Vogue la galère (paru apparemment dans Le Monde, le 6 février 2015, reçu de la liste Migreurop)
Après les armes et les déchets toxiques, les « cargos poubelles » servent désormais à un commerce illicite des plus rentables en Méditerranée : le trafic de migrants fuyant vers l’Europe. Des réseaux très bien organisés
Un monde parallèle se cache derrière quinze noms de navires dont la liste circule, de bouche-à-oreille, dans les ports de l’Europe du Sud. Celui des courtiers, des intermédiaires, des trafiquants d’armes, des armateurs, des fréteurs, des marins aux aguets et prêts à tout. Des sociétés fantômes créées en quelques minutes entre Odessa (Ukraine) et Le Pirée. Des pavillons de complaisance de nations sans mer, en vente pour quelques centaines de milliers d’euros et capables d’assurer le contournement des contrôles en toute discrétion.
L’univers des trafiquants accompagne depuis toujours l’histoire de la Méditerranée, s’adonnant depuis quelque temps à un commerce illicite des plus rentables, le trafic d’êtres humains. Des milliers de migrants qui ont tout vendu pour un aller simple vers l’Europe du Nord. Coûte que coûte. Tassés dans les soutes que ces mêmes compagnies utilisaient, il y a quelques mois à peine, pour transporter les kalachnikovs qui ont alimenté les conflits à l’origine de leur fuite.
On les nomme les « poubelles de la mer ». Ces embarcations au bout du rouleau sont de vieilles coques rouillées tout juste bonnes pour les fonderies turques ou indiennes. Les ports entre la mer Noire et le sud de la Méditerranée en débordent. La plupart battent pavillon d’un pays qui s’est spécialisé dans l’immatriculation de ces rebuts flottants : la Moldavie, un pays sans côtes mais doté d’un registre maritime très actif. Quelque 300 000 euros suffisent pour y acquérir un pavillon d’Etat et le hisser en toute légalité sur les bateaux en fin de vie.
Le Blue-Sky-M, le cargo lancé vers les côtes des Pouilles, dans le sud de l’Italie, alors que tout le monde s’apprêtait à fêter le Nouvel An, était immatriculé en Moldavie. Avec environ 800 migrants à bord, il voguait à six noeuds en pilotage automatique. Seule l’intervention de la capitainerie de port italien - qui a fait appel à un hélicoptère pour descendre six sauveteurs sur le pont du navire - a empêché que le bateau ivre ne s’écrase sur les rochers qui forment le talon de la Péninsule. Le Blue-Sky-M avait 37 ans d’âge et 2 240 tonneaux de jauge. Il appartenait à un armateur roumain, Infomarket Srl, de Constanta, sur la mer Noire, et sa fin étaitdéjà annoncée sur la page Facebook d’un courtier en mars 2013 : « Son dernier voyage avant de partir à la casse. » Selon un syndicaliste du port de Constanta, interrogé par les médias roumains, le navire a été cédé, mi-décembre 2014, à des Syriens.
L’histoire du cargo Ezadeen, parvenu en Calabre peu après le Nouvel An, relie de manière directe le trafic de migrants aux réseaux internationaux de trafiquants d’armes qui ont mis ces dernières années le cap sur la Syrie. C’est un navire équipé pour le transport d’animaux qui bat pavillon de la Sierra Leone : quarante-sept années de service, géré par un armateur dont le siège se trouve à Tripoli, au Liban. Il appartient à l’armateur libanais de la société Uni-Marine Management, qui, en 2013, gérait le Nour-M. Cet autre cargo de 41 ans d’âge, qui faisait route vers la Libye, a été arrêté le 8 novembre 2013 par les autorités grecques avec un chargement de 20 000 kalachnikovs, des munitions et des explosifs. Son chargement provenait du port ukrainien d’Oktyabrsk, sur la mer Noire, connu dès l’époque soviétique pour être un centre logistique d’exportation des armes russes vers les zones de conflit. Cette ancienne base navale soviétique, toujours gardée par des patrouilles, s’est rendue mondialement célèbre en 1962 : c’est là que furent embarquées les ogives nucléaires destinées à Cuba.
