• Vaccination contre le Covid-19 : une faille béante dans le secret médical, Antton Rouget
    https://www.mediapart.fr/journal/france/270121/vaccination-contre-le-covid-19-une-faille-beante-dans-le-secret-medical

    Par manque d’anticipation, l’assurance-maladie n’a eu qu’un mois et demi pour développer le système informatique de suivi de la campagne de vaccination. Selon nos informations, celui-ci souffre de plusieurs failles : il permet à un médecin d’accéder à tous les dossiers des Français tandis que la procédure de signalement des effets indésirables a été mise en œuvre a minima.

    C’est un nouveau raté de taille dans la gestion de la crise sanitaire. Le système d’information (SI-Vaccin Covid) mis en place par la Caisse nationale d’assurance-maladie (Cnam) pour le suivi de la campagne de vaccination en France présente d’importantes brèches et insuffisances, selon les éléments réunis par Mediapart.

    Ces loupés sont la conséquence d’une mise en route tardive du système après plusieurs mois d’inertie des autorités, malgré les mises en garde de spécialistes de vaccination depuis le printemps dernier. À l’époque, alors que les labos s’engageaient à toute vitesse dans la course aux vaccins, les professionnels alertaient sur les enjeux liés à l’anticipation d’une campagne de vaccination d’envergure.

    Il a pourtant fallu attendre l’automne 2020 pour que le projet de SI soit mis en route au ministère de la santé. Et encore : il a continué à prendre du retard en étant ballotté pendant des semaines de décision en contre-décision. 

    Ces problèmes ont eu une incidence importante sur le déroulé des opérations. D’un point de vue de la sécurité des données, d’abord, puisque le SI-Vaccin Covid qui tourne depuis le 4 janvier s’apparente à une véritable passoire.

    Concrètement, le système permet le suivi de la campagne de vaccination en enregistrant toutes les consultations, les numéros de lots utilisés, les dates et lieux des injections, le nom du praticien, etc. Pour ce faire, les vaccinateurs doivent s’identifier sur le portail de la Cnam avec leur carte de professionnel de santé (CPS ou e-CPS) pour enregistrer chaque acte, pour lequel ils sont ensuite remboursés.

    Mais, une fois à l’intérieur du système, ils peuvent aussi accéder au dossier de n’importe quel patient sans autorisation particulière, ainsi que nous avons pu le vérifier. Pour cela, il leur suffit de renseigner le numéro de Sécurité sociale de la personne concernée, un numéro que l’on peut reconstituer facilement à partir des données d’état civil. Des applications accessibles à tous permettent même de générer ces numéros automatiquement.

    Dès lors, un professionnel de santé peut consulter la fiche d’un proche, d’un voisin ou même d’une personnalité publique, et accéder à ses données de vaccination sans être son médecin traitant ni recueillir son consentement.

    Interrogés sur cette situation, les services de la Cnam ont nié toute « faille » dans le système en estimant qu’« il appartient au médecin de procéder à une recherche ou à un enregistrement uniquement et exclusivement pour ses patients ». « Il s’agit là des règles courantes relatives à l’exercice professionnel de médecins qui sont soumis au secret médical et dont l’encadrement de la profession est très strict. Estimer que cela relève d’une faille de sécurité consisterait donc à considérer que, par nature, les médecins ne respectent pas leurs obligations, ni la déontologie à laquelle ils sont réglementairement soumis », ajoute la Cnam, qui rappelle que les accès sont tracés.

    Dans son avis du 10 décembre sur le SI-Vaccin Covid, alors en projet, la Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) avait estimé nécessaire de rappeler que les données traitées dans le cadre du système seraient protégées par le secret médical. À cet égard, la commission insistait sur le fait que « seules les personnes habilitées et soumises au secret professionnel doivent pouvoir accéder aux données du SI “Vaccin Covid”, dans les strictes limites de leur besoin d’en connaître pour l’exercice de leurs missions ». En clair, la Cnil réclamait un cloisonnement strict des données accessibles par les professionnels de santé.

    « Il appartient donc au responsable de traitement de définir pour chaque destinataire des profils fonctionnels strictement limités aux besoins d’en connaître pour l’exercice des missions des personnes habilitées », ajoutait d’ailleurs la Cnil, en réclamant que soient prises des mesures « dès que possible » afin que les personnes habilitées ne « puissent accéder aux différentes données relatives aux personnes concernées que lorsqu’elles en ont effectivement besoin ».

    Alors que ce cloisonnement technique au « besoin d’en connaître » n’est aujourd’hui pas assuré, la Cnil précise à Mediapart que ses contrôles « seront conduits dans les prochaines semaines » et qu’ils se « poursuivront tout au long de la période d’utilisation des fichiers, jusqu’à la fin de leur mise en œuvre et la suppression des données qu’ils contiennent ». « Dans ce cadre, prévient la commission, la sécurité des données, notamment les profils d’habilitation et permissions d’accès, fera l’objet d’une vigilance particulière. »

    De l’aveu de plusieurs sources, ce dysfonctionnement est la conséquence du calendrier extrêmement serré pour la mise en œuvre du système. Pour le déployer dans une version « dégradée » (a minima) en janvier, les équipes de la Cnam ont charbonné pendant tout le mois de décembre. Mais le retard était impossible à combler. « On ne peut pas sérieusement monter un système de cette importance, avec tous les audits nécessaires, en quelques semaines », gronde un expert.

    De fait, difficile de blâmer les équipes au cœur du projet. Le problème se situe bien en amont, tout en haut de la chaîne de décision, prenant sa source dans un défaut d’anticipation comparable à celui sur les commandes de masques ou sur la campagne de dépistage.

    La réunion de « lancement et d’organisation du projet » ne s’est tenue au ministère des solidarités et de la santé que le 17 novembre, moins d’un mois et demi avant le lancement de la campagne de vaccination, selon des documents internes consultés par Mediapart.

    À l’ordre du jour : une présentation globale du périmètre du système informatique, un macro-planning et l’organisation de la gouvernance d’un projet qui rassemble plusieurs acteurs. Sont en effet associées à l’initiative la Cnam, la délégation ministérielle du numérique en santé (DNS), mais aussi Santé publique France (SPF, pour les aspects logistiques), l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM, pour le suivi des effets indésirables), l’Agence nationale de la sécurité des systèmes d’information (Anssi, pour la partie sécurité) ou encore la Haute Autorité de santé (HAS, pour les recommandations vaccinales). Autant d’acteurs que d’enjeux à maîtriser et coordonner.

