• Dès le printemps, la guerre sur un paddle : Crise sanitaire : un rapport pointe de sévères dysfonctionnements au sommet de l’Etat | Mediapart
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    Commandé par le gouvernement, un rapport confidentiel pointe les dysfonctionnements au plus haut sommet de l’État dans la gestion de la crise sanitaire. Mediapart en publie de larges extraits, alors que les leçons ne semblent pas avoir été tirées de ce bilan.

    Fruit de dizaines d’entretiens avec les ministres et hauts fonctionnaires impliqués dans la gestion de la crise, ce document de 67 pages, « confidentiel » à « diffusion restreinte », souligne les dysfonctionnements institutionnels dans la gestion de la première vague de l’épidémie du Covid-19, au printemps dernier.

    La mission – conduite à la demande de l’ex-premier ministre Édouard Philippe par le général Lizurey, ancien directeur général de la Gendarmerie nationale, avec l’appui d’Amélie Puccinelli, inspectrice de l’administration – a relevé que l’action de l’État ne reposait que sur quelques personnes, bien en peine pour animer une vraie stratégie interministérielle, ainsi que pour répercuter leurs décisions sur le terrain et faire appel à des compétences précises (comme pour l’achat de masques, par exemple).

    Autant de problèmes qui ne semblent pas résolus à l’heure d’affronter la seconde vague : le rapport estime en effet qu’un autre « aspect crucial pour permettre une organisation efficace de la gestion de crise en cas de rebond réside dans la conservation de l’expertise acquise lors de la première vague épidémique » . Or, en juin 2020, le général Lizurey écrit : « Des renforts ont d’ores et déjà été démobilisés sans que ne soit prévue ni organisée la possibilité d’un retour en cas de deuxième vague. »

    Les conclusions du rapport ont été révélées par Le Canard enchaîné ce mercredi 28 octobre. Mediapart en publie ici de larges extraits. Invité à réagir sur son contenu, et au fait que les recommandations n’ont visiblement pas été suivies d’effet, le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal a déclaré, ce mercredi, qu’il n’avait « pas vu » l’article du Canard enchaîné et s’est engagé à « apporter une réponse dans les plus brefs délais ».

    Sollicité par Mediapart, Matignon n’avait pas encore répondu à nos questions au moment de la publication de cet article. Au sein du gouvernement, le document semble n’avoir guère circulé, puisqu’un conseiller qui aurait dû en être destinataire a été informé de son contenu par voie de presse. Ce qui ne rassure pas quant au manque d’information au sein des ministères – un des griefs justement formulés par la mission d’enquête.

    Dans son rapport, le général Lizurey rappelle que « la gestion de la crise a reposé sur un nombre réduit de responsables nationaux » dont « l’engagement a été marqué par une exceptionnelle intensité » pendant plusieurs mois.

    Ce mode d’organisation a posé plusieurs problèmes. À commencer par la capacité de ces hauts fonctionnaires et membres de cabinets à tenir dans le temps et « à garder du recul sur une gestion dans laquelle ils ont été totalement engagés dans la durée ».

    Ce mode d’organisation, reposant sur peu de personnes, a aussi contribué à installer un véritable bazar institutionnel à la tête du pays. « Certains acteurs ont pu exercer indistinctement plusieurs niveaux de responsabilité, mélangeant notamment rôle stratégique et conduite opérationnelle » , note ainsi le rapport, en estimant que cette situation « soulève le risque que la conduite ait parfois pris le pas sur la stratégie pour les acteurs en charge de cette dernière, et que le niveau responsable de la conduite se soit trouvé en partie déresponsabilisé ».

    Dans les faits, la gestion de crise a donné lieu à de « très nombreuses réunions, souvent longues et ne traitant pas toujours des sujets du bon niveau » , relève le général Lizurey. Ce dernier souligne à titre d’exemple la « mobilisation permanente du directeur de cabinet du premier ministre » , qui a lui seul « a présidé 34 réunions de synthèse de la cellule interministérielle de crise (CIC) en deux mois et demi, entre mi-mars et mi-juin, certaines ayant duré jusqu’à 3 heures » .