Selon la société américaine d’analyse des conflits C4ads, le port d’Oktyabrsk serait la base d’un groupe d’entrepreneurs d’Odessa, dirigé par d’anciens politiques ukrainiens, étroitement liés au président russe Vladimir Poutine et très actifs ces trois dernières années dans l’exportation d’armes vers la Syrie et plus généralement vers le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.
Un monde souterrain
Le port d’attache principal de ces navires fantômes surchargés de migrants se trouve quant à lui dans la ville turque de Mersin, un port-clé de la Méditerranée relié aux lignes régulières du Liban. Selon l’UNHCR, l’Agence des Nations unies pour les réfugiés, cette ville accueille au moins 50 000 réfugiés syriens, une communauté d’exilés qui a rapidement grossi ces deux dernières années avec l’intensification de la guerre civile. Les Syriens y ont aujourd’hui leurs écoles - au moins une dizaine -, leurs centres de socialisation et des cours de langue et de culture turques sont dispensés à ceux qui décident de rester. Ils y trouvent aussi un réseau de très particulières « agences de voyages » vers l’Europe.
Selon un rapport des services secrets turcs, cité par le quotidien italien Corriere della Sera, 3 000 personnes « en contact avec l’Etat islamique » pourraient se cacher parmi eux. Après les attentats des 7, 8 et 9 janvier à Paris, les services de renseignement en Europe, et en particulier en Italie, ont placé ce trafic de migrants sous haute surveillance. Le ministre de l’intérieur italien et le chef de l’antiterrorisme se sont rendus en Turquie afin de discuter avec les autorités, entre autres du port de Mersin, point de départ des navires qui transportent des milliers de réfugiés syriens vers les rivages du sud de l’Italie.
Car c’est à Mersin et dans ses environs que s’organise la dernière tranche du voyage. Un monde souterrain dans lequel se meuvent des agents discrets, à la recherche de clients pour remplir les cargos des armateurs. « A Mersin, raconte Alaa, un jeune Syrien arrivé en Italie avec l’Ezadeen, on trouve des offres sur les réseaux sociaux, mais aussi en ville. » Près de la gare routière, les motels font office de lieux de rencontre pour les Syriens, où les courtiers installent leurs bureaux clandestins dans des chambres.
Ainsi va le monde des trafiquants. Il dispose d’un réseau qui opère en silence, fort d’une longue expérience dans le trafic d’armes, de déchets dangereux, de drogue, et grâce à des bateaux fantômes. Sous le gouvernement turc d’Erdogan, un aller simple pour l’Europe n’est pas si difficile à trouver. Il suffit d’avoir les bons contacts et la discrétion requise : « J’ai vu toujours le même homme durant les rendez-vous secrets à Mersin, explique Alaa, le seul du réseau que j’ai rencontré. Il changeait chaque jour de prénom et de numéro de téléphone. Il a pris contact avec nous lorsque le bateau était prêt. »
Au lieu fixé pour le rendez-vous, Alaa et les autres migrants montent dans une sorte de grand bus, sans sièges ni fenêtres, et blindé. Deux cents personnes, entassées à ne pas pouvoir respirer, font ainsi vingt minutes de route avant de parvenir dans un bourg près de la mer. Ils sont parqués dans un grand casino désaffecté, où ils restent cachés pendant quarante-huit heures, sans eau ni nourriture. Les passeurs viennent les chercher de nuit, deux par deux, pour marcher jusqu’à la mer, où trois bateaux les embarquent, jusqu’à l’Ezadeen, au large.