    Les équipes du ministère de la santé n’ont pas caché, lors de cette réunion du 17 novembre, la réalité « des risques opérationnels principalement liés aux délais de mises en œuvre techniques et juridiques » du dispositif. À cette difficulté s’ajoute alors le « fort besoin d’intégration entre plusieurs SI », en particulier celui que développait au même moment Santé publique France (SPF) pour la distribution des doses de vaccin.

    Pour essayer de tenir les délais, plusieurs points quotidiens sont ensuite organisés, en fin de journée, pour le pilotage du projet et la coordination opérationnelle. Il faut faire vite, car l’État est déjà en retard sur tous ces objectifs, même les moins ambitieux.


    Exemple de fiche patient (anonymisée) consultable par n’importe quel praticien. © Document Mediapart

    En octobre, la DNS est déjà consciente que les délais seront difficiles à tenir alors qu’elle table à l’époque sur un lancement du système au 15 janvier seulement (le SI sera finalement ouvert le 4 janvier).

    Le ministère de la santé envisage à cette période de s’appuyer sur l’expertise de prestataires privés, sélectionnés sans publicité ni mise en concurrence, au motif de l’urgence impérieuse. Un directeur de projet est recruté en toute hâte. Problème : aussi bon soit-il sur les aspects numériques, il ne connaît rien à la vaccination et aux enjeux qui lui sont propres, puisqu’il vient d’un groupe hôtelier. L’homme travaille pendant quelques semaines, avec une adresse Gmail fournie par Google (et non une adresse officielle), avant de quitter ses fonctions.

    Au cours de ce même mois d’octobre, tout reste à faire : la DNS en est encore à préciser qu’il faut « prendre contact avec nos homologues européens pour benchmark, et étudier la possibilité d’une action conjointe ». Il convient d’« inscrire le sujet SI » à l’agenda du groupe de contacts mis en place par une inspectrice des finances au sein de la « Task Force Vaccination » que vient de créer le premier ministre Jean Castex, demande-t-on alors au ministère de la santé.

    L’entreprise américaine de conseil Accenture des deux côtés du marché

    Pour trouver un prestataire capable de porter le SI français, la DNS auditionne dans le même temps trois candidats, qui se sont volontairement manifestés auprès d’elle. S’affrontent sans le savoir le laboratoire américain Baxter, la multinationale du conseil informatique Accenture et une solution française MesVaccins, portée par la PME Syadem, basée à Bordeaux.

    La proposition de Baxter est rapidement écartée : sa solution paraît « peu adaptable » aux besoins français, sans compter les dégâts que provoquerait dans l’opinion le fait de confier la gestion de données médicales à une entreprise de l’industrie pharmaceutique…

    La candidature d’Accenture pose aussi question : la délégation ministérielle au numérique en santé (DNS) reconnaît que l’entreprise est bien implantée dans les SI, même s’il y a des « développements à effectuer pour adaptation aux besoins de la France ». Mais il y a surtout un « sujet » sur la protection des données personnelles. Accenture travaille par exemple en partenariat avec Microsoft, à qui le ministre de la santé Olivier Véran veut justement retirer l’hébergement des données du Health Data Hub pour les confier à une entreprise européenne.


    Atouts et inconvénients d’Accenture, selon le ministère de la santé. © Document Mediapart

    Reste l’offre MesVaccins qui présente des atouts, selon la DNS : il s’agit d’une « entreprise experte des SI de vaccination » qui est « proche des acteurs publics », avec une « équipe motivée et réactive », et des « données hébergées en France » et non commercialisées.

    Créé en 2009, MesVaccins est un carnet de vaccination électronique (CVE) permettant à chaque patient de gérer gratuitement ses vaccinations. Le dispositif intègre aussi un « système expert » d’aide à la décision vaccinale prenant en compte les caractéristiques individuelles et l’historique vaccinal de chaque personne pour l’aider à évaluer le bénéfice/risque.

    En août 2019, l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM) a aussi recommandé son système de pharmacovigilance renforcée (détection proactive des effets indésirables) dans le cadre du déploiement du vaccin contre le virus Ebola. Des discussions pour intégrer MesVaccins au dossier médical partagé (DMP) mis à disposition du public par la Cnam sont également en cours depuis plusieurs années.

    Au mois d’octobre 2020, le ministère de la santé a malgré tout un doute concernant la taille de Syadem, l’entreprise qui développe cette solution : la PME est une « petite structure » ; sa « capacité de montée en charge » sur un projet aussi stratégique que le SI-Vac reste donc « à investiguer », estime la DNS.

    Pour s’assurer que la PME a bien les reins suffisamment solides, le ministère décide, le 3 novembre, d’auditer l’entreprise. Elle confie curieusement cette tâche à… Accenture, qui passe ainsi subitement de candidat au marché à assistant à maîtrise d’ouvrage (AMO) du même marché.

    Interrogée sur le périmètre exact de son contrat avec le ministère de la santé, la firme américaine n’a pas souhaité répondre « pour des raisons de confidentialité ». Le 21 janvier, le ministère de la santé avait simplement signifié, sans plus de détails, à France Info qu’il « a été fait appel au cabinet Accenture pour le lancement, l’enrichissement et l’accompagnement de la mise en œuvre du SI vaccination ».

    Sollicitée par Mediapart depuis le 12 janvier, la direction générale de la santé (DGS) nous a finalement répondu, juste après la publication de cet article pour nous préciser sa relation contractuelle avec Accenture. Dans le cadre d’un contrat cadre de 2018 à 2022 (permet à chaque ministère, de ne pas avoir à remettre en concurrence les titulaires sélectionnés initialement), le ministère a commandé une première mission d’« étude stratégique autour du lancement du SI Vaccination », dont l’assistance « aux choix structurants » et à la « mise en œuvre de la phase initiale » pour un montant de 388 500 euros TTC.

    Ce contrat a été notifié le 20 novembre 2020, pour une date de fin au 8 janvier 2021 La date de signature de la mission est étonnante, puisqu’elle est postérieure au début de l’audit mené par Accenture auprès de MesVaccins, ce qui signifie donc que le cabinet a travaillé pendant plusieurs semaines pour le ministère sans contrat...

    Pendant deux semaines, le géant américain a passé au peigne fin les capacités de la PME bordelaise. Tous les voyants sont au vert. Et le 17 novembre, Accenture présente deux options au ministère de la santé.

    Un premier scénario dans lequel MesVaccins vient en renfort de l’État et apporte des « services spécifiques » à la campagne de vaccination (questionnaire pré-vaccinal, détermination de l’éligibilité vaccinale et des contre-indications vaccinales, aide à la décision vaccinale, gestion d’éventuelles interférences entre différents vaccins, etc.). La partie « pharmacovigilance renforcée » et l’analyse des données restent du domaine exclusif de l’État. Dans le second scénario, MesVaccins devient un acteur central de la chaîne de vaccination, même si les dossiers patients, le suivi vaccinal et les certificats de vaccination sont encore gérés par l’État.

