• Alexandre Benalla est un prolongement de la police par d’autres moyens, mais il est aussi l’incarnation du macronisme appliqué au maintien de l’ordre. Au milieu d’une institution policière raide, ankylosée, vaguement tenue aux protocoles, aux habitudes et aux règles de loi, Benalla est le manager pétaradant qui vient mouiller la chemise, fluidifier la structure, motiver le CRS. Son but et sa méthode c’est le pragmatisme et l’efficacité, il gère une manifestation comme d’autres des plans sociaux. Sa manière d’étrangler un manifestant à terre n’est pas gratuite, elle est fondamentalement libérale. Benalla n’est pas un excès mais la logique même du macronisme déployée dans la rue.

    • Non, faire de ces évènements une affaire d’état, ce serait reconnaitre son caractère exceptionnel. Or il n’y a ici rien d’exceptionnel, seulement l’ordre du monde et sa matraque. Et lorsqu’on tient la matraque, on ne se soucie guère du droit ou du juste. Même chose lorsqu’on dirige. Les gouvernants ne sont pas choqués, ils sont seulement dans l’embarras. Et cela dit tout. Il n’y a pas d’affaire d’état, seulement l’état

    • « L’affaire Benalla n’est pas une #affaire_d’Etat », Philippe Raynaud recueilli par Nicolas Truong, LE MONDE | 28.07.2018

      Parce qu’il n’y a pas eu intention de l’Etat de commettre un acte délictieux, il n’y a pas d’affaire d’Etat, explique dans une tribune au « Monde », le philosophe Philippe Raynaud qui estime que les partis d’opposition polémiquent avec d’autant plus d’acharnement qu’ils n’ont toujours pas digéré le résultat de l’élection présidentielle.

      Professeur de science politique à l’université Paris II-Panthéon-Assas [où il enseigne la philosophie politique], Philippe Raynaud a publié de nombreux ouvrages, dont L’Esprit de la Ve République (Perrin, 2017) et Emmanuel Macron : une révolution bien tempérée (Desclée de Brouwer, 200 pages, 17 euros). [Membre du comité de rédaction de la revue Commentaire et lauréat du prix Alexis de Tocqueville en 2014], il explique pourquoi l’affaire Benalla n’est pas, selon lui, une affaire d’Etat.

      L’affaire Benalla est-elle une affaire d’Etat ?

      Une affaire d’Etat est une affaire lors de laquelle les plus hautes autorités sont accusées d’avoir autorisé des actes considérés comme illégaux, en général au nom de la raison d’Etat, qui, elle-même, peut-être interprétée de façon plus au moins extensive. Dans l’affaire du Rainbow-Warrior, par exemple, le ministre de la défense, Charles Hernu, avait ordonné, avec l’autorisation de François Mitterrand, le coulage du navire de l’organisation écologiste Greenpeace par les services secrets français, le 10 juillet 1985. On peut aussi ajouter les écoutes téléphoniques ordonnées par François Mitterrand. Or, ce n’est pas du tout le cas avec l’affaire Benalla, lors de laquelle un chargé de mission a fait une faute regrettable, certes, mais aucunement commanditée par l’Elysée. Même s’il a été autorisé à assister à la manifestation du 1er-Mai avec les forces de l’ordre, aucun responsable de l’Etat ne lui a demandé de jouer à Rambo place de la Contrescarpe, à Paris. Il s’agit d’une crise politique qui devient une « affaire d’Etat » si l’on entend par là que le sommet de l’Etat est touché, mais elle n’est aucunement comparable avec le Watergate, comme le dit Jean-Luc Mélenchon, qui serait bien avisé d’être aussi soucieux des abus de pouvoir au Venezuela.

      Emmanuel Macron se présentait comme le héros du nouveau monde, et l’on découvre la perpétuation de vieilles pratiques bien connues de la Ve République…

      C’est certain. Le problème de la Ve République, c’est qu’elle confère un pouvoir considérable au chef de l’Etat qui n’a presque aucun compte à rendre. Sous la Ve République, un président peut déclarer qu’il est responsable, alors qu’il ne l’est pas juridiquement, puisqu’il est protégé par son immunité.

      Ce scandale aurait-il les mêmes conséquences politiques à l’étranger ?

