• Activité pas seulement productive et besoin sans manque (Bruno Astarian)

    http://www.hicsalta-communisation.com/accueil/chapitre-9-quels-sont-les-enjeux#9.2.3.1

    Avec Astarian, on est à l’opposé du programme prolétarien d’affirmation du travail contre la classe capitaliste bourgeoise et la propriété privée permettant d’aller vers le communisme, comme par exemple aujourd’hui avec le Réseau salariat. Pour Astarian et les autres communisateurs, ce programme est obsolète à partir des années 1970 : il n’est plus possible de passer des luttes quotidiennes (revendicatives) du travail contre le capital à des luttes révolutionnaires pour le communisme. Une des explications à cela est la déqualification des prolétaires conjointement à la complexification croissante des moyens de production.

    Je passe sur ces points. Ce qui m’intéresse ici est de constater que les travaux d’Astarian sur la théorie de la valeur aboutissent à des formulations de qu’est le communisme conduisant à remettre en cause, non pas simplement la marchandise, l’échange, la valeur et l’argent, mais également les catégories de production et de besoin que l’on pourrait facilement considérer comme "naturelles" (selon la vision que dans un monde communiste il faudrait toujours produire pour répondre à des besoins).

    Dans son livre L’abolition de la valeur , dans les chapitres précédents et dans la perspective de prendre ses distances avec la critique de la valeur (Postone, Jappe etc) et la notion de "travail abstrait", Astarian a cherché à caractériser le travail producteur de marchandises en aboutissant à deux critères : la recherche de productivité et la normalisation. Une société communiste est donc pour lui une société où ce travail n’a plus lieu, et d’où émergent à la place l’ activité pas seulement productive (APSP) et le besoin sans manque (BSM).

    L’activité pas seulement productive :

    Si on envisage une activité productive qui ne recherche pas la productivité, la première chose qui ressort est un bouleversement complet du rapport au temps. Certes, le temps ne cesse pas d’exister parce qu’on arrête de le compter. Mais son passage inexorable cesse de contraindre l’acte productif dès lors qu’il n’est plus le critère de son évaluation. La société marchande admet ou refuse la participation à la société de telle marchandise, et donc de tel ou tel producteur, en évaluant le temps qu’il a fallu pour la produire et en le comparant à d’autres productions de même type. La contrainte qui en résulte pour le producteur est alors de toujours produire dans le minimum de temps. Le non-respect de cette contrainte l’exclut de la société des producteurs en excluant sa marchandise du marché. La négation de la productivité remplace cette appréciation quantitative temporelle de la légitimité d’une activité productive et de son produit par une évaluation qualitative. Ici, les mots nous font défaut pour définir la nature du rapport que les hommes auront à leur production dans une société sans valeur. « Appréciation » renvoie à « prix », « évaluation » à « valeur ». Ce sont des mots de la société marchande, de la quantité. Ils ne peuvent pas convenir entièrement pour désigner, dans le communisme, la satisfaction qualitative qu’une activité productive engendre, ou non, pour ceux qui y participent et pour ceux qui en utilisent les résultats. Une des raisons pour cela est que l’activité que nous considérons n’est pas seulement productive.

    (...)

    Dans les sociétés de classes, la production des conditions matérielles de la vie et la jouissance de cette vie sont donc des activités séparées par une contradiction. Une société qui serait débarrassée de cette contradiction serait aussi débarrassée de la valeur. Et dès lors que la production par unité de temps n’est plus le critère de la justification sociale d’une production, les « producteurs » ont le temps. En fait, on ne peut plus les définir comme producteurs. A l’opposé du travail, la production qui a le temps peut jouir immédiatement de sa propre activité. Elle peut être rapport à soi. Certes, l’effort lui-même, la fatigue, ne sont pas exclus. Mais pour une activité productive libérée de la contrainte du temps, ce sont des dimensions qui font partie de la jouissance du corps et de l’esprit dès lors qu’on peut s’arrêter, discuter, faire autre chose, modifier, s’adapter aux possibilités ou aux demandes des participants, etc. Autrement dit, cette production n’est pas seulement productive. Il n’existe pas de mot pour cela, et il faut donc proposer un néologisme. Appelons activité-pas-seulement-productive (APSP) cette activité totalisante où les hommes ne renoncent pas à jouir de leurs rapports sous prétexte qu’ils produisent des objets.