    Les équipes du ministère n’ont pas le temps de se prononcer sur ces deux options qu’au même moment, à un échelon supérieur, tout le travail préparatoire est balayé d’un revers de main. La « Task Force Vaccination » qui fonctionne sous l’autorité du premier ministre vient de changer brutalement de cap : plus question de faire appel à un prestataire spécialisé, il faut maintenant que le SI soit développé par les développeurs de la Cnam en interne.

    Quels sont les motifs de ce revirement, et pourquoi n’a-t-il pas été anticipé ? Matignon ne nous a pas répondu.

    La Cnam invoque pour sa part des raisons techniques en indiquant qu’au terme d’un « sourcing » qui aurait été réalisé à « l’été 2020 », aucune « solution n’était en mesure d’apporter les garanties suffisantes ». Dans ce cas-là, pourquoi le ministère de la santé a-t-il organisé des consultations avec plusieurs candidats en octobre, puis demandé à Accenture d’auditer MesVaccins, et qu’a-t-il été fait des conclusions favorables du rapport d’audit ? Relancée sur ce point, la Cnam admet juste que les « échanges se sont poursuivis à l’automne » avec des prestataires, sans en dire plus.

    Le cabinet Accenture est pour sa part revenu dans la boucle avec une mission d’« enrichissement et accompagnement à la mise en œuvre du SI Vaccination », signée le 23 décembre 2020, et qui court jusqu’au 26 mars 2021, pour un montant de 594 540 euros, selon les chiffres communiqués par la DGS.

    « Quand il est sous pression, l’État craint toujours de faire appel à une PME. Il y a toujours quelqu’un qui dit : “Mais attendez, est-ce qu’ils sont vraiment fiables ?” Si ça ne marche pas, on nous tombera dessus en disant : “Pourquoi vous avez pris ces zozos ?” Par sécurité, l’État se tourne donc automatiquement vers de gros acteurs », interprète un entrepreneur du numérique, qui fut notamment mobilisé sur l’application StopCovid.

    Début 2020, les PME spécialisées dans l’import-export de masques depuis la Chine avaient vécu la même déconvenue. Malgré leur connaissance du marché et leur réactivité, elles avaient été ignorées par l’État, lequel avait préféré faire appel à des grandes entreprises, qui pour certaines ne connaissaient rien aux dispositifs médicaux.
    Les revirements entre le ministère de la santé et la Task Force ont en tout cas fait perdre de précieuses semaines, et suscité l’incompréhension de plusieurs parties prenantes. « Après avoir mobilisé 100 % de nos équipes pendant six semaines et répondu à toutes les attentes, on n’a plus eu de nouvelles du jour au lendemain », déplore Jean-Louis Koeck, le fondateur de MesVaccins.

    Des alertes depuis le printemps

    « Nous avions entre les mains une solution disponible, dont l’intégration au dossier médical partagé de l’assurance-maladie est en cours, mais on a préféré repartir de zéro », s’étonne un ancien responsable SI Santé, qui note que Nicolas Revel, le puissant directeur de cabinet Jean Castex, connaît d’autant mieux le sujet qu’il a dirigé la Cnam de 2014 à juillet 2020.

    Le gouvernement a-t-il simplement craint de confier une partie, même minime, de l’expertise à un acteur privé ? « Mais, dans ce cas-là, pourquoi l’État refuse-t-il un partenariat avec une PME comme MesVaccins alors qu’il ouvre grand les portes à Doctolib pour la prise de rendez-vous ? », interroge un autre spécialiste.

    Le médecin Marcel Garrigou-Grandchamp, de la cellule juridique de la Fédération des médecins de France (FMF), abonde : « L’argument de ne pas voir entrer le privé ne tient avec le contre-exemple Doctolib. » Lui « pense que d’autres acteurs privés plus gros que MesVaccins veulent lui barrer la route en attendant d’imposer leur solution, c’est bien dommage ».

    « On a la chance d’avoir en France un système très précurseur, toutes les associations de médecins qui l’utilisent en sont très contentes », précise l’épidémiologiste Yves Buisson. Le président du groupe Covid-19 à l’Académie de médecine insiste notamment sur les performances du « système expert » de MesVaccins, qui traduit les recommandations scientifiques pour le grand public, et est d’ailleurs utilisé par l’agence Santé publique France.

    Le professeur Buisson loue aussi son « système de pharmacovigilance très poussé » (avec des relances des patients pour retracer les effets indésirables). « Au lieu de cela, on a préféré bricoler un truc incomplet en quelques semaines. Je ne comprends pas. Comme si on n’avait rien d’autre de mieux à faire… », cingle Yves Buisson.

    Lors de la réunion de travail avec la Cnam le 17 novembre, les agents du ministère de la santé ont expliqué à quel point le calendrier pour la mise en place du nouveau SI était « extrêmement contraint ».

    La première version du système devait ainsi comporter « les fonctionnalités minimales nécessaires au démarrage avec deux vaccins simultanés et ciblant quelques millions de personnes », seulement. La version ne comprend par exemple qu’une redirection vers le site de signalement des effets indésirables (pour relais à l’ANSM, qui coordonne la pharmacovigilance) alors que ce sujet avait été identifié comme un enjeu important par la DNS dans l’architecture du système.

    La plateforme SI-Vac sera progressivement « enrichie » au fil des semaines en fonction des « enseignements tirés de la fonction minimale », a-t-il été convenu le 17 novembre. Le déploiement de la version « complète » du système, qui « devra pouvoir gérer des campagnes de vaccination à l’échelle de la population française et l’intégralité des vaccins mis sur le marché », étant alors programmé à « horizon printemps 2021 ».

    Du côté du Syndicat de la médecine générale (SMG), on déplore que la question des données ait été « totalement écartée » de la discussion par les autorités. « Cela ne m’étonne pas du tout qu’on en soit là », avec la possibilité pour un praticien de consulter tous les dossiers dans le SI-Vac, fait part l’une des représentantes du SMG, Mathilde Boursier, en déplorant « une grande opacité autour de tout ce qui entoure les données en santé ». La praticienne défend une approche de santé publique, une médecine préventive et l’innovation en santé, mais estime que cela « ne doit pas se faire au détriment de la sécurité des données personnelles ».

