Série Après avoir raconté le conflit en Ukraine du point de vue des drones, Isabelle Dufour, directrice des études stratégiques à Eurocrise, explique, dans cette deuxième partie du grand entretien qu’elle a accordé au « Nouvel Obs », comment ces appareils volant sans pilote changent la mécanique de la guerre.
Pour aller plus loin
La une du 29 mai 2025
Edition de la semaine Ukraine : la guerre des drones
Ils ont changé la face des combats entre Kiev et Moscou. Depuis le début de l’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine en février 2022, les drones, jusqu’alors marginaux dans les conflits, se sont imposés comme une arme majeure. Au point de constituer une « révolution », comme l’observe Isabelle Dufour, directrice des études stratégiques à Eurocrise, dans la première partie du grand entretien qu’elle a accordé au « Nouvel Obs ». Une révolution dont on peine encore à imaginer l’ampleur et les conséquences sur la conduite de la guerre, sur les soldats eux-mêmes et sur l’avenir de l’armement. Dans ce deuxième volet de « Drones de guerre », l’experte raconte comment ces appareils volant sans pilote bouleversent l’art de la guerre.
Que changent les drones à la manière de faire la guerre ?
Isabelle Dufour Enormément de choses, parce qu’ils ont investi tous les secteurs du combat, ce qui n’était jamais arrivé auparavant. Usage par usage, on peut certes trouver des filiations : en Syrie en 2014, l’organisation Etat islamique utilisait de petits drones pour larguer des grenades, dans le Haut-Karabakh en 2023, lors de la guerre opposant l’Arménie à l’Azerbaïdjan, on voyait des [Bayraktar] TB2 turcs effectuer des missions semblables à celles pour lesquelles les Ukrainiens les utilisaient au début de l’invasion russe. Et, si on remonte plus loin, on se souvient des drones américains pilotés depuis les Etats-Unis et effectuant des frappes en Afghanistan. Mais, pour la première fois en Ukraine, non seulement les drones sont utilisés de façon massive et systématique, mais tous les usages sont explorés en même temps et dans une évolution constante. C’est donc la guerre dans son ensemble qui est affectée.
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Commençons alors par le combat terrestre.
Les fantassins sont aujourd’hui sous la menace constante des petits drones FPV (First Person View) qui les traquent jusqu’à une vingtaine de kilomètres derrière la ligne de front. Même si beaucoup de ces missions sont kamikazes, un drone à 400 dollars contre un soldat russe, ça reste une bonne affaire… La conséquence est l’obligation faite aux fantassins de s’enterrer. Bien sûr, l’artillerie obligeait déjà à se cacher, mais on pouvait espérer, sous un couvert ou dans une zone rocailleuse, passer inaperçu. Aujourd’hui, c’est impossible. Il faut donc creuser des abris et en protéger les ouvertures pour éviter que les drones entrent dans le tunnel. Même chose dans les bâtiments : comme on l’a vu aussi avec les Israéliens à Gaza, un petit FPV entre facilement dans un hangar ou une maison. Cela complique énormément la vie des fantassins, même entre deux offensives.
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Et qu’en est-il de l’artillerie ?
Là, l’apport des drones est surtout la reconnaissance. L’artillerie n’a pas toujours une vision très précise de ce qu’elle peut viser comme cible. Je rappelle juste qu’un Caesar français par exemple – un camion équipé d’un canon de 155 mm – peut tirer jusqu’à 40 kilomètres, ce qui n’est pas tout près, et doit souvent le faire sur la base de renseignements qui peuvent être flous et rarement en temps réel. Les drones Orlan, côté russe, font très bien ce travail de reconnaissance : ils ne sont pas très grands, volent à une hauteur qui les rend accessibles seulement à des systèmes de défense à longue portée très coûteux (alors que l’appareil vaut autour de 100 000 dollars). Ils permettent d’identifier des cibles, mais aussi, ce qui est très utile pour l’artillerie, de voir si le tir a tapé là où il fallait, s’il y a les dégâts voulus ou s’il faut rectifier le tir ou changer les munitions. Tout cela est très précieux et renforce l’efficacité.
Qu’en est-il du combat mécanisé, des chars, etc. ?
