les tenants d’une option antiraciste. Dès son introduction, l’auteur préconise de sortir de l’opposition entre « l’antiracisme moral » – qui serait représenté par SOS Racisme – et « l’antiracisme politique » – porté, entre autres, par le Parti des Indigènes de la République (PIR). Selon le philosophe, il vaudrait mieux nommer le premier « antiracisme libéral » dans la mesure où ce courant demeure élitiste, aveugle à la classe et compatible avec le capitalisme libéral. Quant au second, Florian Gulli souligne ses points communs avec l’antiracisme libéral dans la mesure où « l’un et l’autre renvoient le racisme présent presque exclusivement à des causes passées : l’esclavage et la colonisation. ». De plus, ces deux antiracismes partageraient « une tendance marquée à privilégier la catégorie de ‘race’ et à refouler partiellement ou totalement l’idée de classe sociale. » En outre, ces deux options se rejoindraient, d’une part, à travers leur recrutement élitiste et, d’autre part, dans leur rejet de « l’antiracisme socialiste » qui, d’après l’auteur, n’aurait « jamais cessé d’entrer en résonance ou en discussion avec les franges du républicanisme proches du mouvement ouvrier. »
Les deux premières parties de l’ouvrage sont consacrées à la généalogie de l’antiracisme politique ainsi qu’à l’analyse de ses principaux concepts, devenus autant de sujets polémiques : « racisme systémique », « privilège blanc », « blancheur », catégorie de « race », « non-mixité raciale », etc. Cependant, les références mobilisées sont nord-américaines pour l’essentiel. Florian Gulli justifie ce détour par l’importance accordée à Stokely Carmichael (1941-1998) – membre du Student Nonviolent Coordinating Committee (1) et figure du Black Panther Party (2) – ainsi qu’aux partisans du Black Power chez les contempteurs hexagonaux du « racisme institutionnel ». Pourtant, le philosophe tient à préciser que « la situation des Afro-Américains ne peut constituer un modèle pour penser le racisme en général. ». Sans doute aurait-il fallu expliquer pourquoi, par-delà les effets de l’impérialisme culturel, les tenants de l’antiracisme politique en France – comme ailleurs – se réfèrent d’une façon systématique à la lutte pour les droits civiques aux Etats-Unis qui a été soutenue par les internationalistes, anticolonialistes et révolutionnaires, à l’instar de Daniel Guérin (1904-1988).