Ils sont de retour, mais chut ! Pas un mot ! Les murs ont des oreilles. De grandes, de paraboliques oreilles, même, façon standard de la NSA : « Allô, j’écoute ! On peut vous renseigner ? » Ils sont là, partout et nulle part. Il faudrait être aveugle comme une taupe pour ne pas les voir. Ils occupent le terrain et les esprits, y mènent double jeu, double vie. Ils sont les officiers traitants de nos fantasmes, les honorables correspondants de nos paranos. Ils sont maîtres en faux-semblants comme en faux passeports. Invisibles et omniprésents, nageant en eaux troubles avec la palme du mérite, instillant le soupçon comme poison dans un parapluie bulgare. C’est un bien beau métier que celui d’agent secret.
Bas les masques ! Les revoilà donc, en chair et en ombre, les espions. Enfin, on veut dire les seuls, les vrais : les Russes. Garantis sur facture de la Loubianka. On les croyait sortis des radars et de l’Histoire, congelés dans le XXe siècle et le grand hiver soviétique. Ils n’étaient qu’agents dormants, prêts à s’extraire de leur sommeil, à se tirer de sous leur couverture. Ils ont repris du service sur ordre de l’un d’entre eux, Vladimir Poutine, passé de l’anonymat à la lumière, du commun au Kremlin. Puisque la célébrité sera toujours la paradoxale réussite de la profession.
Ah ! les Russes… Ils nous manquaient tellement qu’on en était à nous surveiller nous-mêmes, en notre maladie de l’espionnite. Comme l’a révélé Edward Snowden, les Etats-Unis fliquaient leurs honnêtes citoyens ou piégeaient des gouvernements amis, dans leur désœuvrement, par dépit d’avoir été lâchés par leurs meilleurs ennemis.
L’oreiller, cet informateur
Mais, heureusement, tout rentre dans l’ordre. Voilà les espions revenus du froid. Tels qu’on les avait quittés, antihéros cyniques des plus haletants romans de la guerre froide. Bon pied bon œil, les experts du FSB semblent les dignes héritiers du KGB. A lire la chronique américaine, ils auraient ourdi des coups tordus et favorisé l’élection de Donald Trump. Ils tiendraient même le futur président par la barbichette, pour ne pas dire par autre chose. Le voilà à son tour éclaboussé dans de glauques aventures sexuelles qui feraient rougir Mata Hari. Dans cette sordide histoire de touche-zizi, de touche-pipi, on touche surtout le fond, si ce n’est le double fond.
Cette affaire nous remémore les plus torrides heures de la guerre froide, quand « Espion, lève-toi » se lisait aussi « Espionne, couche-toi ! ». Elle confirme que l’oreiller reste un indépassable informateur, que la géopolitique peut se résumer au champ clos d’une chambre à coucher et qu’un rapport peut en nourrir un autre. On est allé voir ce qu’en pensait la sémillante et très espionnante Anna Chapman, qui usa de ses charmes pour extorquer des confidences top secrètes, avant d’être expulsée des Etats-Unis en 2010. Sur Instagram, la jeune et rousse Walkyrie prodigue un soutien inconditionnel à Poutine, mêlant de précieuses considérations internationales à de non moins valables photos d’elle. Elle défend Trump. On ne peut que désirer la suivre. Si tout cela n’était qu’un jeu…
Ce n’est pas le cas. En Crimée, au temps où flottait encore le drapeau ukrainien, on avait visité le palais de Livadia, élégante maison blanche où furent signés les accords de Yalta, en février 1945, qui condamnèrent une moitié d’Europe à vivre en dictature, derrière le rideau de fer. Un responsable de la sécurité, un Tatar volubile, nous avait fait parcourir en privilégié la face cachée du bâtiment, entrelacs de couloirs étroits, de minuscules locaux dissimulés derrière des portes dérobées. En 1945, les sbires de Staline espionnaient de ces coursives les délégations étrangères pour pouvoir influer sur les négociations.
Internet, nouveau lieu stratégique
Leurs modernes émules poursuivent la même technique sur Internet. Ils se tapissent dans les conduits de la Toile. Les faux plombiers de notre époque ont troqué le bleu de travail pour le déguisement de geek. Mais, comme au bon vieux temps, ils truffent de technologies la tuyauterie d’Internet, nouveau lieu stratégique où se décide l’avenir du monde. Et nul sanctuaire n’est sûr. A hackeur vaillant, rien d’impossible.
Finalement, c’est bien aux points sensibles, aux maillons faibles de nos démocraties que s’attaquent ces manipulateurs. Les cyberespions trameraient de sales coups en Europe, lors des prochaines élections françaises et allemandes. Marine Le Pen, François Fillon, Jean-Luc Mélenchon marcheraient pour eux, en rang, au pas, en cinquième colonne. On hésite à le croire. Prudence est mère de sûreté nationale. Mais on sent déjà comment les rumeurs, les suspicions savamment orchestrées vont bercer la campagne.
Tant en matière d’espionnage que de complot, seul compte ce qui est cru et non ce qui est. Il suffit pour s’en rendre compte d’arpenter le Musée des armées aux Invalides. Jusqu’à la fin du mois s’y tient l’exposition « Guerres secrètes », consacrée à l’intimité des agents secrets. On en est sorti retourné. Entre deux joujoux de barbouze, entre deux jamesbonderies, c’est bien une ambiance qui est décrite à travers les différentes salles, un art de jouer avec la crédulité d’autrui. Ce sont toujours les mêmes armes qui sont utilisées : le billard à trois bandes et le fusil à tirer dans les coins.
Dans Les espionnes racontent (Robert Laffont, 296 pages, 20 euros), notre consœur Chloé Aeberhardt est allée à la rencontre d’agents féminins dans plusieurs pays. Ce fut une poursuite, autant qu’une enquête. Il ressort de cette captivante lecture la sensation de se perdre dans un labyrinthe où le vrai et le faux, la réalité et la mythomanie, n’ont plus vraiment de signification. A Stella Rimington, ancienne directrice du MI5 britannique, la journaliste a demandé à quoi on reconnaissait naguère un vrai espion : « Il était sombre et déprimé », a répondu la spécialiste. A sonder nos sentiments devant la secrète comédie qui se joue actuellement en « une » de l’actualité, on se dit qu’on est mûr pour être recruté.