• L’idéologie propriétaire
    https://laviedesidees.fr/L-ideologie-proprietaire.html

    À propos de : Pierre Crétois, La part commune. Critique de la propriété privée, Éditions Amsterdam. L’individu possède-t-il un droit absolu sur les choses dans lesquelles il met son travail ? La proposition paraît aller de soi, mais elle est pourtant contestable. Pour délimiter la propriété individuelle, il faut un accord entre nous, donc des valeurs communes.

    #capitalisme #Philosophie #propriété #commun
    https://laviedesidees.fr/IMG/docx/20210101_cretois.docx
    https://laviedesidees.fr/IMG/pdf/20210101_cretois.pdf

  • Quand les fonds pensions des salarié·es ou des fonds publics de développement contribuent à l’accaparement des terres et des activités agricoles

    L’intérêt de ce rapport tient à la saisie du capital-investissement du double coté de l’origine des fonds monétaires et des lieux d’activité.

    Note sur : Grain : Les barbares à la porte de la ferme
    le capital-investissement à l’assaut de l’agriculture

    https://entreleslignesentrelesmots.blog/2020/12/31/quand-les-fonds-pensions-des-salarie·es-ou-des-fonds-pu

    #capitalisme #international #agriculture

  • Le néo-populisme est un néo- libéralisme

    Comment être libéral et vouloir fermer les frontières ? L’histoire du néolibéralisme aide à comprendre pourquoi, en Autriche et en Allemagne, extrême droite et droite extrême justifient un tel grand écart : oui à la libre-circulation des biens et des richesses, non à l’accueil des migrants.

    https://aoc.media/analyse/2018/07/03/neo-populisme-neo-liberalisme

    –-> je re-signale ici un article publié dans AOC media qui date de 2018, sur lequel je suis tombée récemment, mais qui est malheureusement sous paywall

    #populisme #libéralisme #néo-libéralisme #néolibéralisme #fermeture_des_frontières #frontières #histoire #extrême_droite #libre-circulation #migrations #Allemagne #Autriche

    ping @karine4 @isskein

    • #Globalists. The End of Empire and the Birth of Neoliberalism

      Neoliberals hate the state. Or do they? In the first intellectual history of neoliberal globalism, #Quinn_Slobodian follows a group of thinkers from the ashes of the Habsburg Empire to the creation of the World Trade Organization to show that neoliberalism emerged less to shrink government and abolish regulations than to redeploy them at a global level.

      Slobodian begins in Austria in the 1920s. Empires were dissolving and nationalism, socialism, and democratic self-determination threatened the stability of the global capitalist system. In response, Austrian intellectuals called for a new way of organizing the world. But they and their successors in academia and government, from such famous economists as Friedrich Hayek and Ludwig von Mises to influential but lesser-known figures such as Wilhelm Röpke and Michael Heilperin, did not propose a regime of laissez-faire. Rather they used states and global institutions—the League of Nations, the European Court of Justice, the World Trade Organization, and international investment law—to insulate the markets against sovereign states, political change, and turbulent democratic demands for greater equality and social justice.

      Far from discarding the regulatory state, neoliberals wanted to harness it to their grand project of protecting capitalism on a global scale. It was a project, Slobodian shows, that changed the world, but that was also undermined time and again by the inequality, relentless change, and social injustice that accompanied it.

      https://www.hup.harvard.edu/catalog.php?isbn=9780674979529

      #livre #empire #WTO #capitalisme #Friedrich_Hayek #Ludwig_von_Mises #Wilhelm_Röpke #Michael_Heilperin #Etat #Etat-nation #marché #inégalités #injustice #OMC

    • Quinn Slobodian : « Le néolibéralisme est travaillé par un conflit interne »

      Pour penser les hybridations contemporaines entre néolibéralisme, #autoritarisme et #nationalisme, le travail d’historien de Quinn Slobodian, encore peu connu en France, est incontournable. L’auteur de Globalists nous a accordé un #entretien.

      L’élection de Trump, celle de Bolsonaro, le Brexit… les élites des partis de #droite participant au #consensus_néolibéral semblent avoir perdu le contrôle face aux pulsions nationalistes, protectionnistes et autoritaires qui s’expriment dans leur propre camp ou chez leurs concurrents les plus proches.

