En Israël, la menace montante du boycott des universités
Par Samuel Forey (Jérusalem, correspondance)
Des établissements d’enseignement supérieur occidentaux commencent à suspendre leurs relations avec leurs homologues de l’Etat hébreu, au motif qu’ils contribuent au système d’occupation et de colonisation de la Palestine.
Le 17 mai, en réaction aux massacres de civils en cours dans la bande de Gaza, le conseil d’administration de la Conférence des recteurs et rectrices des universités espagnoles s’est engagé, dans un communiqué, à « réviser et, le cas échéant, à suspendre les accords de collaboration avec les universités et centres de recherche israéliens qui n’ont pas exprimé un engagement ferme en faveur de la paix et du respect du droit international humanitaire ». L’organe espagnol rassemble cinquante universités publiques et vingt-six privées.
A Jérusalem, Tamir Sheafer, recteur de l’Université hébraïque, s’inquiète : « Les menaces de boycott étaient latentes depuis le 7 octobre 2023. Mais, depuis deux semaines, c’est un tsunami. Par des lettres ou des informations que nous recevons, je ne compte plus les relations académiques qui sont suspendues, voire rompues. »
Le coup est rude pour le secteur universitaire israélien, considéré comme l’un des joyaux de l’Etat hébreu. Les établissements d’enseignement supérieur du pays sont classés parmi les meilleurs au monde, tant pour les sciences dures que pour les sciences humaines et sociales. Ils contribuent à faire d’Israël l’une des économies les plus dynamiques de la planète.
Fragilisation de programmes
Les universités israéliennes pourraient peut-être se passer de coopérations avec leurs homologues espagnoles, en raison des liens étroits qu’elles entretiennent avec les institutions américaines, britanniques ou encore allemandes. Mais l’Espagne et Israël sont intégrés aux programmes de recherche et d’innovation européens les plus importants, comme Horizon 2020 et Horizon Europe. L’Etat hébreu participe à ces plates-formes depuis 1996, et a reçu 360 millions d’euros de plus que sa contribution pour Horizon 2020, sur la période 2014-2020. Il a rejoint le nouveau programme, Horizon Europe, qui devrait distribuer quelque 95 milliards d’euros sous forme de bourses de 2021 à 2027.
Or, l’université de Grenade a annoncé suspendre ses relations avec ses homologues israéliennes, le 17 mai, aussi bien en bilatéral qu’au sein de ces programmes européens. L’université de Barcelone a pour sa part appelé à empêcher les établissements israéliens à participer à ces projets. D’autres institutions européennes ont elle aussi déclaré vouloir cesser leurs collaborations avec Israël, comme en Norvège. Si le monde académique européen, dans sa grande majorité, n’a pas annoncé de boycott, ces initiatives, même isolées, risquent de fragiliser ces programmes, ainsi que l’espace européen de la recherche, une sorte de marché commun scientifique à l’échelle du continent.
Le forum des présidents d’université d’Israël a réagi, le 21 mai, dans une déclaration au ton ferme et inquiet. Il note l’engagement de ces établissements dans la lutte contre le projet de réforme judiciaire, engagé par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou, et rappelle que selon l’Academic Freedom Index, le niveau de liberté académique israélien est considéré comme l’un des plus élevés au monde.
Des recherches pour l’industrie militaire
Reste que les universités d’Israël sont accusées de contribuer à l’occupation et à la colonisation de la Palestine. Maya Wind, anthropologue israélienne à l’université canadienne British Columbia, qui a écrit un ouvrage de référence sur la participation académique au « projet colonial israélien », Towers of Ivory and Steel (« Tours d’ivoire et d’acier », Verso Books, 288 pages, 23 euros, non traduit), a écrit dans le média d’extrême gauche américain Jacobin que « Rafael et Israeli Aerospace Industries, deux des plus grands producteurs d’armes israéliens, se sont développés à partir de l’infrastructure mise en place par l’Institut Weizmann et le Technion ». Ce dernier, le plus ancien établissement d’enseignement supérieur d’Israël, est considéré comme l’un des plus performants au monde en ce qui concerne la recherche sur l’intelligence artificielle, notamment utilisée par l’armée pour produire des banques de cibles en masse.