      En Angleterre, par exemple, le ministre de l’intérieur aurait sans doute démissionné et serait retourné dans sa circonscription pour se faire réélire ou bien se faire battre. Alors qu’en France personne ne démissionne tant qu’il n’y a pas de pression pénale ou de mise en cause de la moralité. C’est la jurisprudence Balladur : les ministres ne démissionnent que lorsqu’ils sont mis en examen. En Grande-Bretagne, c’est le fait d’être politiquement responsable qui vous permet d’avoir du pouvoir. Et on peut démissionner plus facilement. La France est bien loin d’une telle pratique politique.

      Dans quelle mesure Emmanuel Macron a-t-il failli ?

      On peut toujours discuter de savoir si la sanction est suffisante et on peut estimer que la stratégie de communication d’Emmanuel Macron s’appuie trop sur la situation privilégiée du président, alors que c’est précisément celle-ci qui est en question aux yeux des Français. Je trouve qu’on n’a pas assez relevé la seule véritable nouveauté de cette séquence : le fait que le président Macron n’ait pas cédé à la facilité du fusible. C’est absolument inhabituel, voire inédit sous la Ve République, où l’on lâchait un conseiller ou un ministre à chaque coup dur.

      S’agit-il d’une affaire politique ?

      Je ne peux m’empêcher de penser que tout cela est arrivé alors qu’Emmanuel Macron avait une chance insolente. Tout lui souriait, et c’était sans doute insupportable pour beaucoup. A gauche comme à droite, les partis n’avaient pas digéré l’élection présidentielle. D’où la sainte-alliance de Jean-Luc Mélenchon avec Marine Le Pen, d’Olivier Faure avec Eric Ciotti pour atteindre le président. La partie la plus politisée de la droite considère qu’elle s’est fait voler l’élection en raison de l’affaire Fillon. Les « insoumis » se croyaient au second tour, rêvaient même d’imposer une cohabitation à Macron et se sont retrouvés loin derrière aux législatives, sans même pouvoir incarner le mouvement social, profondément divisé. Le PS a été laminé. Quant au Front national, il s’est ridiculisé pour longtemps dans le débat de l’entre-deux-tours.

      La réaction d’Emmanuel Macron à l’égard des médias est-elle justifiée ?

      Elle s’inscrit dans la cote #bonapartisme_soft de la présidence Macron. Le président est plus sensible à la gêne que représente la presse pour l’action qu’à sa contribution à la délibération politique. Cette attitude peut être rapprochée à son goût mesuré pour la délibération parlementaire. Comme dit Kant, « la colombe légère lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait se représenter qu’elle réussirait encore bien mieux dans l’espace vide d’air ». Et Emmanuel Macron peut faire penser, sur ce point, à #Napoléon_III, qui considérait que les journalistes étaient moins légitimes que les élus politiques. « Mais qui êtes-vous les journalistes ? Vous n’exprimez que des intérêts particuliers. Moi, je représente l’intérêt général, car j’ai été élu par le peuple ! Vous, vous ne représentez que vos lecteurs », disait-il. Ou encore : « Qu’est-ce qu’un journal ? Ce n’est que l’alliance d’un capital et d’un talent, alors que je suis l’expression autorisée de l’intérêt général et de la volonté générale. »

      Les journaux en général, et « Le Monde » en particulier, en font-ils trop ?

      La dramatisation médiatique est excessive, et le ton inimitable de componction, de sérieux et de moralisme du Monde donne à cette affaire un goût de moraline, comme dirait Nietzsche. D’ailleurs la convergence éditoriale momentanée avec la rédaction du Figaro est assez symptomatique de cette « convergence des luttes » contre un président élu par une extraordinaire combinaison de chance et de talent qui dérange tout le monde.

      Si l’affaire Benalla n’est pas une affaire d’Etat au sens strict, ne témoigne-t-elle pas d’une intolérance accrue envers les abus de pouvoir ?

      Il est indubitable que l’opinion ne supporte plus les passe-droits, les abus de pouvoir ou le fait du prince. Dans L’Ancien Régime et la Révolution, Alexis de Tocqueville montre bien que c’est lorsque les privilèges sont affaiblis qu’ils deviennent illégitimes. Les Français ne tolèrent plus la société de cour et les privilèges de l’exécutif, comme les bourgeois révolutionnaires de 1789 n’acceptaient plus de céder leur place à un noble qui passait avec son apparat sur un pont, même si la monarchie était déclinante.