#boukharine

  • "Dans la nuit du 15 ou du 14 mars 1938, une balle fracassait la nuque de celui qui avait rêvé en 1918 d’apporter à la pointe des baïonnettes de l’Armée Rouge, la révolution socialiste jusqu’aux bords du Rhin."

    Quand les lilas refleuriront

    Lutte de classe n°52 - 30 octobre 1962

    Si le mot d’ « Octobre » est à lui tout seul devenu un symbole révolutionnaire, le 45e anniversaire de la prise du pouvoir par les Soviets, qui souleva alors d’espoir les exploités et les opprimés du monde entier, va dans quelques jours, passer pratiquement inaperçu. C’est qu’il y a bien loin entre les espérances d’hier et l’image qu’offre l’URSS d’aujourd’hui ; aussi loin que de Saint-Pétersbourg à Budapest.

    Les hommes qui dirigèrent la révolution d’Octobre ont depuis longtemps disparu. Quelques-uns tombèrent pendant la guerre civile, mais c’est sous les coups de Staline et de sa clique que la plupart périrent, assassinés. Certaines des victimes des purges staliniennes ont été, depuis, plus ou moins « réhabilitées » par Krouchtchev, et le dernier en date, puisqu’il n’y a que quelques jours que la presse a publié la nouvelle, fut aussi l’une des plus marquantes figures du parti bolchevik.

    Nicolas Ivanovitch Boukharine n’a que 29 ans en 1917, mais, membre du Comité Central bolchevik, il est pourtant considéré depuis longtemps comme un des plus brillants théoriciens du Parti. C’est à lui par exemple que Lénine a demandé en 1912 d’aider Staline à rédiger sa « question nationale », car il possède ce qui manque totalement au Géorgien : une large culture politique, des connaissances générales encyclopédiques, une tête faite pour la théorie.

    C’est comme journaliste et publiciste que Boukharine servira la révolution. Il a déjà, pendant la guerre, dirigé à New-York le journal « Nowy Mir » auquel collaborera Trotsky pendant son séjour américain. Pendant toutes les années héroïques de la révolution, à partir de 1918, c’est lui qui assumera la direction de la « Pravda ».

    Pourtant, il n’a pas toujours été, beaucoup s’en faut, d’accord avec la politique menée par le Parti. Lorsque se pose la question de la paix avec l’Allemagne, Boukharine, partisan de la guerre révolutionnaire, se place à l’aile gauche du Parti. Il publie un journal de tendance, « Le Communiste », dans lequel il écrira même à un certain moment qu’il lui paraît difficile d’éviter la scission. Les faits résoudront la crise d’eux-mêmes. Dans le parti de Lénine, une divergence politique n’était pas considérée comme un crime, ni l’indépendance de pensée comme un défaut, et Lénine voit en celui que tout le monde considère comme son « héritier » l’un des jeunes dirigeants les plus capables du Parti. Trotsky rapporte qu’au plus fort de la révolution, Lénine lui confiait que c’est à Sverdlov et à Boukharine qu’il pensait pour prendre la direction du Parti s’ils venaient tous deux à disparaître.

    Dans son « testament » politique rédigé en décembre 1922, Lénine formule cette appréciation : « Boukharine n’est pas seulement le plus précieux et le plus fort théoricien du Parti, et aussi légitimement considéré comme le préféré de tout le Parti, mais ses conceptions théoriques ne peuvent être considérées comme vraiment marxistes qu’avec le plus grand doute car il y a en lui quelque chose de scolastique (il n’a jamais appris et je crains qu’il n’a jamais compris vraiment la dialectique) ».

    Ces défauts de Boukharine devaient se révéler pleinement après la mort de Lénine. L’année 1923 ne marque pas seulement la disparition de celui-ci de la scène politique ; c’est aussi « le tournant obscur » de la situation politique européenne. Boukharine qui, jusque là, était considéré comme un communiste « de gauche », qui avait été partisan de la tactique de « l’offensive révolutionnaire », de l’aventuriste « action de mars » en 1921 en Allemagne, va devenir le théoricien de la droite.

    Puisque la grande crise révolutionnaire de l’après-guerre est décidément terminée, Boukharine, qui attribue depuis longtemps au capitalisme de très grandes capacités de récupération, et la possibilité de résoudre certaines de ses contradictions en évoluant vers un « capitalisme d’État », ne va plus voir d’autre solution pour le maintien du pouvoir soviétique que dans l’appui de la paysannerie. Il formule alors le fameux « Koulaks, enrichissez-vous ! ».