« Bien sûr, toutes sortes d’idées sont développées dans les universités, et certaines sont utilisées par l’armée. Mais la science, c’est la science. On ne fait pas de politique. Nous tenons de façon très claire et très forte à notre liberté académique. Un boycott nuirait à Israël, mais nuirait aussi à la science globale et aux valeurs que nous partageons. Mettre de la pression sur les universités ne va pas mettre de la pression sur le monde politique », affirme Arie Zaban, président de l’université Bar-Ilan, considérée comme plutôt conservatrice, et directeur du forum des présidents d’université d’Israël.
Le professeur Arie Zaban, président du forum des présidents d’université d’Israël et président de l’université Bar-Ilan, sur le campus de l’établissement, à Tel-Aviv, le 20 mai 2024. VIRGINIE NGUYEN HOANG/HUMA POUR « LE MONDE »
En Europe, la British Society for Middle Eastern Studies (BriSMES), l’une des plus importantes associations académiques d’études du Moyen-Orient, a adopté, en 2019, une résolution pour soutenir l’appel au boycott des institutions universitaires israéliennes.
Le juriste israélien Neve Gordon, vice-président du BriSMES, qui enseigne le droit international à l’université Queen-Mary de Londres, justifie l’initiative : « Des disciplines enseignées dans les universités, comme l’arabe et le farsi, sont par exemple utilisées pour le renseignement. Dans l’archéologie, des chercheurs se concentrent sur la recherche de traces de l’Israël biblique, ignorant des siècles de présence musulmane. Des juristes justifient le bombardement des bâtiments palestiniens, appartements, hôpitaux, écoles, universités. Il existe tout un appareil qui joue un rôle majeur dans le soutien à la colonisation, tandis que les sciences dures mènent des recherches pour l’industrie militaire. »
« Des bastions de valeurs démocratiques »
Ces arguments ont le don d’irriter Tamir Shaefer. « Boycotter l’académie est une erreur et un acte injuste, dit-il. Les universités sont indépendantes du gouvernement. Nous sommes des îlots de bon sens, des bastions de valeurs démocratiques. Parmi les 24 000 étudiants de l’Université hébraïque, il y a 16 % d’étudiants arabes, dont la moitié vient de Jérusalem-Est. On a des programmes préparatoires gratuits pour eux. Palestiniens et Juifs peuvent interagir sur ce campus. Ils vivent ensemble dans les dortoirs. Et même alors que la guerre faisait rage dehors, le campus était calme. »
Neve Gordon tient à rappeler que le boycott universitaire est un outil au service d’une cause, pas une fin en soi : « Il faut l’utiliser pour qu’Israël change ses politiques abusives vis-à-vis des Palestiniens. Une fois que cela aura pris fin, le boycott prendra également fin. »
Suspendre les relations universitaires avec Israël est une idée ancienne. Elle remonte au lancement de la campagne palestinienne pour le boycott académique et culturel, en 2004. Elle a ouvert la voie à la campagne Boycott, désinvestissement, sanctions, l’année suivante.
Aux Etats-Unis, la question a émergé dans la foulée de la guerre entre Israël et le Hamas, à l’été 2014. « C’est un point de rupture, dans le monde académique américain, même si le processus est graduel », explique Matthieu Rey, directeur des études contemporaines à l’Institut français du Proche-Orient. « Cette année-là, la Middle East Studies Association, qui regroupe 3 500 membres, vote une résolution contre le fait de s’en prendre à des universitaires qui soutiennent le boycott académique. Et, en 2022, elle approuve l’appel au boycott contre Israël. Avec les manifestations actuelles sur les campus aux Etats-Unis, c’est la première fois que la Palestine intègre l’histoire américaine, analyse-t-il. Plusieurs scénarios de boycott se posent aujourd’hui, entre ceux qui militent pour rompre avec les institutions et d’autres uniquement avec les individus. En Afrique du Sud, les militants anti-apartheid dans les grandes universités libérales appelaient à un boycott intégral. »
Aux Etats-Unis, l’université d’Etat de Sonoma, en Californie, est la première – et la seule à ce stade – à avoir adopté ce type de sanction contre Israël. Le président de Sonoma a été aussitôt mis en congé par le conseil d’administration.