    Dans l’activité-pas-seulement-productive, tout est à tout moment à discuter, à remettre en cause, à ajuster aux rapports que les individus concernés développent. A ne considérer que la part productive proprement dite de l’activité-pas-seulement-productive, on peut envisager deux points de vue. Prise du point de vue « production », l’APSP résulte d’une interaction autour du qui participe, du comment la production s’organise, du quand l’activité se met en place. Prise du point de vue des besoins à satisfaire, l’APSP doit décider le quoi (qu’est-ce qu’on produit) et le pour qui. C’est ici qu’intervient la négation de la normalisation.

    Le besoin sans manque

    Rappelons que la normalisation des produits et du travail est une conséquence de la séparation où se trouve le producteur privé et indépendant par rapport aux besoins que sa production doit couvrir. Le dépassement de la normalisation oblige à définir ce que pourrait être l’abolition de séparations qui nous paraissent aujourd’hui complètement normales. Pour ce qui nous concerne ici, la séparation se situe entre le besoin et l’objet qui le satisfait et, a fortiori, l’activité qui produit cet objet. C’est cette séparation qui fait que la marchandise doit se présenter comme valeur d’utilité, normalisée de telle sorte qu’elle couvre un large éventail de besoins particuliers et, en même temps, occulte précisément la particularité dans laquelle les besoins de chacun se manifestent nécessairement. Si, selon notre hypothèse, on pose la propriété positivement abolie, la certitude de trouver satisfaction définit le besoin comme besoin-sans-manque (BSM). Ce besoin tranquille a la possibilité de faire valoir sa particularité, non pas comme caprice individuel (je veux des fraises tout de suite) mais comme discussion, interaction, définition d’un projet qui, dès lors, n’est pas seulement consommation. Il s’agit ainsi de redéfinir la notion de besoin.

    Face à la pression du réalisme, il convient d’interroger les catégories que nous utilisons. Dans le cas présent, il faut envisager sous un jour non économique la question des ressources et des besoins. Et, ici, discuter de la notion même de besoin. Dans le communisme, doit-on continuer à poser les besoins comme une « demande », une variable quasi-naturelle face à laquelle l’activité productive répond comme une « offre » soumise à la nécessité ? La réponse est non. On peut bien sûr partir d’une évidence apparemment naturelle et dire que 6 milliards d’individus ont besoin de 2000 calories par jour et que cela impose une production de x blé + y viande + z lait… Car, dit le bon sens, le communisme ne supprimera pas plus la faim que la pesanteur. La faim nous rappelle à tout moment que nous appartenons à la nature et qu’aucune révolution ne peut abolir les lois de la nature. Certes. Mais, dans sa manifestation actuelle, la faim telle que nous la connaissons nous rappelle aussi que nous sommes séparés par la propriété non seulement de l’objet de sa satisfaction mais aussi de l’activité qui produit cet objet. La faim nous rappelle en même temps que nous appartenons à la nature et que nous en sommes séparés par la propriété. Notre faim, en ce sens, n’est pas que naturelle. Nous ne connaissons la faim, phénomène naturel s’il en fût, que pervertie par la propriété et l’exploitation, que comme souffrance, comme peur du manque, comme soumission au règne de la propriété sur l’objet qui rassasie. Dès lors, qui nous dit que la sensation de faim telle que nous la connaissons est purement naturelle, n’est pas déterminée socialement ? Même le rythme de ses manifestations n’est-il pas dicté par celui de l’exploitation, de la journée de travail ? Inversement, dès lors qu’elle serait tranquille et sûre d’être rassasiée, pourquoi la faim ne serait pas aussi jouissance, comme le désir dans les préalables de l’amour, lesquels participent activement et positivement à la satisfaction du besoin exprimé par le désir ? Le besoin de base (2000 calories) reste le même mais, besoin-sans-manque, il devient partie prenante de l’activité-pas-seulement-productive (la gastronomie ?) qui en même temps le manifeste et le satisfait.

    Le besoin-sans-manque s’invite ainsi dans l’activité-pas-seulement-productive pour s’y manifester comme partie prenante et assurer que l’activité productive reste particulière aux individus qui y sont engagés, et non pas générale et abstraite pour répondre à une demande séparée. Ceci est totalement anti-productif, au sens où beaucoup de temps sera « perdu » pour formuler le besoin dans sa particularité, tant en fonction de la nature de l’objet à produire que des possibilités dont on dispose pour ce faire. De façon générale, le besoin n’est plus envie individuelle. Mais si le besoin-sans-manque participe à l’APSP, ce n’est pas parce que les individus concernés auront intégré dans leur conscience individuelle la nécessité d’extraire du charbon pour couvrir les besoins d’autres productions. C’est parce que l’extraction de charbon se fera de telle sorte que les rapports entre les « mineurs » seront satisfaisants en eux-mêmes et pour eux-mêmes. Il n’y aura aucun sacrifice à produire des biens non consommables immédiatement, des biens pour d’autres. Cela s’applique bien sûr aussi aux biens consommables immédiatement. Les réalistes disent : « il y aura toujours du sale boulot, il faudra bien qu’on le fasse ». Je crois qu’il faut le dire clairement : il n’y aura plus de sale boulot. Les tâches actuellement sales, dégradantes, ennuyeuses, etc. seront soit abandonnées soit transformées. Sinon, on tombe dans les tours de rôle, avec leurs gestionnaires et leur passe-droit – ou alors on envisage que les hommes et femmes communistes sont des militants.

