#bouveresse

  • Bouveresse, Flaubert et la bêtise
    https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/06/02/bouveresse-flaubert-betise

    La question qui intéresse Bouveresse et plutôt celle de savoir comment la littérature pose la question socratique : « comment vivre ? », c’est-à-dire une question éthique. Et sa réponse est proche de celle d’Iris Murdoch : la connaissance littéraire ne peut en rien se rapprocher d’une connaissance théorique, elle est plutôt une forme de connaissance pratique. Mais cela peut s‘entendre en plusieurs sens, à commencer par celui que Bourdieu propose quand il parle d’habitus : la littérature nous fait saisir des schèmes pratiques, qui sont aussi sociaux, et les personnages de roman ont des dispositions à agir plutôt qu’ils ne représentent des idées ou des thèses. Cela peut s’entendre aussi au sens aristotélicien : la littérature – et particulièrement le roman – nous met en présence de conflits moraux, qui ne peuvent se résoudre que par le raisonnement pratique et l’art du jugement, comme l’a montré Martha Nussbaum au sujet de Henry James. Et cela peut aussi s’entendre au sens sur lequel Bouveresse insistait, où la question porte sur la connaissance de la vie tout entière.

    #Littérature #Bouveresse #ethique

  • Qui est Schmock ?

    Il est l’incarnation, dans ce qu’elle a de plus détestable, de la figure du journaliste-scribouillard, brillant, surperficiel, que Balzac qualifiait de « Rienologue ». Le personnage apparaît pour la première fois dans la pièce de Gustav Freytag, « Les journalistes » (1853). En allemand, ce nom propre devenu emblématique donnera des dérivés comme « Schmockerei », « verschmockt », etc. Tous termes que Karl Kraus (1874-1936) emploiera plus d’une fois dans sa revue satirique « Die Fackel » (Le Flambeau), qu’il publiera de 1899 à 1936. Dans Schmock, ou le triomphe du journalisme (Le Seuil, 2001), Jacques Bouveresse montre en quoi Kraus, magistral précurseur, a fourni la première critique des médias et des systèmes de communication modernes, toujours aussi pertinente.

    Le philosophe Jacques #Bouveresse, à la suite de l’écrivain Karl #Kraus, dénonce les travers des médias modernes

    Qu’est-ce qui a poussé Jacques Bouveresse, l’un des meilleurs philosophes français, professeur au Collège de France, à s’intéresser à la presse, sujet apparemment bien éloigné des préoccupations philosophiques ? C’est que l’influence des médias, aujourd’hui, paraît de plus en plus déterminante, dans ses effets, sur l’avenir de nos sociétés et le devenir de l’être humain.

    Dans Schmock, ou le triomphe du journalisme , Bouveresse prend le relais de l’écrivain autrichien Karl Kraus qui, entre 1899 et 1936 et en satiriste de génie, dans sa revue Le Flambeau, dénonçait déjà le phénomène. Bouveresse montre que cette première critique des médias et des systèmes de communication modernes n’a rien perdu de sa pertinence et de sa modernité.

    Jacques Bouveresse, qu’est-ce qui justifie votre intérêt de philosophe pour la presse ?

    C’est un domaine devenu aujourd’hui tellement important qu’il est difficile, surtout pour un philosophe, de ne pas s’y intéresser. Mon intérêt vient de ce que, face au triomphe sans partage du néolibéralisme et de la mondialisation, les critiques que formulait déjà Karl Kraus se confirment de plus en plus, il pressent les effets moralement et socialement destructeurs des systèmes de communication modernes sur l’être humain.

    Quels sont ses reproches ?

    Avant tout, que la presse est un instrument au service du marché universel. Un instrument qui apporte sa quote-part à l’application du principe « tout peut se vendre tout peut s’acheter ». A l’origine, aux alentours des années 1850, on pensait que la presse allait être au service de la liberté de pensée et de l’éducation du citoyen. On a très vite vu qu’elle faillissait à sa mission. Kraus rend la presse largement responsable de la boucherie de la guerre de 14-18, dont quasi l’ensemble de la presse a masqué les horreurs sous des envolées lyriques.

    Aujourd’hui, la presse servirait la logique économique plutôt que la recherche de la vérité ?