    La confusion des rôles a aussi imprégné certaines instances stratégiques, comme le conseil de défense et de sécurité nationale (CDSN) que réunit Emmanuel Macron toutes les semaines et qui occupe une place déterminante dans le dispositif actuel (lire ici). Le conseil a parfois « privilégié l’information au détriment de son rôle de décision stratégique ».

    La forte centralisation des décisions a aussi « laissé une plus faible place aux initiatives locales, dans un contexte où l’épidémie connaissait pourtant une forte hétérogénéité territoriale » et a « pu également allonger les circuits de circulation de l’information » , déplore aussi le général Lizurey.
    En théorie, la stratégie gouvernementale face au Covid-19 aurait dû prendre racine dans la cellule interministérielle de crise (CIC). Mais la cellule n’a en réalité jamais endossé la responsabilité de coordonner l’action de tous les ministères.

    Plusieurs éléments expliquent ce dysfonctionnement. « Du fait de sa localisation à Beauvau et de son armature principalement par des hauts fonctionnaires du ministère de l’intérieur », la CIC a dans un premier temps été perçue « par beaucoup d’agents d’autres ministères comme une cellule majoritairement intérieure » , indique le général Lizurey. Ce dernier est bien placé pour identifier le problème, puisqu’il était à Beauvau jusqu’en 2019.

    Ce sentiment d’une cellule rattachée à un seul ministère a été, selon le général, « amplifié par l’existence » d’autres cellules qui ont continué à fonctionner « dans leurs domaines de compétences » en parallèle de la CIC. C’est notamment le cas du centre de crise santé (CSS) au ministère des solidarités et de la santé, ou celui du ministère de l’économie et des finances. Conséquence : les autres ministères n’ont pas participé à la CIC ou n’ont envoyé en réunion que des profils « junior » sans réel pouvoir décisionnel. À titre d’exemple : le ministère de la santé, pourtant au cœur de la crise, était en dehors de la cellule interministérielle jusqu’au 20 mai 2020, indique le rapport.

    À ce moment-là, la coordination entre les deux ministères (intérieur et santé), pas optimale, a souffert de plusieurs insuffisances au sein des deux cellules : des organigrammes globaux trop complexes, un circuit de validation interne des documents pas toujours formalisés, une absence de fiches de poste, etc. 


    Des risques de contamination au sein de la cellule de crise

    Cette situation a inévitablement « créé des doublons, des incompréhensions et des conflits de compétence » entre les ministères. Un problème accru par « la faiblesse des moyens techniques de visioconférence du ministère de l’intérieur », selon le rapport. « Faute de bande passante ou de ponts suffisants, plusieurs préfets ont vu leur visioconférence annulée et ont dû se reporter vers des outils de visioconférence civils ou d’audioconférence », y append-on par exemple.


    Extrait du rapport confidentiel. © Document Mediapart

    En raison de « circuits de partage de l’information et de décision flous », « plusieurs membres » du cabinet du premier ministre, la CIC, le CCS puis la mission de déconfinement menée par Jean Castex (avant qu’il devienne premier ministre en juillet), ont « parfois déploré une information insuffisante » , relève le rapport. Des membres de ces structures ont par exemple « découvert des textes législatifs ou réglementaires trop tardivement pour pouvoir y intégrer leur expertise et le résultat des travaux produits ».

    Extrait du rapport confidentiel. © Document Mediapart

    L’incapacité du ministère de l’intérieur à adapter son fonctionnement à la crise a aussi accru les risques de contamination au sein même de la cellule interministérielle de crise. Ainsi que l’avait révélé Mediapart (lire ici), « plusieurs personnes travaillant au sein de la CIC ou de cabinets ministériels ont été arrêtées car elles avaient développé des symptômes d’une infection au coronavirus entre mars et mai 2020 » , rappelle le rapport Lizurey, en pointant clairement des risques de contamination au sein même du ministère.