Les chars sont devenus très vulnérables. Et d’ailleurs, cela a donné lieu à des spectacles assez cocasses, si j’ose dire. On a vu les Russes recouvrir leurs véhicules de plaques de métal blindé. Outre que cela les faisait ressembler à des tortues, les chars étaient alourdis, parfois gênés dans leur liberté de tir à cause d’une tourelle limitée dans ses mouvements. On a aussi vu des filets de pêche montés sur le char grâce à des tiges en métal pour éviter la projection de drones kamikazes. Inutile de dire que ces parades ne fonctionnent qu’un temps…
Et l’aviation ? Parce qu’à vous entendre, on se dit qu’il n’y a plus besoin d’avions pilotés. Ne serait-ce que parce qu’ils coûtent extraordinairement cher, même par rapport au drone le plus coûteux…
Un avion coûte très cher, en effet, et on peut le perdre. Les pilotes coûtent très cher aussi à former. Et il est vrai que certains secteurs du combat aérien risquent d’être remplacés un jour par les drones. Par exemple, ce qu’on appelle le Close Air Support, le soutien aérien rapproché, où les aéronefs interviennent juste au-dessus des troupes au sol. Ce sont des missions très risquées car se déroulant dans des zones couvertes par de nombreux systèmes de surveillance. Dans ces situations, les drones pourraient être très intéressants.
Néanmoins, les avions pilotés ont encore des avantages : la vitesse et la capacité à délivrer de grosses quantités d’explosifs. Lâcher une bombe de 800 kilos avec effet de blast fait plus de dégâts que des FPV qui portent une charge de 15 kilos, et qui, même si plusieurs interviennent en même temps, laissent le temps aux soldats de se disperser. Les Russes préfèrent encore les avions pilotés qui tirent des missiles à longue distance pour viser les villes et infrastructures ukrainiennes. Les drones ne peuvent pas encore lancer les missiles au design spécial qui permettent par exemple de pénétrer un bunker grâce à une double charge – la première qui explose pour percer le mur et la deuxième à l’intérieur.
Photo, extraite d’une vidéo diffusée par le service de presse du ministère russe de la Défense le 2 avril 2025, montrant des soldats russes avant le lancement d’un drone vers des positions ukrainiennes.
Photo, extraite d’une vidéo diffusée par le service de presse du ministère russe de la Défense le 2 avril 2025, montrant des soldats russes avant le lancement d’un drone vers des positions ukrainiennes. RUSSIAN DEFENSE MINISTRY PRESS SERVICE VIA AP/SIPA
Mais pourquoi y a-t-il encore besoin de pilotes dans ces avions ? Pourquoi ne pas les manier à distance ou ne pas laisser faire une intelligence artificielle (IA) qui travaille en autonomie ?
Pour ce qui est du pilotage à distance, se pose le problème du temps de latence. Si vous utilisez une liaison satellitaire, ce qui est nécessaire au-delà d’une centaine de kilomètres, il faut compter 1 à 2 secondes de latence, le temps que le signal monte jusqu’au satellite et redescende. C’est énorme car quand on pilote un avion de combat, il faut réagir très vite : la cible peut apparaître au dernier moment, il est nécessaire de pouvoir effectuer une manœuvre évasive en un dixième de seconde.
Pour ce qui est d’un pilotage par l’IA, se pose un autre problème : la complexité de l’environnement. Même si, dans le Rafale chargé de la dissuasion nucléaire par exemple, il existe un radar de suivi de terrain qui peut vous faire voler à moins de 100 mètres de hauteur, en suivant le relief, sans que vous n’ayez à faire quoi que ce soit, il y a tout le reste à prendre en compte : le surgissement d’une menace impromptue et la nécessité d’adapter la mission au dernier moment. Là, le pilote demeure le meilleur recours : il est une sorte de multi-capteurs, capable de prendre en compte un nombre de paramètres encore inaccessible à l’informatique. Face à de l’imprévu – une forêt défeuillée par exemple –, le pilote va se poser des questions que la machine ne peut pas se poser : est-ce normal ? Pourquoi ces traces d’incendie au sol ? Cela suggère-t-il un départ fréquent de tir d’artillerie ? Aujourd’hui, plus qu’à l’IA à proprement parler – c’est-à-dire de modèles auto-apprenants et capables de décisions autonomes –, les systèmes existants ont recours à des algorithmes très complexes qui permettent déjà plein de choses : identifier une cible, aller seuls vers une cible programmée (donc ne plus émettre ni recevoir de données, ce qui les rend beaucoup moins détectables)…
Dans la marine, il semble aussi que l’usage des drones soit de plus en fréquent…
Oui, ce sont vraiment tous les secteurs de la guerre qui sont affectés, c’est pourquoi je parle de « révolution ». Dans le domaine maritime – un milieu complexe à maîtriser –, il existe deux types de drones : des drones sous-marins (qu’on appelle des UUV : Unmanned Underwater Vehicles) et des drones de surface (USV : Unmanned Surface Vehicles). Dans ce conflit, ce sont surtout les seconds qui sont utilisés. Ils servent essentiellement, pour les Ukrainiens, à harceler la flotte russe : un tiers de la flotte russe en mer Noire aurait été touchée par un de ces engins. Dans cette zone, la Russie a dû réarticuler son dispositif pour s’adapter à cette menace, et ce, dès l’automne 2022.
