• En Espagne, la possibilité d’un discours de gauche sur l’immigration
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    En Espagne, la possibilité d’un discours de gauche sur l’immigration
    Sandrine Morel
    « L’Espagne doit choisir entre être un pays ouvert et prospère ou un pays fermé et pauvre », a lancé Pedro Sanchez à la tribune du Congrès des députés le 9 octobre. Avant d’ajouter, solennel : « Nous, Espagnols, nous sommes les enfants de la migration, nous ne serons pas les parents de la xénophobie. » Dans une Europe en proie au repli identitaire, le président du gouvernement espagnol offre une vision du phénomène migratoire à contre-courant de celle qui s’est imposée chez ses voisins.
    Faisant fi des imaginaires de la peur utilisés par l’extrême droite, le dirigeant socialiste s’applique à dessiner un tableau positif de la migration, à la fois humaniste et pragmatique. « Je pense que les gouvernements européens se trompent quand ils abordent le débat sur la migration, parce qu’ils le centrent sur des aspects négatifs », a-t-il expliqué le 23 octobre.
    Face à « l’hiver démographique » d’une Europe qui risque de perdre 30 millions de personnes en âge de travailler dans les vingt prochaines années, ou le fait que 150 000 emplois sont actuellement vacants en Espagne faute de main-d’œuvre, il défend l’immigration comme l’une des principales solutions. Alors que la politique de l’Italienne Giorgia Meloni a de plus en plus d’adeptes, Pedro Sanchez s’en démarque clairement. « La création de centres [de rétention] dans des pays tiers ne résout rien et crée de nouveaux problèmes », a-t-il déclaré. Au discours sécuritaire, il répond par les statistiques. « Si nous analysons les données de manière rigoureuse, en prenant en compte l’âge et le niveau de revenus, le taux de délinquance des étrangers est le même que celui des Espagnols. Ni plus ni moins. Parce que la réalité, c’est que les étrangers ne sont ni meilleurs ni pire que nous », a-t-il résumé le 9 octobre.
    Ce jour-là, à l’occasion d’une session parlementaire consacrée à l’immigration, convoquée à la demande du Parti populaire (PP, droite) en raison de la crise migratoire dont souffrent les îles Canaries – 33 000 migrants y sont arrivés depuis le début de l’année (+ 40 % en un an) –, il a invoqué l’histoire et ressuscité des valeurs européennes que beaucoup semblent avoir oubliées. M. Sanchez a rappelé que l’histoire des Européens ne peut pas être dissociée de celle des migrations. Dans le cas de l’Espagne, près de 2 millions de personnes ont émigré entre 1948 et 1978, fuyant la misère et le franquisme, dont la moitié de manière illégale.
    Ses arguments ne sont pas nouveaux, mais ils sont peu utilisés en ce moment et politiquement courageux, puisque en septembre, l’immigration est devenue pour la première fois la principale préoccupation des Espagnols, devant l’économie et le logement, selon le Centre de recherche sociologique – l’équivalent de l’Insee.
    Alors que l’extrême droite parle d’« invasion » à propos des Africains accostant aux Canaries, il cite des faits : la migration irrégulière ne représente que 6 % du total des immigrés entrés en Espagne ces dix dernières années, dont 40 % sont latino-américains, 30 % européens et 20 % africains.
    Si, auparavant, bien des migrants ne restaient pas en Espagne et continuaient leur route vers le nord, c’est de moins en moins souvent le cas. Cette réalité est présentée comme une opportunité. De fait, malgré un solde démographique naturel négatif, l’Espagne est passée de 46,9 à 48,6 millions d’habitants (+ 3,6 %) entre 2019 et 2024. Dans le même temps, elle a gagné 1,4 million d’actifs qui contribuent à la croissance de l’économie, devenue l’un des moteurs de l’Europe (+ 2,7 % du PIB attendu cette année).
    Sans ces migrants, les principaux secteurs de l’économie espagnole ne pourraient pas fonctionner. L’agriculture, la construction, l’hôtellerie « couleraient, car ils y constituent de 25 % à 50 % des travailleurs », rappelle M. Sanchez. Loin de « nous mettre en danger », comme l’affirme l’extrême droite, ils représentent « la moitié des personnes qui travaillent dans les soins aux jeunes enfants ou aux personnes âgées, a-t-il ajouté. Les immigrés ont un taux d’activité de quatre points supérieur aux citoyens nationaux et apportent 10 % des revenus de la Sécurité sociale ».
    M. Sanchez n’est pas seul en Espagne à tenir un tel discours. L’Eglise espagnole reste un rempart contre la xénophobie. « Les personnes ont le droit fondamental de pouvoir chercher une vie meilleure. Les frontières ont été inventées par les hommes, pas par Dieu », a rappelé en mars l’évêque César Garcia Magan, secrétaire et porte-parole de la Conférence épiscopale espagnole, appelant les fidèles à « ne pas faire l’équation migrant égale délinquant, voleur ou violeur » car c’est « une injustice ». Le président de la Confédération des organisations d’entreprises, Antonio Garamendi, patron des patrons, soutient, quant à lui, la régularisation massive des travailleurs sans papiers et une « immigration légale et ordonnée » face au manque de main-d’œuvre.
    « D’un point de vue pratique, Pedro Sanchez ne fait pas grand-chose de différent de ce qu’ont fait ses prédécesseurs en Espagne : il externalise la gestion de ses frontières au Maroc, on lui a reproché de procéder à des refoulements à chaud et il plaide pour des contrats de travail signés dans les pays d’origine », rappelle le politiste Pablo Simon, professeur à l’université Carlos-III de Madrid.
    « Cependant, d’un point de vue rhétorique, analyse-t-il, il a décidé de faire de l’immigration un sujet de lutte idéologique face à l’extrême droite, en insistant sur ses bénéfices économiques et sur le respect des conventions internationales sur les droits humains. C’est un pari osé, alors que la gauche européenne ne sait pas comment affronter un thème qui lui a volé une partie de sa base électorale. » C’est aussi un pari nécessaire pour ne pas laisser l’extrême droite imposer un récit de la migration univoque, largement fantasmé.

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