• Ce que l’épidémie de Covid-19 révèle de l’orientalisme de nos catégories d’analyse du politique - #démocratie #dictature #Chine #occident #Asie_orientale
    Eugénie Mérieau
    http://sciencespo.fr/ceri/fr/content/quel-meilleur-regime-politique-face-au-covid-ce-que-l-epidemie-revele-de-

    La dichotomie à l’épreuve des faits : contrat social autoritaire et processus de légitimation

    Les régimes autoritaires ont longtemps été étudiés sous l’angle uniquement répressif et souvent de façon caricaturale. Depuis une vingtaine d’années, les chercheurs en sciences sociales s’attachent à rattraper le temps perdu en s’intéressant aux modes de légitimation, notamment en analysant les modes de négociation du contrat social autoritaire, producteur de consentement29. Ce dernier repose souvent sur les résultats plus que sur les processus, et notamment sur le développement économique. Cette observation fait écho au large soutien de la population chinoise à son président Xi Jinping (ou de la population singapourienne à l’égard du Premier ministre Lee Hsien Loong), taux de soutien parmi les plus élevés au monde30. 

    Il en découle que les régimes autoritaires, dont la légitimité, fondée sur le principe méritocratique, repose sur les résultats (output legitimacy), peuvent plus difficilement se permettre de faire preuve d’incompétence face à une gestion de crise que les démocraties dont la légitimité, issue du principe représentatif, repose sur le processus de l’élection (input legitimacy)31. En ce qui concerne le volet répressif, il faut noter que les régimes autoritaires ont moins eu recours à l’état d’urgence face au coronavirus que les démocraties, qui se sont massivement engagées dans cette voie32 – or l’état d’urgence, qui vise précisément à déroger à l’état de droit, considéré comme l’un des marqueurs ultimes de la dichotomie démocratie-dictature33. 

    Ainsi, l’idée longtemps admise qu’il était impossible qu’un scénario apocalyptique de lockdown massif à la chinoise puisse être déclaré en démocratie, où la « transparence » et les flux d’information, combinés à l’existence d’une société civile organisée et mobilisée, seraient autant de leviers pour déclencher l’action d’un gouvernement qui, anticipant qu’il devra « rendre des comptes », ne pourrait être, par nature, que respectueuse des libertés, s’est heurtée à la réalité, révélant l’aveuglement idéologique né du narcissisme de nos catégories politiques. 

    La dichotomie comme obstacle épistémologique à l’analyse comparée des politiques publiques

    Pourquoi les informations sur ce « virus chinois » n’ont-elles pas alerté à temps les autorités du monde occidental ? A côté des biais cognitifs habituels, les démocraties occidentales n’ont pas pris la mesure du danger du fait de leur représentation d’elles-mêmes comme fondamentalement distinctes de la Chine, appréhendée uniquement au prisme de son régime politique considéré comme totalitaire, dès lors ontologiquement incomparable à la France. L’association de la démocratie à l’Occident et de la dictature à l’Orient dans le cadre de la construction sociale de leur irréductible altérité est un obstacle épistémologique majeur à l’exercice nécessaire de la comparaison internationale. Cette association a eu pour effet de jeter une suspicion d’autoritarisme sur toute « bonne pratique » en provenance d’Orient et de provoquer son rejet, comme l’ont montré l’affirmation initiale de l’inutilité du port du masque et de la dangerosité du contact tracing alors que ces solutions étaient mises en œuvre avec succès dans toute l’Asie, démocratique comme non-démocratique34. 

    Le 24 janvier 2020, lors de son retour d’Israël, le président Emmanuel Macron déclarait : « La dictature est un régime où une personne ou un clan décide des lois. Une dictature est un régime où l’on ne change pas les dirigeants, jamais ». Une telle méconnaissance du monde au plus haut niveau de l’Etat révèle une faillite, en amont, des catégories construites et analysées par les sciences sociales, enseignées dans les universités et reprises par les médias. Mais les crises sont des moments de fluidité extrême, propices à l’anomie35. C’est ainsi qu’à la faveur de l’épidémie de Covid-19, l’ensemble du dispositif identitaire-idéologique démocratie-autoritarisme/Orient-Occident connaît un ébranlement profond. Si cette crise vient rappeler aux démocraties occidentales que leurs populations ne sont pas moins mortelles que celles des régimes autoritaires non-occidentaux, elle devrait également leur rappeler que la démocratie non plus n’est pas immortelle. Les illusions des régimes démocratiques quant à leur propre invulnérabilité sont en train d’accélérer leur déclin – quitte à emporter dans leur chute l’ensemble du modèle libéral occidental36.