    Exactement. Bien entendu, les journalistes d’investigation s’en défendront et pousseront des hauts cris. Mais ils servent bien d’alibi à une presse qui, pour l’essentiel, est surtout devenue un rouage et un auxiliaire essentiels dans le système du marché universel. En fait, comme toutes les entreprises axées sur la recherche du profit, elle tend à faire croire au public qu’elle remplit un rôle beaucoup plus noble qu’elle ne le fait en réalité. Quand on lit un journal, on est constamment obligé de se demander si la vérité est la chose qui importe le plus aux journalistes...

    Allons donc ! Albert Londres disait que la tâche du journaliste était de porter la plume dans la plaie...

    Et Kraus n’aurait pu que souscrire à un tel appel. C’est ce à quoi il s’employait dans sa revue Le Flambeau. Kraus aurait certainement beaucoup d’admiration pour le journalisme d’investigation, à juste titre présenté comme la partie la plus respectable du métier, pour des raisons évidentes : la dénonciation de scandales politico-économiques, etc. Le problème, c’est qu’on se sert de cette portion congrue du journalisme comme d’un alibi pour cautionner d’autres comportements bien plus représentatifs des médias dans leur ensemble...
    Contrairement à ce qu’on a cru au départ, le journal n’a pas été inventé pour informer un lecteur curieux et désireux d’être éclairé sur la marche des événements, mais beaucoup plus pour créer un nouveau type de consommateur : le consommateur de nouvelles. La plus grande partie du travail des médias vise bien plus à séduire le lectorat, à vendre, à générer des profits qu’à dévoiler des vérités à la fois importantes et gênantes.

    Pour Kraus, le journalisme est vicié par nature ?

    Oui. La petite partie de la presse qui a conservé un sens élevé de ses devoirs et responsabilités constitue pour lui l’exception héroïque, pas la règle. Comme satiriste, il pense que la presse n’est pas amendable, on ne peut espérer la réformer. Il a des formules terribles, comme : la presse ne commet pas des excès, elle en est un !

    En quoi l’influence de la presse est-elle excessive ?

    Elle réduit le monde à n’être plus qu’un journal, estime Kraus.

    Il satirise : Dieu aurait créé le monde pour que les journalistes le transforment en journal !

    Oui, le journal comme but de la Création ! Il est clair qu’aujourd’hui, le monde semble avoir besoin du journal, des médias, tout simplement pour ÊTRE. Je suis d’ailleurs frappé de voir combien les gens, sans même s’en rendre compte, parlent de plus en plus comme dans les journaux qu’ils lisent...

    C’est que, selon Kraus, nous vivons désormais dans un univers plus journalistique que réel : c’est le journal qui nous fabrique notre monde chaque matin. Il nous met le monde en phrases, en tournures toutes faites, évacue l’imagination, anesthésie la sensibilité et les capacités de réaction, de sentiments humains. De cette façon, il nous rend paradoxalement plus supportables les guerres et les atrocités diverses - c’est ce que pensait Kraus, en tout cas.

    C’est tout de même un outil démocratique. Dans les pays totalitaires, la presse est bâillonnée...

    Oui, on ne peut pas imaginer une démocratie moderne sans liberté de la presse. En même temps, il faut se demander ce qu’on entend exactement par ce terme.

    Que voulez-vous dire ?

    Le « droit d’informer et d’être informé » n’a de sens que si l’on se pose dans le même mouvement la question de quoi ? et pour quoi ? A défaut, l’information a si peu de sens que l’on parlera d’atteinte à la liberté de la presse à propos de tout et n’importe quoi, on n’informera plus de ce que les gens ont réellement à savoir, mais de ce qu’ils ont envie de savoir, ce qui ne répond pas à la même exigence. Les sujets d’intérêts les plus méprisables, les plus dérisoires, les plus infantiles sont ainsi mis sur le même plan que les faits qu’il est indispensable de connaître.

     »Bref, une liberté d’informer et d’être informé, qui s’applique à tout et n’importe quoi, est-elle encore une liberté, ou une forme d’asservissement des esprits ?

    Ainsi, la presse nous aliénerait ?

    Kraus rêve parfois d’une journée sans presse, comme nous aspirons à une journée sans voitures... Sommes-nous intoxiqués ?

     »Finalement, dans ce que les médias proposent aujourd’hui au public, c’est toujours la demande perçue, anticipée ou créée de toutes pièces, et non le besoin réel, qui décide. De plus en plus, les médias parviennent ainsi à créer des sujets à partir de quasi rien : dès lors qu’ils réussissent à créer un rassemblement d’opinion autour de l’impression qu’il est en train de se passer quelque chose, la partie est gagnée. Des dossiers journalistiques entiers sont bâtis sur ce principe...

