« L’art peut participer à la guerre de position », Sandra Lucbert, BALLAST
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Son troisième livre, Personne ne sort les fusils, a raconté de l’intérieur le procès de France Télécom-Orange, qui s’est tenu durant l’année 2019. On se souvient : suite à la privatisation de la société de télécommunications et à son ouverture à la concurrence, les salariés, maltraités, harcelés et terrorisés par les nouvelles formes de management, se sont massivement suicidés — trente-cinq cas au cours des seules années 2008 et 2009. Le PDG, Didier Lombard, avait alors parlé d’« une mode ». Avec son nouvel ouvrage, Le Ministère des contes publics, l’écrivaine Sandra Lucbert ajoute une pierre à son entreprise de renversement littéraire du capitalisme : elle vise, cette fois, la sacralisation de la dette publique et l’impact du langage sur la perception du monde de la finance. Littérature et politique : une discussion affilée.
À la question que George Orwell se pose quant aux raisons qui le poussent à écrire, il répond qu’il aspire à « faire de l’écriture politique un art à part entière ». Vous ratifiez ?
Absolument. Avec cependant une précision : je ne considère pas du tout que la littérature ait essentiellement à être politique. Comme tout art, elle jouit d’une pleine autonomie dans le choix de ses objets ou de ses propos, et tous sont également éligibles. Ce que je crois en revanche, c’est qu’il y a des périodes particulières où persister à tourner le dos aux objets politiques quand on est auteur ou artiste est un problème. En certaines conjonctures, la hauteur des enjeux, des urgences et même des périls nous requiert. Je ne veux pas dire qu’il est inadmissible, pour une auteure ou une artiste, même dans ces conjonctures, de continuer à travailler sur des questions ou des objets non politiques, mais si tous les secteurs de l’art demeurent dans ce type de questionnement et dans ce type seulement, alors ils collaborent objectivement à ne rien tenter du tout pour enrayer les destructions en cours. Or je pense que nous vivons précisément une de ces époques où nous sommes requis. L’art ne peut plus se complaire dans la seule préoccupation de l’innovation formelle : il faut le _transitiver_1, en l’occurrence politiquement. Le sentiment d’urgence politique m’est venu hors de la littérature, mais c’est par elle et par ses exigences formelles que j’arrive à faire quelque chose de ce sentiment d’urgence.
« Hors de la littérature », c’est-à-dire où ?
La herse néolibérale, je l’ai sentie au travail (dans l’éducation nationale et l’hôpital public) comme beaucoup de gens — et, par la littérature, je cherche les moyens de (me) figurer ce qui nous tient, sans quoi je risque la dislocation. J’ajoute maintenant que « faire de l’écriture politique un art à part entière » commence par congédier l’opposition inepte entre art « à thèse » et art tout court. Si on peut dire d’un roman à sujet politique : roman à thèse, c’est simplement que le travail formel est insuffisant à métaboliser la matière analytique qu’il entend travailler. C’est que ce roman échoue à en faire de la littérature : produit un succédané d’essai, ou de tract, déguisé en roman. L’art politique véritablement art pose donc une double exigence : analytique et formelle. Exigence analytique d’abord, car, par définition, l’art requis, l’art politiquement transitivé, se donne pour but de dire quelque chose des objets du social-historique politique. Pour dire quelque chose d’un objet, il faut l’avoir pensé — contrairement à ce que soutiennent les hérauts de l’art du sensible-ineffable, de l’art qui ne réfléchit pas. Et quand il s’agit des objets du social-historique capitaliste, la barre analytique est placée très haut — il est certes moins fatiguant de s’abandonner à ses pentes associatives. Mais ça n’est pas tout : un art politique doit « parler » des objets, mais il doit en parler à sa manière : avec l’intransigeance de ses exigences propres. Travailler les objets politico-économiques, oui, mais dans la grammaire de l’art. C’est ici qu’il faut souligner les mérites de l’autonomie du champ — lorsqu’elle ne se dégrade pas en une forme de cécité politique. Car c’est l’indépendance relative des logiques de l’art qui est garante de l’exigence formelle dont je parle.
[...] S’éloignant de sa détestation originelle du règne bourgeois, le champ de l’art a glissé dans l’ignorance de ce qui l’environne et le détermine. C’est là un des effets du refermement autoréférentiel du champ : moins d’incitation à regarder au dehors. Pourtant il y a pire : car, malgré tout, oui, les artistes, bien forcés par les crises, ont fini par se saisir des objets du social-historique. Mais d’une manière où, cette fois, éclate l’ignorance de ce que le dehors fait au-dedans, des effets qu’entraîne pour le champ le fait d’être plongé dans un monde capitaliste qui détermine largement les conditions de la reproduction matérielle et symbolique dans le champ. De sorte que l’anticonformisme dont vous parlez, celui d’un champ qui confond désormais autonomie et méconnaissance du dehors, se retrouve de fait indexé sur la direction hégémonique. (...)
Un exemple-type, même : la manière dont la question pourtant éminemment politique du « Monde vivant » est traitée. Faire parler la nature pour la rendre sensible, c’est normalement une démarche dictée par la menace qui pèse sur elle. Mais d’où vient cette menace, sinon du capitalisme en ses structures, ses institutions et ses mécanismes ? Or les propositions artistiques sur le Monde vivant s’appliquent à faire surgir du vivant invisible mais jamais l’invisible des structures capitalistes — qui détruisent l’invisible du vivant. Une cécité effarante frappe nombre d’artistes-auteures quand ils ou elles s’aventurent dans un hors-champ qu’ils réduisent à la nature exclusivement — lors même que c’est le hors-champ social historique, capitaliste, qui massacre ce hors-champ naturel. Les bons sentiments ne suffisent pas, et il n’est pas exclu que cela demande un certain effort de sauver les vies invisibles. S’émerveiller de la vie des poulpes avec Vinciane Despret ou de l’ancêtre replié dans l’éponge avec laquelle Baptiste Morizot prend sa douche8 est sans doute un heureux réveil de nos sensibilités, mais c’est un peu léger contre le démantèlement pur et simple de l’ONF ou les creusements de nouveaux pipelines de Total. En l’absence d’une problématisation formelle minimale de ce que fait effectivement le capitalisme fossile, on finit par rendre à Total et ses amis un grand service : on fait circuler de bien belles émotions concernant les morses — pendant que les causes de leur extermination, jamais dégagées, continuent d’opérer.