« Des lieux de production critique »
Le politiste israélien Denis Charbit, enseignant à l’Open University d’Israël, regrette l’absence de débat : « Entre le pour et le contre, on devrait admettre une position intermédiaire : le cas par cas. Que des projets de recherche franco-israéliens ayant des applications technologiques directes sur l’armement soient remis en cause, je peux le comprendre. Mais pourquoi décréter un boycott général d’institutions universitaires qui sont des lieux de production critique sur Israël ou le sionisme ? Personne ne conteste l’impact des nouveaux historiens sur la prise de conscience de la Nakba [« catastrophe » en arabe, en référence à l’exode forcé de 700 000 Palestiniens lors de la création d’Israël, en 1948]. Le boycott sélectif est audible du côté israélien, et ça donnerait l’occasion de débats sur les liens entre les sciences pures et les sciences appliquées… »
Des étudiants en uniforme de l’armée israélienne sortant de cours et se dirigeant vers le jardin botanique du campus de l’Université hébraïque de Jérusalem, le 21 mai 2024. VIRGINIE NGUYEN HOANG/HUMA POUR « LE MONDE »
Si le système universitaire israélien a pu participer à la construction idéologique du sionisme, il a pu aussi contribuer à le déconstruire, en formant des chercheurs parmi les plus en pointe sur les études postcoloniales. C’est à l’Université hébraïque que Yotam Rotfeld, étudiant en droit, a commencé à voir les Palestiniens autrement : « Regardez notre vie : à 18 ans, on fait l’armée. J’étais sniper chez les parachutistes. J’ai fait des choses terribles. Puis on voyage. Puis, on étudie, enfin. J’avais besoin de comprendre. Et l’université me donne ces outils de compréhension. Le boycott est un outil légitime. Mais, pour moi, il devrait être évité parce qu’il n’apporte pas les résultats attendus, c’est-à-dire la fin de l’occupation et de l’apartheid. »
L’Université hébraïque, perchée sur un éperon rocheux dominant Jérusalem, le mont Scopus, semble loin de ces réflexions. Sur ce campus à l’américaine, à la fois vaste et sécurisant, ponctué d’espaces verts, les portraits des otages détenus par le Hamas sont partout. Des proches du personnel et des étudiants ont été tués dans l’attaque du 7 octobre 2023, puis à Gaza dans la guerre qui s’ensuit depuis.
Pris en étau
L’université a été prise dans une violente polémique concernant l’une de ses professeures, de renommée mondiale, Nadera Shalhoub-Kevorkian. Palestinienne de citoyenneté israélienne, originaire d’Haïfa, cette juriste féministe axe ses recherches sur le trauma, les crimes d’Etat et les études des génocides, et passait pour un modèle de réussite en Israël. Dès les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas, elle a signé une pétition qui dénonçait un « génocide israélien soutenu par l’Occident à Gaza » et argué qu’Israël utilisait « les corps des femmes comme armes politiques ».
Les sanctions infligées à la chercheuse, durement attaquée par sa hiérarchie, puis arrêtée par la police, ont abîmé la réputation de l’université, connue pour défendre jalousement sa liberté académique.
Tamir Sheafer se défend : « [Mme Shalhoub-Kevorkian] n’a été suspendue que trois jours. Elle a clarifié sa position et a été réintégrée. Puis elle a été arrêtée par la police parce qu’on vit sous un gouvernement d’extrême droite ! » Mais le mal est fait. « Si l’université n’avait pas causé un tel esclandre, l’attention de la police n’aurait pas été attirée. Avec de tels agissements, nous ne devrions pas être surpris d’être boycottés », commente un membre de l’université requérant l’anonymat.
Le monde académique israélien est lui aussi pris en étau entre les pressions internationales et le gouvernement ultranationaliste de Benyamin Nétanyahou, qui laisse les opinions les plus radicales s’exprimer. Quand, le 22 mai, 1 400 universitaires israéliens ont appelé, dans une pétition, à cesser la guerre et à assurer le retour des otages, le syndicat national des étudiants israéliens a immédiatement riposté. Il a proposé une loi qui obligerait les universités à licencier tous les universitaires s’exprimant contre « l’existence d’Israël en tant qu’Etat juif et démocratique », y compris les professeurs titulaires. Les établissements qui ne s’y conformeraient pas perdraient leur financement public. Le projet recueillerait la majorité des voix à la Knesset. Il n’a pas encore été déposé.