    Lorsque Zinoviev et Kamenev passent à l’opposition de gauche, en 1925, il devient le théoricien de la fraction au pouvoir, et le dirigeant de l’Internationale Communiste. Ses conceptions politiques vont amener cet homme intelligent et cultivé, que même ses adversaires de l’opposition de gauche reconnaissent comme honnête, généreux et désintéressé, à devenir pendant quelques années le compagnon de fraction du brutal, déloyal et inculte Staline, qu’il appelait lui-même « Gengis Khan ».

    Ce mariage monstrueux se brisera en 1928, lorsque Staline, après avoir éliminé l’opposition de gauche, va frapper à droite et décréter la collectivisation forcée.

    Comme les capitulards de la tendance Zinoviev, les hommes de la droite, s’ils restent dans le Parti, ne sont plus que des ombres politiques réduites aux tâches subalternes. De capitulation en capitulation, d’autocritique en autocritique, ils chemineront tout doucement vers les procès de Moscou.

    Celui qui va condamner Boukharine, le dernier de la série s’ouvre en mars 1938. Instruits par le sort de Zinoviev et Kamenev, par celui de Pitakov, les accusés ne peuvent guère se faire d’illusions sur ce qui les attend. De toutes les victimes de ces monstrueuses machinations, Boukharine sera incontestablement le moins brisé. Il n’a que 50 ans et la prison n’a pas entamé ses moyens, ni physiques , ni intellectuels.

    L’édition de 1938 de « L’histoire du PC (b) de l’URSS » nous apprend la substance de l’acte d’accusation : « Ces rebuts du genre humain avaient, dès les premiers jours de la révolution socialiste d’Octobre, tramé avec les ennemis du peuple Trotsly, Zinoviev et Kamenev, un complot centre Lénine, contre le Parti, contre l’État soviétique. Tentatives provocatrices pour faire échouer la paix de Brest-Litovsk, au début de 1918 ; complot avec les S.R. « de gauche » en vue d’arrêter et d’assassiner Lénine, Staline, Sverdlov, au printemps de 1918 ; coup de feu scélérat tiré sur Lénine, qui est blessé, en été 1918 ; aggravation voulue des divergences au sein du Parti, en 1921, dans le but d’ébranler et de renverser du dedans la direction de Lénine, tentatives faites pour renverser la direction du Parti pendant la maladie de Lénine, et après sa mort, trahison des secrets d’État et livraison de renseignements aux services d’espionnage étrangers ; lâche assassinat de Kirov ; sabotages, actes de diversion, explosions ; lâche assassinat de Menjinsky, de Kouybichev , de Gorky ».

    Boukharine n’est pas un accusé docile ; s’il accepte d’ endosser une responsabilité politique, il nie toute participation personnelle ; s’il se charge, il le fait de manière que l’historien de demain puisse comprendre le pourquoi de ses dépositions, et il essaye, autant que faire se peut, de donner une analyse de l’évolution oui a amené à ces procès : « Nous avons subi, dit-il, une dégénérescence qui nous a amenés à une sorte de fascisme prétorien de paysans enrichis ». S’il s’accuse, c’est parce qu’il espère que ce procès servira à renforcer l’État soviétique. « Puisse ce procès servir à tous de grande et de terrible, leçon ! Puisse la force colossale de l’URSS s’imposer à tous ».

    C’est bien par un geste de fidélité au parti, pour que sa mort serve encore à quelque chose, que s’expliquent ses aveux, et il conclut ainsi sa déposition : « mon séjour en prison m’avait permis de prendre la mesure de mon passé tout entier. et quand je me suis demandé : si tu dois mourir, pour quel idéal mourras-tu ? devant mes yeux s’ouvrit alors un gouffre sans fond ». il ne lui restait plus qu’à « s’agenouiller quand même, désespérément, devant le parti et devant le pays ».

    Dans la nuit du 15 ou du 14 mars 1938, une balle fracassait la nuque de celui qui avait rêvé en 1918 d’apporter à la pointe des baïonnettes de l’Armée Rouge, la révolution socialiste jusqu’aux bords du Rhin.

    Krouchtchev, dont les mains ont trempé dans le sang de tous ces assassinats, peut bien aujourd’hui, pour se forger sa légende de redresseur de torts du stalinisme, réhabiliter quelques-unes des victimes que Staline avait assassinées pour se forger la sienne. Ce n’est jamais qu’une manière de plus d’utiliser l’assassinat de ces hommes pour consolider le pouvoir de la bureaucratie.

    Mais, quelles qu’aient été par la suite leurs fautes politiques et leurs responsabilités dans l’avènement de la bureaucratie, Boukharine et ses camarades appartiennent à jamais à l’histoire de la révolution socialiste.

    Krouchtchev n’a aucun pouvoir sur leur mémoire. Mais eux en ont et en auront sur Krouchtchev, car c’est en leur nom que la révolution balaiera la bureaucratie stalinienne et ses serviteurs parvenus, roublards et pas même reconnaissants.

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