    Proche d’Emmanuel Macron, le directeur de cabinet de Jean Castex, Nicolas Revel a dirigé la CNAM de 2014 à 2020. © Assurance maladie
    Le 17 décembre, dans une tribune publiée dans Libération, l’ancien directeur général de la santé (DGS) William Dab, Alain-Michel Ceretti, président de l’association de patients « Le Lien », ou encore Didier Seyler, membre du Comité d’orientation et de dialogue avec la société de Santé publique France, ont tiré la sonnette d’alarme en indiquant qu’il « serait incompréhensible » à leurs yeux qu’un effort ne soit pas engagé par l’État « pour améliorer la pharmacovigilance portant sur ces nouveaux vaccins ».

    Co-signataire de cette tribune, Pierre-Jean Ternamian, président de l’Union régionale des professionnels de santé de la région Auvergne-Rhône-Alpes, ne décolère pas. « J’ai martelé à toutes les réunions depuis le printemps, à l’échelon régional comme au niveau national, l’impérieuse nécessité de se préparer à la vaccination. On n’avait pas de nouvelles, on se disait : “Ils vont nous faire n’importe quoi”, et d’un coup on a vu surgir “SI-Vac”… Là on s’est dit qu’ils étaient en train d’inventer l’eau chaude, en pensant reproduire en deux mois dix ans d’expertise », peste ce médecin radiologue, qui a promu MesVaccins dans sa région et a même contribué à son développement.

    Pierre-Jean Ternamian avait écrit sur le sujet à Jean Castex avant l’explosion de la seconde vague, le 17 août 2020. Le chef de cabinet du premier ministre lui a répondu un mois et demi plus tard, dans un courrier daté du 1er octobre 2020, en renvoyant vers le conseiller technique pour la santé du cabinet, qui « ne manquera pas de vous contacter prochainement par téléphone ». « Je n’ai jamais eu de nouvelles », constate M. Ternamian.

    D’autres professionnels avaient aussi prévenu les autorités, dès le printemps, sur la nécessité d’anticiper la question du système d’information liée à la campagne de vaccination. « Mi-avril, nous avons écrit à nos interlocuteurs de la DNS pour évoquer les enjeux de la mise en place d’une future campagne de vaccination contre le Covid-19 », explique Jean-Louis Koeck de MesVaccins. Début mai 2020, une réunion a été organisée avec plusieurs membres de la Délégation ministérielle du numérique en santé (DNS), sans suite jusqu’au mois d’octobre.

    Le 9 juillet 2020, au creux de l’été, les membres du Conseil scientifique, du Care et du Comité Vaccin Covid-19, les trois groupes formés par Emmanuel Macron pour le conseiller dans ses décisions, ont rendu un avis important sur la question. « De nombreuses inconnues persistent sur le plan scientifique, mais il est indispensable d’avancer vers l’élaboration d’une stratégie vaccinale afin d’anticiper des questions aussi fondamentales que “qui vacciner et comment ?” dès qu’un vaccin sera disponible », prévenaient-ils alors, en indiquant que « l’occasion de diffuser/généraliser la mise en place d’un carnet électronique de vaccination doit être envisagée ». Lancée en plein remaniement ministériel, cette recommandation est restée lettre morte.

    #vaccin #Accenture #secret_médical #dossier_médical (très partageable) #campagne_vaccinale #attardés

  • #Savoir et #prévoir. Première #chronologie de l’#émergence du #Covid-19

    Que pouvait-on savoir et prévoir de l’actuelle #pandémie et de son arrivée sur le territoire français ? Premiers éléments de réponse à partir d’un corpus bien défini : le très réputé magazine « Science », et les déclarations de l’OMS depuis fin décembre 2019.

    Depuis l’interview d’Agnès Buzyn au Monde mardi 17 mars, les critiques pleuvent de toutes parts sur le gouvernement français. La déclaration de l’ex-ministre de la santé, selon laquelle dès janvier elle aurait prévenu le Premier ministre de la gravité potentielle de l’épidémie de nouveau coronavirus – le mettant même en garde sur le fait qu’il faudrait peut-être reporter les élections municipales – a été interprétée comme un aveu terrible : la ministre de la Santé et le reste du gouvernement savaient ce qui risquait d’arriver, et pourtant ils n’auraient pas agi à la hauteur du risque. Depuis, chaque jour qui passe, avec son cortège d’informations sur la pénurie de tests de dépistage et de masque pour les personnels soignants, ne fait que renforcer le discrédit d’un pouvoir politique dont la cote de confiance était déjà largement entamée par la crise des gilets jaunes et la réforme des retraites.

    Le 19 mars, un collectif de plusieurs centaines de médecins a porté plainte au pénal contre Agnès Buzyn et Édouard Philippe, au motif qu’ils « avaient conscience du péril et disposaient des moyens d’action, qu’ils ont toutefois choisi de ne pas exercer ». Le lendemain, le président Emmanuel Macron a refusé de se prêter au jeu de l’auto-critique, suggérant que la crise touchant la France n’aurait pas pu être prévue : « Je félicite ceux qui avaient prévu tous les éléments de la crise une fois qu’elle a eu lieu ».
    Une histoire du présent

    Parlons-en. Ce texte se propose de contribuer par quelques données empiriques à une première chronologie de la crise du Covid-19. Il s’agit d’étudier ce que pouvaient en savoir les femmes et les hommes qui nous gouvernent, ce qu’elles et ils pouvaient prévoir, aussi. Il s’agit d’une histoire du présent, circonscrite aux trois derniers mois, quand bien même il apparaît clairement que dans le cas de la France, certaines décisions prises dans les dernières années, voire décennies – en termes de stockage de masques, et plus généralement de financement de l’hôpital public – jouent un rôle déterminant dans l’évolution de cette crise de santé publique.

    Depuis les premières informations fin décembre sur une mystérieuse maladie respiratoire à Wuhan, qu’a-t-on appris, et quand ? À chaque étape de cet apprentissage, quels scénarios d’évolution étaient sur la table ? Était-on vraiment obligé d’attendre jusqu’au moment où le confinement de toute la population, mesure mal ciblée par excellence, devienne incontournable pour permettre aux hôpitaux de soigner correctement les malades ?