      Pour autant, ces pulsions sont-elles si étrangères à la #doctrine_néolibérale ? N’assisterait-on pas à une mutation illibérale voire nativiste de la #globalisation_néolibérale, qui laisserait intactes ses infrastructures et sa philosophie économiques ?

      Le travail de Quinn Slobodian, qui a accordé un entretien à Mediapart (lire ci-dessous), apporte un éclairage précieux à ces questions. Délaissant volontairement la branche anglo-américaine à laquelle la pensée néolibérale a souvent été réduite, cet historien a reconstitué les parcours de promoteurs du néolibéralisme ayant accompli, au moins en partie, leur carrière à #Genève, en Suisse (d’où leur regroupement sous le nom d’#école_de_Genève).

      Dans son livre, Globalists (Harvard University Press, 2018, non traduit en français), ce professeur associé au Wellesley College (près de Boston) décrit l’influence croissante d’un projet intellectuel né « sur les cendres de l’empire des Habsbourg » à la fin de la Première Guerre mondiale, et qui connut son apogée à la création de l’#Organisation_mondiale_du_commerce (#OMC) en 1995.

      À la suite d’autres auteurs, Slobodian insiste sur le fait que ce projet n’a jamais été réductible à un « #fondamentalisme_du_marché », opposé par principe à la #puissance_publique et au #droit. Selon lui, l’école de Genève visait plutôt un « #enrobage » ( encasement ) du #marché pour en protéger les mécanismes. L’objectif n’était pas d’aboutir à un monde sans #frontières et sans lois, mais de fabriquer un #ordre_international capable de « sauvegarder le #capital », y compris contre les demandes des masses populaires.

      Dans cette logique, la division du monde en unités étatiques a le mérite d’ouvrir des « voies de sortie » et des possibilités de mise en #concurrence aux acteurs marchands, qui ne risquent pas d’être victimes d’un Léviathan à l’échelle mondiale. Cela doit rester possible grâce à la production de #règles et d’#institutions, qui protègent les décisions de ces acteurs et soustraient l’#activité_économique à la versatilité des choix souverains.

      On l’aura compris, c’est surtout la #liberté de l’investisseur qui compte, plus que celle du travailleur ou du citoyen – Slobodian cite un auteur se faisant fort de démontrer que « le #libre_commerce bénéficie à tous, même sans liberté de migration et si les peuples restent fermement enracinés dans leurs pays ». Si la compétition politique peut se focaliser sur les enjeux culturels, les grandes orientations économiques doivent lui échapper.

      L’historien identifie dans son livre « trois #ruptures » qui ont entretenu, chez les néolibéraux qu’il a étudiés, la hantise de voir s’effondrer les conditions d’un tel ordre de marché. La guerre de 14-18 a d’abord interrompu le développement de la « première mondialisation », aboutissant au morcellement des empires de la Mitteleuropa et à l’explosion de revendications démocratiques et sociales.

      La #Grande_Dépression des années 1930 et l’avènement des fascismes ont constitué un #traumatisme supplémentaire, les incitant à rechercher ailleurs que dans la science économique les solutions pour « sanctuariser » la mobilité du capital. Les prétentions au #protectionnisme de certains pays du « Sud » les ont enfin poussés à s’engager pour des accords globaux de #libre_commerce.

      L’intérêt supplémentaire de Globalists est de nous faire découvrir les controverses internes qui ont animé cet espace intellectuel, au-delà de ses objectifs communs. Une minorité des néolibéraux étudiés s’est ainsi montrée sinon favorable à l’#apartheid en #Afrique_du_Sud, du moins partisane de droits politiques limités pour la population noire, soupçonnée d’une revanche potentiellement dommageable pour les #libertés_économiques.

      Le groupe s’est également scindé à propos de l’#intégration_européenne, entre ceux qui se méfiaient d’une entité politique risquant de fragmenter le marché mondial, et d’autres, qui y voyaient l’occasion de déployer une « Constitution économique », pionnière d’un « modèle de gouvernance supranationale […] capable de résister à la contamination par les revendications démocratiques » (selon les termes du juriste #Mestmäcker).

      On le voit, la recherche de Slobodian permet de mettre en perspective historique les tensions observables aujourd’hui parmi les acteurs du néolibéralisme. C’est pourquoi nous avons souhaité l’interroger sur sa vision des évolutions contemporaines de l’ordre politique et économique mondial.