Si toutes les armées sont concernées par les drones, que cela change-t-il à la guerre globalement ?
J’aimerais bien le savoir… Trop de changements se produisent à des niveaux tactiques pour savoir ce qui changera vraiment aux niveaux opératif et stratégique. Mais il s’agit d’un changement majeur, qui impactera la façon dont on conçoit les opérations. Plusieurs armées ont déjà créé, à différents niveaux, des branches dédiées spécifiquement aux drones.
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Alors, sérions les questions. Pour commencer, diriez-vous que les drones permettent de faire plus de victimes ?
C’est très difficile à dire. Les tapis de bombes de la Première Guerre mondiale et de la Seconde Guerre mondiale étaient une boucherie : les drones permettent-ils de les éviter ? Peut-être… Mais on pourrait tout aussi bien soutenir que ce qu’on voit en Ukraine, en termes de morts et de blessés, est inédit depuis 1945 et que les drones y sont pour quelque chose. Disons simplement qu’il est dans la nature de la guerre de faire beaucoup de victimes. Si vous n’infligez pas beaucoup de pertes à votre ennemi, c’est que vous échouez.
Autre manière d’aborder la question : voit-on apparaître avec les drones de nouveaux traumas, tant pour ceux qui en sont les victimes que pour ceux qui les pilotent (on se souvient des soldats américains qui supportaient très mal de tuer depuis le Nouveau-Mexique, et par écran et joystick interposés, des combattants en Afghanistan) ?
Encore une fois, c’est difficile à dire tant les syndromes de stress post-traumatique sont répandus parmi les soldats ukrainiens, comme la plupart du temps dans les guerres d’ailleurs. Néanmoins, on observe des troubles particuliers chez les pilotes de drones qui n’utilisent plus des écrans mais des casques immersifs et se projettent presque littéralement sur l’ennemi. Ils voient très bien la personne qu’ils vont tuer, jusqu’au dernier moment, et elle-même regarde souvent la caméra. Dans le cas d’explosif lâché, il arrive souvent que, une fois la charge lancée, quand il n’est plus possible de rien faire, le soldat visé crie, lève ou joigne les mains. Il a beau être un ennemi, quand vous voyez cela vingt fois, cela produit des effets. Là où le tireur d’élite – et encore moins l’opérateur d’artillerie – ne voit rien et où le fantassin qui tire au fusil de plus près peut décider au dernier moment d’épargner sa cible, ce qui arrive assez souvent.
Il faut ajouter à cela que les opérateurs de drones FPV sont eux-mêmes particulièrement ciblés par l’adversaire. Les Russes se sont fait une spécialité de détecter les émissions d’ondes électromagnétiques émises par la liaison entre l’opérateur et son drone, ce qui leur permet de le localiser et de le cibler par l’artillerie ou en envoyant un drone ou des snipers.
Quant aux fantassins, le fait de vivre sous la menace permanente des drones, même loin derrière la ligne de front, même dans un milieu censément protecteur, produit un stress nouveau et extrême. D’autant que le fait d’être poursuivi par un drone est une situation cauchemardesque. Par ailleurs, il faut noter que l’explosion n’est pas la seule menace : depuis un an, des drones dits « Dragon » dispersent par exemple de la thermite qui brûle les positions, notamment sous couvert forestier. Et puis les soldats ne sont pas les seuls visés : depuis l’automne 2024, les Russes « chassent », comme ils disent, les civils, notamment du côté de Kherson.
Autre changement : la multiplication des drones nécessite-t-elle de nouvelles compétences dans les armées ?
Bien sûr. Il faut former des pilotes. Aux Etats-Unis, le premier réflexe a été de recruter des gamers. S’ils avaient les aptitudes, on s’est vite aperçu qu’on ne pouvait pas se passer d’une formation militaire plus globale : faire la guerre, ce n’est pas jouer. Beaucoup de programmes ont donc été développés en Ukraine, et de nombreux centres de formation créés. Quant aux Russes, on sait qu’ils ont recruté une ancienne championne de tir pour former les fantassins et leur apprendre à tirer sur les drones au fusil.