    Le projet d’esquisser une telle chronologie à chaud peut sembler compliqué. Autour de la maladie Covid-19, les informations sont foisonnantes, de qualité inégale, partagées largement, et évoluent à une vitesse phénoménale. Sur le plan scientifique, on a souligné l’importance inédite prise par les preprints, les articles soumis à publication mais non encore revus ni acceptés, qui permettent un partage beaucoup plus rapide des données et des résultats, avec néanmoins le risque de prêter crédit à certaines publications bancales qui ne passeront pas le peer-review (« ‘A completely new culture of doing research.’ Coronavirus outbreak changes how scientists communicate », Kai Kupferschmidt, Science, 26 février 2020). La controverse autour de l’administration d’hydroxychloroquine aux malades du Covid-19

    a également illustré le conflit qu’il peut y avoir entre la logique de la rigueur scientifique (un résultat n’est pas vrai tant qu’il n’a pas été démontré dans les règles) et celle de l’urgence thérapeutique (dans une situation de vie ou de mort, on fait feu de tout bois tant qu’on ne nuit pas aux malades, et a fortiori s’il y a des signaux encourageants).

    Pour ne pas avoir à trancher sur ces débats, j’ai choisi un indicateur assez simple de l’état d’une pensée mainstream sur ce que l’on savait, ou croyait savoir, sur ce que l’on reconnaissait comme incertain, et enfin sur ce que l’on pouvait prévoir à chaque instant : les articles de synthèse dédiés au nouveau coronavirus parus dans un journal de réputation internationale, Science. Je crois ne pas trop m’avancer en suggérant qu’au ministère de la Santé, on lit Science.

    Le premier article de Science sur le sujet date du 3 janvier. Depuis, il en est paru une soixantaine (à la date du 21 mars). Ces articles, écrits par des journalistes scientifiques spécialisés (notamment Jon Cohen, Kai Kupferschmidt), ont tous une structure similaire : ils font le point sur le débat scientifique en cours sur certaines grandes questions (type de virus, transmission, durée d’incubation, symptômes, mortalité...), en se fondant sur les études publiées ou soumises à publication, et en se faisant également l’écho des décisions et recommandations des grands organes de gouvernance sanitaire – au premier chef, l’Organisation mondiale de la santé. Ce sont des articles accessibles à quiconque a une culture scientifique et médicale de base. A fortiori, à ceux qui gouvernent les risques sanitaires dans notre pays. Dans ces articles, les journalistes mettent en lumière aussi bien les consensus qui se dégagent que les incertitudes qui subsistent, ainsi que les différents scénarios d’évolution qui sont envisagés.

    Toutes les dates qui suivent sont celles des articles de Science. Dans ce texte, je me concentre sur quelques moments charnière dans la découverte d’aspects-clé de la maladie et les réflexions sur la prise en charge de l’épidémie. Du point de vue de la gestion politique de l’épidémie, j’identifie quatre grands moments : l’émergence de la maladie (première quinzaine de janvier), la prise au sérieux de la possibilité d’une pandémie (article du 5 février), la confirmation qu’il y a bien une pandémie (article du 25 février), les leçons à tirer de la gestion chinoise (2 mars).

    J’interprète ces bornes temporelles comme des dates-limites : lorsque l’information (qui peut être le constat d’une incertitude) est relayée par Science, c’est qu’elle a atteint un certain degré de consensus. Cela n’exclut pas des signaux plus faibles, moins consensuels, qui auraient circulé plus tôt, et qui auraient pu également informer l’action de responsables politiques mus par les principes de la prévision et de la précaution.
    Début janvier : l’émergence de la maladie

    3 janvier : Science fait le point sur une information qui circule depuis plusieurs jours déjà dans les milieux spécialisés (« Scientists urge China to quickly share data on virus linked to pneumonia outbreak », Dennis Normile, Jon Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 9 janvier 2020). Plusieurs dizaines de cas d’une pneumonie atypique ont été identifiés dans la ville chinoise de Wuhan.

    9 janvier : les autorités chinoises ont confirmé quelques jours plus tôt qu’il ne s’agit ni du SRAS ni du MERS, virus impliqués dans de précédentes épidémies (« Scientists urge China to quickly share data on virus linked to pneumonia outbreak », Dennis Normile, Jon Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 9 janvier 2020). Elles déclarent qu’elles ont isolé le virus – il s’agit d’un coronavirus – séquencé son génome, et déjà mis au point un test de dépistage (jamais dans l’histoire la connaissance sur un nouveau virus n’a progressé aussi rapidement). Les autorités chinoises annoncent également qu’il n’y aurait pas de transmission du virus d’humain à humain. Peter Daszak, un spécialiste des maladies infectieuses interrogé par Science, se montre circonspect sur ce point : « je ne comprends pas comment on peut avoir autant de cas sans une transmission d’humain à humain. (...) Je place un drapeau rouge (red flag) sur ce point
     » (quelques jours plus tard, de nouvelles données confirmeront qu’il a raison

    ).

    11 janvier : les chercheurs chinois ont déjà partagé la séquence génétique du virus avec le reste du monde, permettant la fabrication de tests de dépistage (« Chinese researchers reveal draft genome of virus implicated in Wuhan pneumonia outbreak », Jon Cohen, Science, 11 Janvier 2020).
    Début février : la possibilité d’une pandémie

    Avançons maintenant jusqu’à un article du 30 janvier (« Outbreak of virus from China declared global emergency », Kai Kupferschmidt, Science, 30 janvier 2020). Le monde a déjà bien changé. Science rapporte que l’OMS considère désormais le nouveau coronavirus comme une urgence de santé publique au niveau mondial (Public Health Emergency of International Concern). La maladie s’est déjà propagée à 18 pays. Près de 8000 personnes ont été dépistées positives dans le monde, et 170 d’entre elles sont mortes (toutes en Chine). La transmission « communautaire » (c’est-à-dire sans lien immédiat avec une personne rentrant du foyer chinois) est avérée en Allemagne, au Japon, en Thaïlande, et aux États-Unis. Comme l’explique le docteur Tedros, directeur de l’OMS : « la raison principale de cette déclaration n’est pas ce qui est en train d’arriver en Chine, mais ce qui est en train d’arriver dans d’autres pays.

     ». Ou plutôt ce qui n’est pas en train d’arriver : pour l’OMS, il faut que chaque pays se prépare. Science rapporte que pour beaucoup d’observateurs, cette annonce de l’OMS a tardé. Elle aurait pu être faite une semaine plus tôt, mais le comité de l’OMS était encore trop partagé.

    Le 5 février, le titre de l’article de Science explicite l’incertitude sur l’avenir : « Le nouveau coronavirus sera-t-il contenu – ou évoluera-t-il en pandémie ? » (« ‘This beast is moving very fast.’ Will the new coronavirus be contained—or go pandemic ? », Kai Kupferschmidt, Jon Cohen, Science, 5 février 2020). L’article fait le point sur trois tournants cruciaux dans la connaissance de la maladie et de la gestion de l’épidémie.

