• La guerre du son dans l’industrie musicale : le dessous des cartes par Benjamin Sire 26 Juillet 2018 - le figaro
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    Depuis plus de trente ans, une impitoyable guerre mondiale se déroule à l’ombre des studios d’enregistrement et de radiodiffusion, la « Loudness war » ou guerre du volume. Elle aura fait de très nombreuses victimes innocentes qui pour certaines n’ont même pas conscience du préjudice qu’elles ont subi. Les principales d’entre-elles sont nos oreilles, la qualité et la profondeur sonore des productions musicales, et enfin, comme en plusieurs domaines de ce monde, la nuance. Heureusement, par la grâce de nouvelles normes imposées par les plateformes de streaming et différentes autorités, une salutaire marche arrière est en train de s’opérer qui tend à davantage honorer les oreilles mélomanes.


    Du gros son à la bouillie sonore sous l’effet de la concurrence
    Ce conflit souterrain est né au terme des années 1970 dans le monde ultraconcurrentiel des #radios et s’est particulièrement intensifié partout avec le développement incontinent des stations #FM. En résumé, à l’aide de compressions barbares et autres ruses d’ingé-sioux, les radios musicales n’ont eu de cesse de pousser le volume global de leur diffusion pour sonner « plus fort » que le voisin et ainsi mieux hameçonner l’auditeur. Hélas, subissant le diktat des radios, les musiciens et les studios d’enregistrement et de mastering (qui préparent et étalonnent le mixage avant pressage ou diffusion) ont suivi la mode et le volume des productions a augmenté de manière exponentielle au fur et à mesure que les années passaient. Seul problème, à l’heure du numérique, dont le seuil des 0db full scale ne peut être dépassé, cette augmentation du #volume s’est effectuée à base de limitation et de #compression ramenant les passages plus doux des titres au niveau des passages les plus forts, supprimant ainsi l’essentiel de la #dynamique et de la profondeur et élimant certains des instruments ressortant les plus forts dans le mix, comme les batteries.

    Quand l’artiste saborde lui-même son travail
    Mais revenons à nos moutons qui paissent tranquillement à l’ombre des studios. Quand, comme votre serviteur, on œuvre depuis plus de vingt ans dans les méandres du son, à la fois dans la composition, le #mixage et le #mastering, il est une phrase qui revient sans cesse dans le processus de finalisation d’un morceau : « je veux du gros son » . Cette injonction déplaisante aux oreilles reprend l’idée relativement absurde selon laquelle, plus c’est fort, mieux c’est. La « loudness war », dont la plupart des musiciens ignorent l’origine, est tellement ancrée dans les mœurs que les artistes en viennent souvent à préférer massacrer leur propre travail plutôt que de le voir souffrir d’une déficience d’un pauvre petit db au regard du travail de la concurrence. La peur de n’être pas adoubés par les radios ou de voir leurs amis auditeurs monter le volume d’écoute par rapport à une production standard précédemment écoutée conduit à toutes les compromissions. (Ce qui est d’autant plus risible que les #playlists des radios mainstream sont désormais totalement hermétiques aux productions échappant aux majors et autres très gros « indépendants » - qui sont eux-mêmes souvent filiales des majors - pour des raisons qui tiennent aux structures actuelles du marché de la musique). Cet holocauste sonore a pris d’autant plus d’ampleur que le développement du home studio et la propension des éditeurs de #plug-ins de mastering à offrir des outils de gonflement du son aussi médiocres dans les #algorithmes qu’ils emploient qu’efficaces dans des conditions d’écoute approximatives, ont semblé donner à tout un chacun les moyens d’écrabouiller ses maquettes pour les porter au niveau de loudness des plus grosses productions internationales. La qualité, l’équilibre fréquentiel et le relief en moins. Malgré les invitations alléchantes qui pullulent sur le web et vous proposent de vous transformer en ingénieur du son sur la base du visionnage de quatre ou cinq vidéos, la manipulation de la matière sonore est un métier très complexe qui nécessite une lourde formation et une grosse expérience pour qui veut espérer répondre à toutes les problématiques qu’elle pose. De la même manière que les offres de mastering en ligne, « en un clic », comme l’annoncent fièrement leurs promoteurs, se situent en lisière d’arnaque, le travail fourni ne respectant ni les mixages initiaux, ni les normes acceptables de loudness, quand elles ne produisent pas carrément des saturations numériques 1 .