Isabelle Dufour, directrice des études stratégiques à Eurocrise, sur le plateau de Public Sénat, le 18 mars 2025.
Isabelle Dufour, directrice des études stratégiques à Eurocrise, sur le plateau de Public Sénat, le 18 mars 2025. CAPTURE ÉCRAN PUBLIC SÉNAT
Et pour la fabrication de ces drones. Hormis ceux qui sont importés, est-ce qu’il a fallu créer une filière industrielle ?
Dès le début de la guerre, la société civile ukrainienne s’est organisée, par des systèmes de collecte et de sponsoring, pour fournir ses forces armées en nourriture, matériel etc. C’est valable aussi pour les drones : des levées de fonds sont régulièrement organisées pour acheter des pièces ou des appareils.
Pour ce qui est de la fabrication, l’Ukraine avait les compétences industrielles nécessaires, notamment dans les secteurs aéronautique et mécanique ; il ne faut jamais oublier que les chars soviétiques étaient fabriqués à Kharkiv. Il y a en Ukraine des ingénieurs qui savent concevoir et fabriquer, des ouvriers qui savent souder, qui peuvent bidouiller un réservoir à partir d’une bouteille en plastique ou profiter d’une imprimante 3D pour produire des composants. Cette qualité humaine de base – qui nous manque terriblement en France, soit dit en passant – leur a permis de produire des drones en quantité. Cette continuité entre le civil et le militaire explique aussi l’extraordinaire rapidité avec laquelle évoluent les drones et les systèmes qui permettent de s’en protéger. On a vu des gens fabriquer des brouilleurs en récupérant des systèmes électroniques à droite à gauche. Cette guerre est une guerre de l’adaptation permanente, les armées innovent et s’adaptent en continu, parfois à l’échelle de quelques semaines et très localement, eu égard à l’autonomie dont bénéficient les régiments ukrainiens qui ont souvent leur propre réseau d’entreprises qui les alimentent en matériel.
Cela a une conséquence inédite : si les différents modèles de drones ont un design commun, les variations sont innombrables. On peut y voir un avantage : l’innovation est constante, adaptée au terrain et aux usages. Mais cela rend compliquée la mise à l’échelle et, plus embêtant, une planification globale à la fois matérielle et stratégique.
On pourrait parler, du côté ukrainien, de « start-upisation » de la guerre ?
On peut le dire comme ça. Mais demeure la question de savoir si c’est efficace. On peut se contenter de constater que, jusqu’à maintenant, ils ont tenu avec cette organisation très décentralisée et agile, et peut-être grâce à elle. Mais c’était face à une armée russe qui, pendant longtemps, a été très mauvaise. Aujourd’hui que l’armée russe s’est beaucoup améliorée, je me demande où en est l’armée ukrainienne. Elle a perdu beaucoup de cadres intermédiaires très bien formés, et, de ce fait, les états-majors ne se sont pas renouvelés. Ce qui a sans doute affaibli leur capacité à planifier des campagnes opératives, contrairement aux Russes.
L’autonomie des unités empêche parfois les Ukrainiens d’avancer ensemble, de manière coordonnée. On a vu des unités quitter des positions de leur propre chef, contre l’avis de leur commandement, parce qu’un officier estimait que c’était la bonne à chose à faire. Quant aux drones, ils aident les Ukrainiens à tenir, c’est manifeste, mais ils participent aussi à cette fragmentation : à peu de frais, une unité peut trouver le moyen de faire quelque chose, alors pourquoi ne le ferait-elle pas ? Si on peut faire reculer l’ennemi de 2 kilomètres, pourquoi ne pas le faire ? Du point de vue de l’efficacité tactique, le système ukrainien fonctionne, mais sur plan stratégique, c’est plus contestable.
Dernier changement apporté par le drone à l’art de la guerre : ils permettent de produire des images qui, semble-t-il, sont très utiles à la propagande…
Là encore, cet usage n’est pas réellement nouveau : certaines wilayas (« provinces ») de l’organisation Etat Islamique, par exemple, avaient déjà des équipes dédiées au recueil d’images par drones. Le conflit russo-ukrainien a repris cet usage, à une échelle bien plus vaste, mais il n’y a pas là de rupture à proprement parler. Les vidéos, souvent captées par les combattants eux-mêmes et diffusées via des canaux spécialisés (en général sur Telegram), sont innombrables, des deux côtés.