    Le premier tournant a trait à l’existence de patients asymptomatiques. Fin janvier, 565 citoyens japonais ont été rapatriés de Wuhan et ils ont tous fait l’objet d’un test de dépistage. C’est la surprise : parmi les 8 qui ont été dépistés positifs, 4 ne présentent aucun symptôme. Il s’agit d’un nouveau drapeau rouge pour les épidémiologistes : une maladie qui présente des formes asymptomatiques complique grandement les efforts pour contenir l’épidémie, parce qu’on ne peut savoir avec certitude où elle se trouve à un instant t sans dépister tout le monde.

    Non seulement il existe des patients asymptomatiques, mais ces derniers sont peut-être contagieux. Le même article de Science évoque une autre étude, réalisée en Allemagne, qui fait polémique depuis sa publication quelques jours plus tôt (« Study claiming new coronavirus can be transmitted by people without symptoms was flawed », Kai Kupferschmidt, Science, 3 février 2020) : les chercheur.es avaient d’abord conclu qu’une patiente asymptomatique avait un potentiel contaminateur (en anglais on dit poétiquement she sheds the virus, elle perd du virus, à la manière d’un serpent qui mue et perd sa peau...). Il a ensuite été révélé que la patiente n’avait pas fait l’objet d’un examen clinique en bonne et due forme, mais simplement d’un appel téléphonique, ce qui ne correspond pas aux standards habituels.

    Les auteurs se sont déjà excusés, la faute ne semble pas imputable à la fraude mais à la vitesse avec laquelle la science est faite en ces temps de crise. Quelques jours plus tard, ils apportent une nouvelle conclusion modifiée à l’article, tout aussi intéressante et inquiétante : il s’avère que oui, la patiente avait bien des symptômes, mais très modérés (au point qu’il serait possible pour un.e patient.e de ne pas s’en rendre compte). Ce qui est déjà en soi un obstacle majeur pour les stratégies visant à contenir l’épidémie.

    Le deuxième enseignement important de l’article du 5 février concerne l’avenir. Deux scénarios possibles alternatifs sont présentés : soit le containment réussit ; soit il ne réussit pas, et c’est la pandémie. Les experts interrogés avouent qu’il n’y a pas moyen d’éliminer l’un des deux scénarios avec certitude. Ils semblent même parier plutôt sur le second. Marc Lipsitch, épidémiologiste à l’école de santé publique de l’université Harvard, penche résolument vers la pandémie : « Je serais vraiment stupéfait si, dans deux ou trois semaines, il n’y avait pas une transmission en cours avec des centaines de cas dans plusieurs pays sur plusieurs continents.

     »

    Enfin, l’article du 5 février est également le premier dans Science à consacrer un paragraphe à l’un des grands défis dans la gestion de la maladie : la gestion des cas graves. À cette date, les études réalisées sur les patients en Chine ont établi un taux de mortalité aux alentours de 2 %. Mais un autre chiffre a émergé, et il est tout aussi préoccupant : plusieurs études montrent qu’environ 20 % des personnes infectées souffrent de formes graves de la maladie, nécessitant une hospitalisation. « Des cas graves en plus grands nombre mettraient plus de pression sur les systèmes de santé – les hôpitaux de Wuhan sont déjà saturés

     », soulignent les deux journalistes scientifiques.

    Le 11 février, un article de Science rapporte que dans les pays infectés, les laboratoires sont lancés dans une course effrénée pour dépister (« Labs scramble to spot hidden coronavirus infections », Jon Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 11 février 2020). « Aujourd’hui, il n’y a pas du tout assez de kits de dépistage disponibles pour le nombre exponentiel de cas

     », expliquent les auteurs. Dans certaines parties de la province de Hubei, des récits journalistiques témoignent d’une pénurie de dépistages.
    25 février : la pandémie l’a emporté

    Le 25 février, Science est formel, la pandémie l’a emporté : « Le coronavirus semble impossible à arrêter. Que doit faire le monde maintenant ? » (« The coronavirus seems unstoppable. What should the world do now ? », Jon Cohen, Kai Kupferschmidt, Science, 25 février 2020). L’Italie vient de confiner dix villes du nord. L’OMS n’a pas encore officiellement déclaré l’état de pandémie, elle continue de parler d’« épidémies dans différentes parties du monde
     », mais les raisons de cette timidité sont politiques plutôt que scientifiques. Le Dr. Tedros et ses collègues sont soucieux de la passivité de nombreux États dans le monde, comme si la menace n’était pas à prendre au sérieux. Les journalistes estiment que l’OMS souhaite différer le moment de déclarer officiellement la pandémie parce qu’elle a peur que le message soit interprété comme un aveu de défaite, et conduise les États à baisser encore davantage les bras face à un mal désormais invincible (l’OMS déclarera la pandémie le 12 mars

    ).

    Cependant, sur le plan scientifique, les experts du monde entier sont d’accord que la situation est déjà celle d’une pandémie. Christopher Dye, épidémiologiste à l’université d’Oxford, est interviewé par Science : « Il me semble que le virus s’est vraiment échappé de la Chine et est en train d’être transmis largement. (...) Je suis maintenant bien plus pessimiste quant aux chances de réussir à le contrôler.

     »

    Quant à Marc Lipsitch de Harvard, il insiste sur l’importance d’une stratégie qui sera résumée ensuite par la phrase « aplatir la courbe » (flatten the curve) : retarder la maladie peut être vraiment payant, estime l’épidémiologiste. Cela signifiera une contrainte moins forte exercée sur les hôpitaux, plus de temps pour former les professionnels de santé vulnérables sur comment se protéger, plus de temps pour que les citoyens se préparent, plus de temps pour tester des médicaments qui pourraient potentiellement sauver des vies et, à plus long terme, des vaccins. « Si j’avais le choix entre attraper le Covid-19 aujourd’hui ou dans six mois, je préfèrerais clairement l’attraper dans six mois.

     »

    L’article de Science cite une étude co-signée par Christopher Dye qui montre qu’en Chine, ce sont la suspension des transports publics, la fermeture des lieux de loisir, l’interdiction des rassemblements qui semblent avoir été les mesures les plus efficaces pour ralentir la progression de la maladie. Ne pas faire cela, ne pas fermer les écoles et les entreprises, ne pas entourer les foyers d’infection d’un cordon sanitaire, « c’est une décision assez importante en matière de santé publique, » estime Dye. « Ça revient à dire, au fond, bon, on laisse ce virus se propager.

