La #loi_Duplomb, qui réintroduit un pesticide interdit, cristallise dans la société une peur diffuse, celle du cancer. Elle grandit car le nombre de cas augmente, surtout chez les #femmes et chez les #jeunes. Les présomptions de liens avec certaines molécules se précisent.
Deux millions de personnes ont signé la pétition contre l’adoption de la loi Duplomb, lancée par une étudiante, et qui rassemble aujourd’hui bien au-delà des sphères militantes écologistes. L’une des mesures de cette loi est la réintroduction de l’acétamipride, de la famille des néonicotinoïdes, des insecticides tueurs d’abeilles. Au moment du vote de la loi, le 8 juillet, du balcon de l’hémicycle de l’Assemblée nationale, Fleur Breteau a interpellé les député·es : « Vous êtes les alliés du cancer et on le fera savoir ! »
Cette femme de 50 ans, touchée par une récidive de cancer, assume d’en avoir « la tête ». Or cette tête est familière à beaucoup. « Il y a 400 000 nouveaux cancers par an en France. Tout le monde est touché, directement ou indirectement, beaucoup ont perdu un être cher. Il y a là un aspect politique bien naturel : on a envie de défendre un bien qui est la santé », analyse Pierre Sujobert, professeur d’hématologie aux Hospices civils de Lyon et chercheur au Centre international de recherche en infectiologie.
Cette crainte, les médecins la partagent aussi. Et cette fois, « ce n’est pas un ressenti, ce sont les données d’épidémiologie qui [les] inquiètent », poursuit l’hématologue.
Début juin, il a soumis une tribune aux principales sociétés savantes médicales : « Presque toutes ont signé, très vite. Cette communauté n’a pourtant pas l’habitude de se mobiliser. Cette fois, elle veut alerter. Même le directeur de l’institut Gustave-Roussy [le plus grand centre de lutte contre le cancer en France, situé à Villejuif (Val-de-Marne) – ndlr], le professeur Fabrice Barlesi, a parlé d’un “tsunami à venir chez les jeunes”. Ce sont des mots très forts que n’emploient pas ce genre de personnes habituellement. » Publié dans Le Monde le 25 juin, le texte rappelle que « les dangers des pesticides pour la santé humaine ne sont plus à démontrer ».
Par rapport à 1990, le nombre de nouveaux cas de cancers a quasiment doublé en 2023, selon les dernières estimations de Santé publique France. 57 % des cancers touchent aujourd’hui les hommes, mais les cancers des femmes progressent plus vite. Depuis 1990, chez la femme, l’incidence – le nombre de nouveaux cancers à une période donnée – augmente chaque année, en moyenne de 0,9 % par an. Chez l’homme, l’augmentation est de 0,3 % par an de 1990 à 2023.
Le #cancer_du_sein au plus haut en France
La France a une particularité, le plus haut taux d’incidence du cancer du sein au monde : 105,4 cancers du sein pour 100 000 femmes, selon les données du centre international de recherche sur le cancer (CIRC). Il faut bien sûr comparer ce taux avec celui des autres pays riches qui ont des systèmes de santé performants.
Florence Molinié, présidente du Réseau français du registre des cancers, détaille les chiffres : « En 2023, 61 000 nouveaux cas de cancer du sein sont diagnostiqués en France contre 30 000 en 1990 (+ 104 %). » Des études montrent que « cette progression est attribuable pour moitié à l’augmentation de la population et à son vieillissement et pour moitié à une augmentation du risque de cancer ».
Parmi ces risques se trouvent des facteurs presque communs à tous les cancers : l’alcool, le tabac, le surpoids et la sédentarité. Mais près d’un tiers de ce risque est inconnu. La docteure Molinié dit très prudemment qu’il « conviendrait de poursuivre les efforts sur la recherche de facteurs de risque, et en particulier le risque lié à l’exposome chimique, pour expliquer l’augmentation observée de l’incidence du cancer du sein chez la femme jeune ».
Depuis les années 1950, génération après génération, le cancer progresse : c’est ce que montre une large étude publiée par le journal médical le Lancet en 2024, qui étudie « les différences de taux de cancer entre des adultes nés entre 1920 et 1990 aux États-Unis ». Le taux d’incidence – c’est-à-dire le nombre de cas de cancers ramenés à la population – est « deux à trois fois plus important » dans la cohorte des adultes nés dans les années 1990 que dans celle des années 1920 pour les cancers de l’intestin, du foie, du rein et du pancréas, chez les hommes et les femmes. Le risque d’avoir un cancer du sein a presque doublé chez les femmes nées dans les années 1990, par rapport à leurs aînées des années 1920.
Une étude internationale estime à + 80 % la hausse mondiale des cancers chez les adultes âgé·es de moins de 50 ans entre 1990 et 2019. Santé publique France confirme cette tendance en France dans une étude dévoilée en mars.
Une étude menée en Île-de-France constate une augmentation des cancers de l’enfant de 26 % entre 1980 et 2000. Le registre national des cancers de l’enfant détaille les chiffres les plus inquiétants.
