Revenant au texte de l’article où le test de Turing est décrit par son auteur, Lassègue attire l’attention sur des bizarreries inaperçues avant lui dans sa formulation, la vulgate du test ayant arasé les curiosités. Tel que Turing l’a conçu, son test – qui fixera à quel moment (historique) une machine pourra être dite « intelligente » au sens où un être humain est intelligent (par opposition à un animal « intelligent ») – est une variante du jeu suivant. Trois personnes sont réunies : un homme, une femme, et une troisième au sexe indifférent : le joueur. Il s’agit pour celui-ci de deviner qui de ses deux interlocuteurs est l’homme, qui la femme. La difficulté réside dans le fait que le joueur communique avec les deux comparses, cachés à sa perception immédiate, par le seul truchement de messages échangés par télétype ou, pour actualiser sans inconvénient la problématique, par le truchement d’e-mails. Le joueur gagne s’il devine l’identité sexuelle de ses interlocuteurs, il perd dans le cas contraire.
Lassègue fait à propos de ce jeu initial un certain nombre de remarques fort judicieuses. Il observe tout d’abord que sur le long terme (un certain nombre de parties), le joueur ne gagne véritablement que si son taux de succès diffère significativement de 50 % – taux de réussite qu’il obtiendrait en se contentant de « jouer à pile ou face » chacune des parties (pp. 153-154). Il note également – et cela constitue un élément crucial de sa lecture psychobiographique – qu’il semble aller de soi pour Turing que la stratégie prototype de l’homme consistera à mentir, alors que celle de la femme consistera à dire la vérité (p. 159).
J’ajouterai, car cela a un impact lorsque le jeu de la différence des sexes opère sa transformation en « test de l’intelligence artificielle », que la réussite du jeu dépend du talent combiné des trois acteurs. Le joueur peut en effet gagner du fait de sa propre habileté, mais aussi bien parce que l’homme se trahit (il ment mal), ou parce que la femme est maladroite (elle manque d’assurance alors qu’elle dit vrai).
Le test de Turing est en principe une variante du jeu de la différence des sexes, à ceci près que l’homme est remplacé par un ordinateur. Qu’est-ce à dire ? Turing est à ce point expéditif quant à son exemple (auquel, il faut le souligner, il n’accorde pas la signification critique que les philosophes lui reconnaîtront ensuite) qu’il ne précise pas lequel des deux jeux distincts, que sa nouvelle définition autorise, est celui qui constitue en réalité le test. Dans le premier, le joueur sait que, des deux comparses qu’il a en face de lui, l’un est une femme et le second un ordinateur (c’est l’interprétation « classique » du test de Turing : l’ordinateur fait la preuve de son intelligence [humaine] en n’étant pas déjoué plus souvent qu’aléatoirement ; la femme représente ici la race humaine tout entière). Dans le deuxième jeu, l’homme a été remplacé par un ordinateur à l’insu du joueur qui croit être en présence d’un homme et d’une femme (fait de chair et d’os), c’est-à-dire croit jouer au jeu de la différence des sexes.
La différence essentielle entre les deux jeux possibles selon la définition de Turing apparaît clairement lorsqu’on examine le cas de figure où le joueur perd. Dans la première définition du jeu, les comparses l’emportent – à défaut du manque de talent du joueur – soit parce que l’ordinateur a su cacher sa nature machinique, soit parce que la femme a su se faire passer de manière convaincante pour un ordinateur (je laisse à l’imagination du lecteur féru de La planète interdite, 2001 : l’Odyssée de l’espace, Blade Runner, etc., les moyens de réussir ce subterfuge). Dans la deuxième définition du jeu transposé en test, les comparses triomphent parce que le joueur a pris la femme pour un homme et l’ordinateur pour une femme.
Comme on s’en aperçoit aisément, simplement transposé comme le fait Turing, le nouveau jeu – sous ses deux avatars possibles – est dépourvu d’intérêt, sinon carrément stupide. C’est ce qui a conduit Lassègue à souligner les incohérences du supposé test de Turing et (plus particulièrement dans son article en anglais de 1996), à insister sur le fait que le test est irréalisable. Ce qui est effectivement le cas si, comme on vient de le voir, on prend à la lettre l’idée du test comme simple transposition du jeu. Il n’est pas impossible cependant, avec quelques corrections, de redéfinir celui-ci de manière à ce qu’il corresponde à un test de l’intelligence artificielle parfaitement réalisable. Pour ce faire, il convient tout d’abord de se trouver dans le second cas de figure : celui où le rôle de l’homme est tenu par une machine à l’insu du joueur (et idéalement, à l’insu également de la femme comparse). Il faut aussi déplacer la perspective d’interprétation : cette fois, le joueur du test n’est plus le joueur du jeu de la différence sexuelle ; le joueur authentique est l’ordinateur. En effet, que le joueur du jeu initial « perde » (prenne la femme pour un homme, et la machine pour une femme), ou qu’il « gagne » (reconnaisse la femme comme femme et prenne la machine pour un homme), c’est le véritable joueur du test, l’ordinateur, qui aura réussi l’épreuve. La seule victoire authentique du joueur contre la machine – celle qui signale que la machine a échoué au test en ayant été percée à jour – consiste à déjouer le stratagème en s’extrayant entièrement de l’environnement du jeu et en affirmant (avec indignation, et sur un plan « méta-ludique ») : « B est une femme, alors que A est une machine se faisant passer pour un être humain ! ».
Lassègue s’intéresse aux implications psychologiques, pour Turing, de sa supposition que la stratégie prototype de la femme consiste à dire la vérité, et celle de l’homme à mentir. Turing se verra traîner de manière infamante devant les tribunaux pour homosexualité, condamné à un traitement médical humiliant, et privé de la possibilité – comme il l’avait fait jusque-là – de travailler dans le cadre de projets liés à la défense nationale britannique (selon l’opinion – courante à l’époque – que les homosexuels sont des proies trop aisées pour le chantage) ; nulle surprise, donc, s’il considère qu’à l’instar des talents qu’il a dû déployer dans la période qui précéda son inculpation, l’essence de l’homme (par opposition à celle de la femme) réside dans sa capacité à dissimuler.