     »

    Dans le même article, Bruce Aylward, l’un des principaux experts de l’OMS sur le Covid-19, estime qu’il y a une leçon principale à apprendre de la Chine : « Tout est question de vitesse » (speed is everything). Plus les mesures seront prises tôt, plus elles seront efficaces (on estime alors qu’en l’absence de toute mesure préventive, le nombre de cas réels dans un foyer double tous les six jours environ

    ).
    Début mars : la réussite de la stratégie chinoise

    Le 2 mars, Science présente les conclusions d’un important rapport du 28 février rédigé par l’équipe de l’OMS qui, sous la direction de Bruce Aylward, a passé deux semaines en février à visiter les foyers de Covid-19 en Chine (« China’s aggressive measures have slowed the coronavirus. They may not work in other countries », Kai Kupferschmidt, Jon Cohen, Science, 2 mars 2020). Ce rapport est un tournant majeur, comme l’a fait remarquer dès sa publication le journaliste de Science Kai Kupferschmidt sur son fil Twitter

    .

    Le principal résultat : les Chinois ont réussi à contenir l’épidémie. Les chiffres qui montrent une diminution du nombre de nouveaux cas quotidiens dépistés et de nouveaux décès quotidiens ne sont pas faux. Tim Eckmanns, épidémiologiste à l’Institut Robert Koch qui a fait partie du voyage, le reconnaît : « Je pensais qu’il n’y avait pas moyen que ces chiffres soient réels.

     » Il a changé d’avis. Il y a de plus en plus de lits vides dans les hôpitaux.

    Je m’appuierai ici sur le contenu détaillé du rapport public de l’OMS, un document PDF de quarante pages qu’un lien dans l’article de Science permettait de télécharger. Le contenu de ce rapport a également été bien résumé par Bruce Aylward dans une interview au New York Times le 4 mars.

    Le rapport insiste en particulier sur la qualité, la rapidité et l’extensivité de la politique de dépistage et de traçage des contacts des personnes positives.

    Assez tôt dans l’épidémie, la Chine a mis en place une politique de tests généralisés de la température corporelle des individus à l’aide de thermomètres infrarouges, jusqu’à arrêter systématiquement les voitures pour de tels tests. Certes, cela n’est pas très précis : on rate les porteurs asymptomatiques ou les individus qui ont fait baisser leur température avec des médicaments, alors qu’on attrape dans son filet les individus qui ont la fièvre pour d’autres raisons que le Covid-19. Mais cela permet un premier tri. En parallèle, toute la population des foyers de contagion est sommée de porter des masques et de se laver les mains très régulièrement.

    Les individus potentiellement positifs, du fait de leurs symptômes ou de leurs contacts avec des malades, sont dépistés. Les tests de dépistage sont réalisés en quatre heures, pendant lesquelles les personnes dépistées doivent attendre leurs résultats. En l’absence des tests biologiques de dépistage (il y a des cas de pénurie) ou en complément, on réalise des scanners rapides, qui permettent de mettre en évidence les opacités pulmonaires qui sont considérés comme des signes cliniques de la maladie. Chaque machine de scanner en effectue jusqu’à 200 par jour (5 à 10 minutes par examen).

    À Wuhan, il existe plus de 1800 équipes d’épidémiologistes (avec un minimum de cinq personnes par équipe), qui sont occupées à plein temps à tracer les contacts des personnes positives. Selon la région, 1 à 5 % des contacts identifiés sont ensuite eux-mêmes dépistés positifs au virus, et on recommence l’enquête de traçage des contacts avec elles et eux. Chaque fois qu’un agrégat (cluster) est identifié, on ferme les écoles, théâtres et restaurants, on confine les personnes-contacts. Seule la métropole de Wuhan, où est née l’épidémie, est placée en confinement total.

    La durée moyenne entre les premiers symptômes et l’hospitalisation/l’isolement est prodigieusement réduite, d’environ 15 jours au début de l’épidémie à 2 jours, ce qui permet de réduire le potentiel contaminateur d’une personne malade.

    Dans son interview par le New York Times, Bruce Aylward raconte que les hôpitaux vus par l’équipe de l’OMS sont équipés massivement en respirateurs artificiels et en machines ECMO, qui permettent une oxygénation du sang lorsque les poumons n’y parviennent plus. Les experts invités sont stupéfaits, les hôpitaux semblent mieux équipés que des centres spécialisés en Suisse ou à Berlin.

    La conclusion du rapport de l’OMS est sans appel : « Ces mesures [prises en Chine] sont les seules à l’heure actuelle qui ont prouvé qu’elles pouvaient interrompre ou minimiser les chaînes de transmission chez les humains. Au fondement de ces mesures est la surveillance extrêmement proactive, afin de détecter immédiatement les cas, de procéder à des diagnostics très rapides et à un isolement immédiat des patients positifs, au traçage rigoureux et à la mise en quarantaine des contacts proches.

     » Le rapport insiste aussi sur l’importance de la compréhension et l’acceptation de ces mesures par la population.

    Dans l’article de Science du 2 mars, deux experts, Lawrence Gostin et Devi Sridhar, mettent néanmoins en garde : le caractère autoritaire du régime chinois et les entorses aux droits humains ont certainement joué un rôle dans l’efficacité de la politique de gestion de l’épidémie. Jeremy Konyndyk, expert en santé publique dans un think tank à Washington, invite à regarder plutôt du côté de Singapour et de Hong Kong, deux régimes démocratiques qui seraient de meilleurs exemples à suivre : « Il y a eu un degré similaire de rigueur et de discipline, mais appliqué d’une manière beaucoup moins draconienne.

     »

    Remarquons que le rapport de l’OMS du 28 février n’encourage à aucun moment la mise en quarantaine de toute la population du pays, solution de dernier ressort. Les experts suggèrent qu’il y a encore le temps d’une politique plus ciblée et efficace en ressources, à base de dépistage massif et de traçage et isolement des contacts.
    Conclusion

    Cette brève esquisse permet de décrire quatre moments dans l’appréhension de l’épidémie du coronavirus Covid-19 pour qui lit Science. Début janvier 2020, on apprend l’existence de cette nouvelle maladie dont les caractéristiques sont inconnues. Début février, on doit se rendre à l’évidence : les spécialistes ne peuvent exclure le scénario de la pandémie, voire semblent penser que ce scénario est le plus probable des deux (l’autre étant la réussite du containment). Le 25 février, il est désormais établi que la pandémie l’a emporté. Le 2 mars, l’analyse du rapport de la visite de l’OMS montre deux choses : il est possible d’arrêter la course folle du virus ; la manière de le faire est de procéder à des dépistages massifs et ultra-rapides, avec traçage et isolement immédiat des contacts des personnes positives.