    « Les salles de gestion de crise utilisées à Beauvau se sont révélées peu adaptées : situées en majorité en sous-sol, elles ne peuvent être aérées avec de l’air extérieur et leur exiguïté rend difficile le maintien d’une distance d’un mètre entre les agents. Le transfert des cellules situation et anticipation de la CIC à la salle des fêtes de Beauvau (située au rez-de-chaussée et dotée de fenêtres) a amélioré la situation, sans la rendre optimale compte-tenu des dimensions de la salle, petite au regard des effectifs engagés. »

    Le ministère de l’intérieur ne disposait pas non plus, dans un premier temps, d’équipements en Plexiglas pour isoler les postes de travail les uns des autres : ils ont « finalement pu être installés le 27 mars » , soit deux semaines après l’annonce du confinement, note le rapport. De plus, « si du gel hydroalcoolique et des masques étaient à la disposition des équipes, le respect des gestes barrières n’a été qu’imparfait et s’est révélé difficile à maintenir dans la durée – par manque d’habitude et pour des questions pratiques et de confort » , écrit le général Lizurey.

    Au-delà de la coordination interministérielle défaillante, la mission de contrôle établit que « nombre d’acteurs publics et privés n’ont pas été associés à la définition de la stratégie globale de gestion de crise », quand bien même ils auraient joué un rôle déterminant sur le terrain. Ainsi, « les grands groupes gérant des Ehpad ont par exemple reçu des informations tardives et ont été peu associés aux décisions prises, alors que leurs fédérations et syndicats auraient pu constituer un relais », explique le rapport.

    D’autres acteurs privés ont souligné la difficulté à identifier les décisionnaires et les voies d’accès et d’échange avec ces responsables, rendant difficile la remontée de problèmes en dehors de contacts personnels informels. Ce fut notamment le cas sur les importations de masques. Dans ce cas précis, le cloisonnement est d’autant plus préjudiciable que « la manœuvre logistique a été complexifiée par la difficulté à mobiliser des ressources humaines qualifiées », relève le rapport. Tandis que le CCS, au ministère de la santé, a « éprouvé des difficultés à faire appel à des acheteurs qualifiés sur le champ de la santé » , Santé publique France, chargée de la gestion de la réserve sanitaire et des stocks stratégiques nécessaires à la protection des populations, a rencontré des difficultés « faute notamment de compétences et de moyens suffisants (seules 7 personnes étaient avant la crise dédiées à la manutention logistique) » , note le général Lizurey. Au même moment, de nombreux importateurs qualifiés qui proposaient leur aide à l’État pour éviter une pénurie n’ont jamais reçu de réponse (lire ici).

    En ce qui concerne les collectivités territoriales, leur information et association à la gestion de la crise « semblent avoir été inégales selon les régions et départements » , estime la mission. Ce « manque de fluidité dans les relations entre acteurs locaux a pu être source d’inefficience, en ne mobilisant pas tous les moyens disponibles », estime le général Lizurey. Certaines préfectures ont aussi fait part de leur frustration par un processus de « décision des ARS perçu comme trop bureaucratique et lent et trop centralisé » , selon le rapport. Pour essayer de corriger le tir, le rapport sollicite la constitution d’une réserve de hauts fonctionnaires mobilisables pour des missions d’appui territorial.


    Extrait du rapport confidentiel. © Document Mediapart

    Cette proposition fait partie des 21 préconisations formulées par le général Lizurey. Les autres propositions sont principalement axées sur la nécessité d’une meilleure coordination entre les ministères. « Il apparaît d’emblée indispensable de conduire un retour d’expérience (RETEX) interministériel objectivé et partagé, accompagné le cas échéant d’un ou plusieurs RETEX spécifiques, afin de préparer dans les meilleures conditions possibles une nouvelle crise de nature similaire », écrit le général. Cela lui semble, à l’époque, d’autant plus urgent que, relève-t-il alors, « certains experts, dont le président du conseil scientifique, prévoyant une possible reprise de l’épidémie à l’automne, il est indispensable de se préparer au plus tôt » .

    Interrogé par Mediapart, Matignon ne nous a pas indiqué si le premier ministre Jean Castex avait suivi la recommandation du général Lizurey et lancé un Retex pendant l’été.