    C’est ici qu’interviennent les questions de déontologie

    Oui. Mais le fait que la presse parle tant de déontologie et d’éthique n’est-il pas justement le signe qu’il y a là un problème ? Jamais vous n’entendez un boucher ou un agriculteur avoir ce mot aussi souvent à la bouche.

     »Et puis, n’y a-t-il pas autant d’éthiques journalistiques qu’il y a de rédactions ? Ce qui paraît tout à fait normal à l’une ne passe pas dans l’autre... Souvent, comme le dit Kraus en pastichant les journalistes, elles semblent obéir à ce seul principe : « Nous racontons la chose ou nous ne la racontons pas, pourvu que ça rapporte. » Ou encore : « Qu’ils méprisent, pourvu qu’ils lisent ! » Chaque rédaction, même celles de la presse de caniveau, a sa déontologie. Mais, après tout, c’est aussi le cas des bandes de brigands...

    Les journalistes se pensent capables de faire régner une certaine éthique dans leur propre milieu

    Mais, en l’absence de sanctions réelles, qu’est-ce que cela signifie réellement ? La presse a développé une capacité exceptionnelle dans l’art de diluer la responsabilité, de la rendre insaisissable et anonyme. Elle est même devenue si puissante qu’elle peut désormais se permettre de n’accepter, en fait de critiques, que celles qu’elle consent à formuler elle-même à son propre propos...

    On le sait : le public a peu confiance dans la presse. Son sens critique fait contrepoids...

    Oui, mais comme le disait Kraus, un journal qui augmente le nombre de ses contempteurs ne verra pas pour autant diminuer le nombre de ses abonnés...

    Kraus va jusqu’à condamner les journalistes qui ont du style ! Pour lui, le propre du bon journalisme, c’est le style le plus plat

    En effet, parce qu’à se frotter lui-même à des journaux dont les collaborateurs savaient écrire, il voyait de quoi il retournait : bien souvent, le style consiste à dissimuler l’essentiel sous des effets brillants et à faire passer à la place ce qu’on souhaite soi-même faire passer... Aujourd’hui, dans les médias, le style, les capacités de mise en scène, les angles choisis ne servent souvent qu’à faire exister des sujets inexistants, qui ne tiennent que grâce au talent du journaliste. Voire, plus gravement, à travestir la réalité.

    Kraus préférait donc les comptes rendus secs, la « steppe de nouvelles », comme il disait. Des articles ne reposant pas sur les artifices de la séduction.

    Aujourd’hui, tous ces maux décrits par Kraus s’accentueraient ?

    Je le crois. Songez que dans un magazine comme L’Express, les cahiers publicitaires occupent désormais une telle place qu’il faut chercher les pages rédactionnelles. Le Monde a son supplément « Argent ». Le libéralisme a remporté une victoire par forfait : il n’a plus d’adversaire, et on ne sait plus trop que reprocher à un système voulu aujourd’hui par tout le monde, ni à une presse qui en est l’expression.

    Donc, de plus en plus, on se résout à ce que la presse ne soit qu’un agent économique comme les autres, soumis aux mêmes impératifs primordiaux. Travaille-t-elle avant tout, comme elle cherche à nous en persuader, pour le bien public ? Il est permis d’en douter. Kraus ne serait pas surpris de constater cette victoire de la marchandise, dont le règne universel signifie bien l’avènement d’une société post-humaine...

    Propos recueillis par Jean-François Duval

  • Chomsky et Bouveresse, adepte du Grand Partage. Il faut absolument leur répondre….
    Dialogue sur la science et la politique. NOAM CHOMSKY, dialogue avec Jacques BOUVERESSE
    http://agone.org/revueagone/agone44/enligne/6/index.html