    Soulignons au passage que dès le 11 février, les lecteurs de Science sont alertés sur la possible pénurie de tests biologiques de dépistage. Le rapport de l’OMS du 28 février confirme qu’il existe d’autres techniques, à allier ou à substituer aux tests biologiques de dépistage en fonction des circonstances : la prise régulière des températures, l’examen des poumons par scanner.

    Cette chronologie appelle à être complétée. Il sera intéressant, notamment, de retracer l’historique en se plaçant à l’intérieur de l’espace de la France, en regardant par exemple ce qu’ont dit et écrit les institutions spécialisées en maladies infectieuses telles que l’Institut Pasteur, ou encore les chercheuses et chercheurs spécialistes de ces questions en France.

    D’autres travaux permettront aussi, je l’espère, de mettre en regard cette esquisse de chronologie avec ce qu’a fait et ce que n’a pas fait le gouvernement français. Je me permettrai une seule remarque sur ce point.

    Le 28 février est publié le rapport crucial de l’OMS sur ce qui a été fait en Chine. Il montre que seule une mobilisation de « tout le gouvernement » (all-of-government) et « toute la société » (all-of-society) permet de vaincre l’épidémie. On se souviendra sans doute longtemps du fait que le lendemain, le samedi 29 février d’une année bissextile, le premier ministre Édouard Philippe a décidé de détourner un conseil des ministres « exceptionnel dédié au Covid-19 » pour annoncer l’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution afin d’adopter sans vote la réforme des retraites. Alors que l’OMS démontrait l’urgence de l’action collective et solidaire face à une pandémie bientôt incontrôlable, le gouvernement s’est dit que le plus urgent était de profiter de la dernière fenêtre de tir pour faire passer son projet de loi tant décrié.

    Lorsque le temps de la justice et des comptes sera venu, il nous faudra comprendre comment nous en sommes arrivés à la situation actuelle : une pénurie absolue de masques, ne permettant pas de protéger convenablement les soignant.es qui sont au front – qui sont infecté.es, et infectent à leur tour –, bien trop peu de tests de dépistage (ce qui semble avoir été une décision assumée, y compris aux temps où l’épidémie était encore balbutiante en France, et n’est pas une fatalité en Europe, comme le montre l’exemple de l’Allemagne), et finalement la décision de dernier ressort de confiner toute la population pour une période indéterminée, une arme non discriminante qui est terriblement coûteuse en termes humains, sanitaires (santé mentale) et économiques.

    https://laviedesidees.fr/Savoir-et-prevoir.html
    #coronavirus

    –----

    voir aussi :
    Savoir et prévoir. Première chronologie de l’émergence du Covid-19
    https://www.cairn.info/revue-societes-contemporaines-2019-4-page-171.htm

    ping @simplicissimus @fil @reka

    • 28 janvier 2020 dans ma boîte aux lettres...

      Mesdames, Messieurs, Chères et Chers Collègues,

      Suite à la dégradation de la situation liée à l’épidémie du coronavirus 2019-NCov en République Populaire de Chine (fermeture des universités, engorgement des hôpitaux publics, difficultés de transports), la Direction de l’INALCO a décidé de prendre les mesures suivantes à compter d’aujourd’hui :

      – Suspension de toutes les mobilités sortantes des étudiants - et de toutes les missions des personnels administratifs et enseignants-chercheurs - vers le territoire de la Chine continentale, Hong Kong et Macao compris.
      – L’Inalco demande à tous les étudiants et personnels actuellement en mobilité ou mission sur le territoire de la Chine continentale, Hong Kong ou Macao d’interrompre leur mission ou mobilité, et de rentrer instamment en France.

      Tous les étudiants et personnels de retour de Chine doivent observer scrupuleusement les mesures suivantes :

      – Vous signaler à l’arrivée à l’aéroport et également au 15 si vous avez voyagé ou séjourné dans la province du Hubei. Un médecin conseil du SAMU (composer le 15) vous orientera.
      – Signaler tout symptôme d’infection respiratoire - fièvre, toux, difficultés respiratoires - en appelant le 15 (ne pas aller chez votre médecin).
      – Observer, pour protéger votre entourage, des mesures d’hygiène strictes - s’isoler, rester à distance, se protéger la bouche lors de la toux au besoin par un masque, d’utiliser des mouchoirs jetables et de bien se laver les mains - la période d’incubation du virus étant de 14 jours.
      – Ne pas vous rendre à l’INALCO durant les 2 semaines qui suivent votre retour.

      Je vous remercie de bien vouloir accorder une grande attention à ces recommandations sanitaires.

      Bien cordialement,

      Je rappelle que l’Inalco, c’est une école de langues... visiblement mieux informée que les « connards » qui vont s’abriter les uns derrière les autres (en effet, peu de pays européens ont brillé dans leur gestion de la crise) ou dire avec leur morgue « zézayante » habituelle que personne ne savait.

    • #le_sens_des_priorités, encore :

      Le 28 février est publié le rapport crucial de l’OMS sur ce qui a été fait en Chine. Il montre que seule une mobilisation de « tout le gouvernement » (all-of-government) et « toute la société » (all-of-society) permet de vaincre l’épidémie. On se souviendra sans doute longtemps du fait que le lendemain, le samedi 29 février d’une année bissextile, le premier ministre Édouard Philippe a décidé de détourner un conseil des ministres « exceptionnel dédié au Covid-19 » pour annoncer l’utilisation de l’article 49.3 de la Constitution afin d’adopter sans vote la réforme des retraites. Alors que l’OMS démontrait l’urgence de l’action collective et solidaire face à une pandémie bientôt incontrôlable, le gouvernement s’est dit que le plus urgent était de profiter de la dernière fenêtre de tir pour faire passer son projet de loi tant décrié.

      #49.3 #quaranteneuftroisvirus #salops #qu'ils_chopent_tous_Ebola

    • " Je ne laisserai personne dire qu’il y a eu du #retard sur la prise de décision s’agissant du confinement" Édouard Philippe.
      Tout est « en retard », et la décision de confiner résulte elle même du retard sur tout ce qui compte et qui est éludé jusqu’à une levée du confinement, l’arrivé de millions de masques chinois (20 millions d’ici la fin du mois ? 600 millions annoncés)
      https://seenthis.net/messages/835160
      toujours sans dépistage de masse, lits de réa, matériel de protection pour les soignants
      10 000 blouses pour le CHU de Dijon
      https://seenthis.net/messages/835629

      soignants (l’Allemagne embauche hors de ses frontières, ici on met les élèves infirmières au taff à un euro de l’heure, sous peine de ne pas valider leur formation). Pourtant hier encore je ne sais quel responsable politique osait vanter à nouveau l’agilité de la start-up nation.

      #attardés #criminels #crime_d'État