    Il n’y aura donc aucun temps « perdu ». L’interaction constante entre APSP et BSM se concrétise comme activité et jouissance sociale des individus. Parce qu’il n’est pas déterminé par le manque comme impérieux, urgent, le besoin se manifeste concrètement et activement dans l’APSP, qui lui en laisse tout le loisir puisqu’elle n’est pas seulement productive. L’activité prime sur son résultat productif au sens où le besoin fondamental est celui d’exister socialement, de profiter de la société des autres. Le besoin (momentané) de solitude ne contredit pas cela. Marx dit que le travail sera le premier besoin, parce que c’est pour lui l’activité subjective fondamentale (générique) de l’homme. Il faut élargir cette proposition, et dire que l’activité sociale, c’est-à-dire la jouissance d’être libre et conscient, naturel et social, actif et passif, sera le premier besoin. La notion de besoin-sans-manque veut exprimer la possibilité d’un besoin existant comme interaction entre les individus, comme projet conscient.

    La négation de la normalisation suppose donc de ne plus concevoir les besoins naturels (2000 calories) comme une variable exogène. Les besoins ne sont pas une contrainte naturelle qui nous imposerait un certain réalisme. Ils nous apparaissent comme tels dans la société de classes, où en fait ils ne sont pas si naturels puisque c’est le travail et la propriété qui engendrent la séparation du besoin et de son objet, et posent le besoin comme manque. Si l’on pose le travail et la propriété positivement dépassés, il faut aussi envisager un besoin sans manque, qui fait partie, en fin de compte, de la définition de l’activité-pas-seulement-productive.

    Le livre contient un épilogue non publié sur le site, titré "Théorie de la valeur et théorie communiste". Je le mettrai ultérieurement.

    #Astarian #communisation #communisme #post-capitalisme #besoin #production

  • La #valeur et son abolition. Entretien avec #Bruno_Astarian

    Dans quelques semaines, les éditions Entremonde publieront un nouveau livre de Bruno Astarian, L’abolition de la valeur1, occasion pour une brève discussion avec l’auteur. Loin d’être une affaire de marxologues ou de spécialistes, la question de la valeur a des enjeux directs, pour la compréhension de la #société_capitaliste comme pour celle d’une révolution communiste 2.

    https://ddt21.noblogs.org/?page_id=1698
    #livre #capitalisme

  • La valeur et son abolition. Entretien avec Bruno Astarian
    https://ddt21.noblogs.org/?page_id=1698

    Le principal point qui ne manquera pas de choquer, c’est que je récuse la notion de travail abstrait, notion à mon avis métaphysique, mais qui a sa raison d’être dans la problématique marxienne et marxiste. Quand Marx dit que toutes les marchandises sont comparables entre elles parce qu’elles contiennent la même substance, résultat d’une activité, d’une dépense de force humaine sans qualité, il appelle parfois cette dépense « travail abstrait », dont il fait aussitôt une substance qui logerait dans la marchandise. Il veut dire en fait travail en général (quand on a fait abstraction de toutes ses qualités particulières de plombier, de ferronnier, etc.). Marx lui-même n’emploie presque pas, et de façon hésitante, le terme « abstrait » : parfois il l’utilise, parfois non. Ce n’est pas très important pour lui. C’est après, seulement, que des théoriciens ont monté ce concept en épingle et rempli des bibliothèques entières pour savoir ce qu’est le travail abstrait. Selon cette conception, le travail en général se cristallise dans la marchandise et devient du travail abstrait : dans la société marchande, l’activité productive inclut le travail abstrait, autrement dit produit de la valeur. Parler de travail abstrait, c’est dire qu’il y a une dépense générale de force humaine. Laquelle exactement ? Les auteurs divergent, mais la ligne générale, c’est que le travail abstrait résulterait d’une dépense de force humaine. Pour moi, c’est une conception physiologique de la création de valeur.

    #théorie #communisme #communisation #livres #édition