    Noam Chomsky : On ne peut pas sérieusement penser que la vérité objective n’existe pas. Savoir jusqu’à quel point on peut l’approcher est une autre question. On sait depuis le XVIIème siècle que l’enquête empirique comporte toujours un élément de doute. On peut en principe démontrer ou réfuter le dernier théorème de Fermat, mais dans le monde empirique, le monde de la physique, de la chimie, de l’histoire et ainsi de suite, on a beau faire de son mieux, on a beau essayer de faire de son mieux pour approcher la vérité, on ne peut pas démontrer que les résultats trouvés sont corrects. C’est une évidence depuis l’effondrement du fondationnalisme cartésien. On a donc compris dans les sciences, dans la philosophie, etc., que nous devons procéder avec ce que Hume appelle un « scepticisme mitigé ». Scepticisme au sens où nous savons que nous ne pouvons pas établir des résultats définitivement, mais mitigé au sens où nous savons que nous pouvons progresser.
    Mais cela n’a pas de rapport direct avec la liberté  ; celle-ci est une question de valeur : nous choisissons de l’accepter ou de la rejeter. Voulons-nous adopter la croyance selon laquelle les êtres humains ont le droit de déterminer leur destin et leurs propres affaires  ? ou voulons-nous adopter celle selon laquelle de plus hautes autorités les guident et les contrôlent  ? La science ne répond pas à cette question, c’est une affaire de choix. Peut-être la science sera-t-elle capable un jour de confirmer ce que nous espérons être vrai, à savoir qu’un instinct de liberté fait partie de la nature humaine – cela pourrait bien être vrai, et je pense que ça l’est  ; mais il n’y a aucun domaine où les sciences soient suffisamment développées pour être en mesure d’établir un tel résultat. Peut-être en seront-elles capables un jour.
    Ainsi, dans nos vies quotidiennes – qu’elles soient des vies politiques, militantes, que nous restions passifs ou dans quelque direction que nous choisissions d’agir –, nous faisons des suppositions que nous tenons pour vraies, mais nous ne pouvons pas les établir fermement  ; et nous les utilisons en essayant de leur donner des bases plus solides au fur et à mesure que nous avançons. C’est essentiellement la même chose qui se passe dans les sciences, mais lorsqu’on réduit la sphère de l’enquête à des domaines très spécifiques, on peut évidemment aller plus loin dans l’établissement des conclusions qui nous intéressent.

    [...]

    Daniel Mermet : Pensez-vous que la science a besoin d’être défendue, comme le suggère Jacques Bouveresse  ?
    Noam Chomsky : La question est tellement absurde que je n’arrive même pas à l’envisager. Pourquoi la tentative de découvrir la vérité sur le monde aurait-elle besoin d’être défendue  ? Si quelqu’un ne se sent absolument pas concerné, il peut tenir les propos suivants : « Je me moque de ce qui arrive dans le monde, je me moque de ce qui arrive aux gens, je me moque de savoir si la lune est faite en fromage vert, je me moque de savoir si les gens souffrent et sont tués. Je m’en moque éperdument, je veux juste aller boire un verre et me sentir bien. » Mais celui qui rejette cette position – celui qui dit : « Moi, ça m’intéresse de savoir si la lune est faite en fromage vert, ça m’intéresse de savoir si les gens souffrent, ça m’intéresse de savoir si on peut faire quelque chose pour les aider » – celui-là n’a rien à défendre. Et, pour avancer dans cette voie, il va évidemment chercher à comprendre les faits, à comprendre le monde. Cette position n’a pas besoin d’être défendue.

    [...]

    Jacques Bouveresse : [...] Dans mon exposé au colloque, j’ai fait référence au livre de Bernard Williams, Vérité et véracité, où il décrit le comportement d’une catégorie de gens qu’il appelle « les négateurs [deniers] » : ceux qui nient l’intérêt de notions comme celle de vérité, qui contestent ouvertement la valeur de la vérité. Ce sont des gens, dit-il, qui ne peuvent manifestement pas penser véritablement ce qu’ils disent puisque, par exemple, quand ils disent : « les propositions des sciences ne sont jamais rien d’autre que des conventions sociales, des constructions sociales plus ou moins arbitraires qui pourraient être différentes si la société était différente », ils oublient simplement qu’ils parient quotidiennement leurs vies sur une croyance en la vérité – la vérité objective – de certaines lois de la nature, comme celle de la chute des corps, ou toutes les lois scientifiques qui permettent de faire voler des avions, rouler des trains, etc.
    Aucun d’entre nous ne met sérieusement en doute de telles vérités. Ce sont, pour tout le monde, des choses aussi vraies qu’une chose peut jamais être vraie. Le genre de discours que tiennent, sur ce point, les négateurs soulève une énorme difficulté : il laisse ceux qui ont envie de protester complètement désarmés  ; on ne peut même pas savoir, encore une fois, si les gens qui s’expriment de cette façon pensent réellement ce qu’ils disent  ; cela rend la situation encore plus inquiétante et inconfortable.

    #Chomsky #Bouveresse #épistémologie #réalité #pragmatisme #relativisme #Russel #James #Bourdieu