    Mais voilà, outre que nombre de mélomanes, ingénieurs du son et musiciens parmi les plus avertis des perversions sonores nées de la « loudness war » ont manifesté leur mécontentement plus ou moins publiquement, la poursuite de celle-ci a fini par aboutir à des aberrations sonores telles que certains morceaux n’ont plus qu’une plage dynamique de 4 ou 5 db entre leurs parties les plus violentes et celles censées être les plus paisibles, quand ce n’est pas ces derniers moments qui donnent une plus grande perception de volume.

    Et Bob Katz déclencha la contre-révolution
    Le premier frémissement positif a eu lieu en 2013, quand le célèbre ingénieur du son américain #Bob_Katz, farouche opposant à la « loudness war » (oui, la guerre, c’est mal !) a collaboré à la réalisation de la norme sonore de iTunes. Celle-ci s’est située d’entrée autour de -16 LUFS (Loudness Unit relative to full scale), soit très en dessous des mastering standards de l’époque tournant autour de -9 à -6 LUFS. Par la suite toutes les plateformes de streaming se sont mises à adopter des normes proches de cette première tentative, même si l’ensemble d’entre-elles a légèrement relevé leurs standards entre -14 et -12 LUFS. Concrètement cela signifie que si un mastering privé de dynamique dépasse la norme prévue, il est automatiquement baissé par l’algorithme de conversion de la plateforme, se retrouvant à l’arrivée sonnant moins fort qu’un morceau masterisé de manière moins drastique mais respectant la dynamique du titre original. Ainsi, ce dernier type de morceau donnera une plus grande impression de volume sur les parties prévues pour être fortes et une moins grande sur les autres, tandis que le premier morceau ultra compressé sonnera entièrement moins fort, ruinant ainsi les efforts de l’ingénieur de mastering pour répondre à l’injonction « je veux du gros son » de son client.

    Cet effort des plateformes de streaming s’est par ailleurs doublé d’une prise de conscience des autorités de la plupart des pays ainsi que de l’Europe. Pour dire les choses honnêtement, la principale préoccupation des institutions en question a d’abord été de mettre en place un système permettant de limiter la puissance sonore des interprogrammes et #publicités à la télévision et au cinéma davantage que de participer à l’amélioration de la qualité de la production musicale. Ainsi, outre la nébuleuse norme suggestive européenne EBU R128 concernant la plupart des médias, mise en place en 2010 et révisée en 2014, les télévisions ont institué des normes pour limiter la puissance de ces programmes à -23 LUFS, tandis que le cinéma a fait passer la puissance sonore de ses inter-programmes de 85 LeqM (une autre mesure du loudness dans la boîte à outil du secteur) à 82 LeqM.

    Au final si la roue tourne désormais dans le bon sens grâce à la mise en place de nouveaux standards par les plateformes de streaming ou de vidéos musicales comme #YouTube, ce cercle vertueux entraîne une nouvelle complexité pour les professionnels en fonction de la définition du master. Jusqu’à présent, le produit ciblé par les ingénieurs du son était le #CD, pensé de manière à pouvoir répondre aux normes édictées par les radios. Désormais, ce sont a minima deux voire trois masterings spécifiques qui peuvent être considérés selon les hypothèses d’avenir d’un titre 2. Un premier master, ne revenant que très partiellement sur la « loudness war » peut-être proposé à la gravure CD, de manière à flatter davantage les oreilles des auditeurs par un léger gain de dynamique, sans obliger ceux-ci à jongler avec leur télécommande de volume en fonction des disques écoutés. Un deuxième master, se mouvant autour des -12 db LUFS (voir -11 sachant que #Soundcloud n’applique aucune réduction pour le moment) peut-être prévu pour les plateformes de streaming de manière à ne pas être raboté par leur exigeante conversion tout en répondant aux standards moyens de la plupart des plateformes, comme de YouTube. Enfin, un troisième master peut-être prévu pour les radios en mode « loudness war », en pronostiquant que ces dernières finiront par se rendre à la raison en épousant les mœurs du sémillant Bob Katz ou des très madrés #Daft_Punk qui, en réalisant leur album succès planétaire Random Access Memories avait anticipé le mouvement, ne faisant pas dépasser à leur sons le très symbolique -10 Lufs.