« Si les cancers des sujets jeunes augmentent, y compris chez les enfants, par définition, ce n’est pas explicable par leur vieillissement, analyse l’hématologue Pierre Sujobert. Il peut y avoir des prédispositions génétiques au cancer, mais assez rarement. À moins de faire l’hypothèse que les êtres humains français aient changé de génome en cent ans, il ne reste plus que l’environnement : il semble être plus cancérigène pour les jeunes qu’il l’était il y a quelques dizaines d’années. »
Xavier Coumoul, professeur de toxicologie et de biochimie à l’université Paris-Cité, renchérit : « On ne peut pas dire que l’explosion du nombre de cancers chez les plus jeunes soit quelque chose qui soit lié à la génétique et à l’évolution de l’espèce humaine. C’est clairement lié à une évolution de notre environnement et probablement pour une grosse part de l’environnement chimique. Les hommes et les femmes ne sont pas censés être exposés à des molécules chimiques, étrangères à l’organisme. Heureusement, on a des systèmes de détoxification. Mais ce n’est quand même pas surprenant que l’exposition à ces molécules stresse le corps et puisse induire des pathologies cancéreuses. »
Il est l’un des auteurs du rapport « Pesticides et effets sur la santé » de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), publié en 2021. C’est une expertise collective qui tire un bilan des connaissances, à partir de 5 300 études. De nombreux liens entre l’exposition aux pesticides et la survenue d’une maladie sont faits. Leur présomption est classée en trois catégories : forte, moyenne ou faible.
Chez « les populations qui manipulent ou sont en contact avec des pesticides régulièrement », par exemple, « l’expertise confirme la présomption forte d’un lien entre l’exposition aux pesticides et six pathologies : lymphomes non hodgkiniens (LNH), myélome multiple, cancer de la prostate, maladie de Parkinson, troubles cognitifs, bronchopneumopathie chronique obstructive et bronchite chronique ».
Les bébés in utero et les enfants exposés aux pesticides dans un cadre professionnel – mais aussi domestique – sont plus à risque de développer « certains cancers, en particulier les leucémies et les tumeurs du système nerveux central ».
Manger bio protège des cancers
Par ailleurs, la preuve de la nocivité est démontrée par l’étude française NutriNet-Santé, publiée en 2018 dans le Lancet. Cette étude s’est intéressée à la consommation de seize produits par près de 70 000 Français·es volontaires, interrogé·es sur leur vie quotidienne et leur santé entre 2009 et 2016. L’étude prouve que celles et ceux qui ont mangé beaucoup de produits bio ont un risque très diminué de cancers. Au contraire, celles et ceux qui ont mangé essentiellement des produits traités aux pesticides ont développé plus de cancers du sein, de la peau, du côlon-rectum et de lymphomes.
Comment les chercheuses et chercheurs parviennent-ils à démontrer un lien entre un pesticide et une maladie ? « 300 pesticides sont utilisés en France sur 1 000 qui existent dans le monde, explique Xavier Coumoul. Les agriculteurs utilisent des formulations qui peuvent contenir plusieurs pesticides. Dans le Roundup par exemple, il y a du glyphosate, un herbicide, mais pas seulement. On a donc des cocktails de pesticides qui ont des modes d’action différents. »
Ce sont les études d’épidémiologie qui peuvent montrer une corrélation entre un ou des facteurs d’exposition et un effet sur la santé. L’équipe de recherche Epicene (Épidémiologie du cancer et expositions environnementales), rattachée à l’Inserm et au CHU de Bordeaux, participe par exemple à la cohorte Elfe, qui suit 18 000 enfants nés en 2011, y compris in utero. De premières études ont été publiées sur les nouveau-nés : à la naissance, ceux-ci étaient de plus petite taille s’ils avaient été exposés in utero à des solvants et des particules ultrafines. L’étude va se poursuivre : des prélèvements et des questionnaires sont réalisés aux différents âges de la vie.
Mais une seule étude épidémiologique ne permet pas de conclure, explique Fleur Delva, la directrice adjointe de l’équipe Epicene : « Un chercheur peut dire qu’il y a une association. Mais il faut d’autres études épidémiologiques pour confirmer les résultats. S’il y a deux ou trois études, de très grosses cohortes de très bonne qualité, on commence à avoir une présomption très forte. »
En revanche, la recherche parvient rarement à déterminer l’origine de clusters de cancers. Santé publique France a notamment travaillé sur les cancers pédiatriques survenus entre 2015 et 2019 dans le village de Sainte-Pazanne (Loire-Atlantique) et aux alentours, dans le vignoble du muscadet. L’étude menée par Santé publique France reconnaît qu’il existe bien un cluster mais n’a pas pu établir de « cause commune ».
Pour les chercheurs et les chercheuses, « il y a trop peu de cas » et il est impossible de connaître « les doses de produits réellement épandues dans les zones d’exploitation », explique Florence Molinié. Mais elle explique que « des travaux épidémiologiques sont en cours dans les registres de cancers pour identifier l’impact de résider à proximité de certaines cultures ». Les vignobles sont particulièrement surveillés.
Les pédiatres et les oncopédiatres du CHU le plus proche, celui de Nantes, sont eux aussi « vigilants, confie l’un d’eux. Ce sujet, tout le monde l’a en tête ».