« 5 000 dollars pour partir »
Le jeune homme montre sur une tablette la route du bateau, enregistrée avec un GPS. Le départ a donc lieu à Erdemli, une petite ville près de Mersin, en Turquie. « Le cargo a fait route vers Chypre, Antalya, Rhodes, la Crète - où nous sommes restés bloqués pendant deux jours à cause d’une tempête - et ensuite vers un port du sud du Péloponnèse. Enfin, l’Italie. » Peu de temps avant d’arriver, entre la Grèce et l’Italie, les marins syriens au visage dissimulé qui composaient l’équipage ont quitté le navire pour monter dans un petit bateau, en direction de la Grèce. Un voyage sous les yeux des autorités, d’abord turques, puis grecques, soigneusement organisé : « Nous avons payé 5 000 dollars - 4 400 euros - pour partir. Je les ai donnés à un intermédiaire de confiance qui ne les a transférés au courtier que lorsque je suis arrivé en Italie. Si le voyage se passait bien je payais, sinon je ne payais pas. »
Un tel trafic, avec de grands navires commerciaux, entre Mersin et le sud de l’Italie, ne peut passer inaperçu. Selon Alaa, « les gouvernements savent tout : les Turcs savaient, les Grecs savaient, même les Italiens savaient. Ils nous ont tous vus. Mais ils nous ont laissés passer. Peut-être ont-ils eu pitié de nous ? »
La déferlante a commencé le 29 septembre 2014, avec l’arrivée au sud de l’Italie d’un bateau au nom prémonitoire, Storm (" tempête « ). Deux jours après, le Tiss, géré par une société ukrainienne d’Odessa, la Multimodal Global Logistics, jette lui aussi l’ancre. Ce même navire, avant de transporter sa cargaison humaine, avait été arrêté en 2013 à Istanbul, car l’équipage, ukrainien, n’avait pas été payé depuis plusieurs mois - comme l’atteste une note de son syndicat. Seule la menace d’une mise aux enchères du navire a contraint l’armateur à solder le compte. Quelques jours plus tard, c’est le cargo Vitom qui se présente devant les côtes italiennes, suivi par deux autres embarcations non identifiées.
Mais les navires d’autres provenances ne manquent pas non plus, comme le Haj-Zaher, de l’égyptien Tarabia MMKI, parti de Mersin début novembre et retrouvé près de Chypre. Ou encore le cargo turc Baris, arrivé le 25 novembre. En décembre, six autres bateaux accostent, parmi lesquels le Vitriol, appartenant à une société ukrainienne, et le Happy-Venture, sous pavillon maltais, géré par un armateur grec. Selon des Syriens qui ont eu affaire à lui, le réseau serait tenu par un richissime Turc ou Syrien.
Un réseau organisé de manière très semblable sillonnait déjà la mer dans les années 1980 avec d’autres navires en fin de vie, mais remplis cette fois de déchets toxiques à expédier au fond de la mer. Un capitaine de la garde côtière italienne, Natale De Grazia, essaya d’enquêter à leur propos. Il fut empoisonné le 13 décembre 1995, au cours de son ultime mission au port de La Spezia, dans le nord-ouest de l’Italie. Un drame qui » constitue un mystère irrésolu « de l’histoire italienne, selon le Parlement. De Grazia enquêtait sur au moins trente » poubelles de la mer « disparues ente la mer Ionienne et la mer Tyrrhénienne, remplies - d’après certaines sources - de déchets toxiques.
Il était sur les traces d’un groupe d’armateurs liés à Giorgio Comerio, un entrepreneur italien, qui, dans les années 1990, proposait de se débarrasser des déchets radioactifs en mer en les logeant dans des torpilles pénétrantes. En 2006, son nom réapparaît dans un rapport du Sisde, le service secret italien, déclassifié en mai 2014, en raison de son rôle majeur dans l’organisation criminelle internationale qui fournit des embarcations pour le trafic des migrants depuis l’Afrique du Nord. Comerio est aujourd’hui présent à Bizerte, en Tunisie, où, d’après le Sisde, » il est administrateur des CNT, Constructions navales tunisiennes « , et dispose » d’un chantier pour construire des bateaux et des embarcations gonflables à Zaribah, localité minière ".
Plus de vingt ans se sont écoulés depuis cette époque. Depuis lors, les trafiquants n’ont fait qu’étendre leur business. Armes, poisons et hommes. Les fantômes de la Méditerranée.
Andrea Palladino et Andrea Tornago