      Dans votre livre, vous montrez que les néolibéraux donnent beaucoup d’importance aux #règles et peuvent s’accommoder des #frontières_nationales, là où cette pensée est souvent présentée comme l’ennemie de l’État. Pourriez-vous éclaircir ce point ?

      Quinn Slobodian : Quand on parle d’ouverture et de fermeture des frontières, il faut toujours distinguer entre les biens, l’argent ou les personnes. Mon livre porte surtout sur le #libre_commerce, et comment des #lois_supranationales l’ont encouragé. Mais si l’on parle des personnes, il se trouve que dans les années 1910-1920, des néolibéraux comme #von_Mises étaient pour le droit absolu de circuler.

      Après les deux guerres mondiales, cette conception ne leur est plus apparue réaliste, pour des raisons de #sécurité_nationale. #Hayek a par exemple soutenu l’agenda restrictif en la matière de #Margaret_Thatcher.

      Même si l’on met la question de l’immigration de côté, je persiste à souligner que les néolibéraux n’ont rien contre les frontières, car celles-ci exercent une pression nécessaire à la #compétitivité. C’est pourquoi l’existence simultanée d’une économie intégrée et de multiples communautés politiques n’est pas une contradiction pour eux. De plus, une « #gouvernance_multiniveaux » peut aider les dirigeants nationaux à résister aux pressions populaires. Ils peuvent se défausser sur les échelons de gouvernement qui leur lient les mains, plus facilement que si on avait un véritable #gouvernement_mondial, avec un face-à-face entre gouvernants et gouvernés.

      Cela pose la question du rapport entre néolibéralisme et #démocratie

      Les néolibéraux voient la démocratie de manière très fonctionnelle, comme un régime qui produit plutôt de la #stabilité. C’est vrai qu’ils ne l’envisagent qu’avec des contraintes constitutionnelles, lesquelles n’ont pas à être débordées par la volonté populaire. D’une certaine façon, la discipline que Wolfgang Schaüble, ex-ministre des finances allemand, a voulu imposer à la Grèce résulte de ce type de pensée. Mais c’est quelque chose d’assez commun chez l’ensemble des libéraux que de vouloir poser des bornes à la #démocratie_électorale, donc je ne voudrais pas faire de mauvais procès.

      Les élections européennes ont lieu le 26 mai prochain. Pensez-vous que l’UE a réalisé les rêves des « globalists » que vous avez étudiés ?

      C’est vrai que la #Cour_de_justice joue le rôle de gardienne des libertés économiques au centre de cette construction. Pour autant, les règles ne se sont pas révélées si rigides que cela, l’Allemagne elle-même ayant dépassé les niveaux de déficit dont il était fait si grand cas. Plusieurs craintes ont agité les néolibéraux : celle de voir se développer une #Europe_sociale au détriment de l’#intégration_négative (par le marché), ou celle de voir la #monnaie_unique empêcher la #concurrence entre #monnaies, sans compter le risque qu’elle tombe aux mains de gens trop peu attachés à la stabilité des prix, comme vous, les Français (rires).

      Plus profondément, les néolibéraux sceptiques se disaient qu’avec des institutions rendues plus visibles, vous créez des cibles pour la #contestation_populaire, alors qu’il vaut mieux des institutions lointaines et discrètes, produisant des règles qui semblent naturelles.

      Cette opposition à l’UE, de la part de certains néolibéraux, trouve-t-elle un héritage parmi les partisans du #Brexit ?

      Tout à fait. On retrouve par exemple leur crainte de dérive étatique dans le #discours_de_Bruges de Margaret Thatcher, en 1988. Celle-ci souhaitait compléter le #marché_unique et travailler à une plus vaste zone de #libre-échange, mais refusait la #monnaie_unique et les « forces du #fédéralisme et de la #bureaucratie ».

      Derrière ce discours mais aussi les propos de #Nigel_Farage [ex-dirigeant du parti de droite radicale Ukip, pro-Brexit – ndlr], il y a encore l’idée que l’horizon de la Grande-Bretagne reste avant tout le #marché_mondial. Sans préjuger des motivations qui ont mené les citoyens à voter pour le Brexit, il est clair que l’essentiel des forces intellectuelles derrière cette option partageaient des convictions néolibérales.

      « L’hystérie sur les populistes dramatise une situation beaucoup plus triviale »

      De nombreux responsables de droite sont apparus ces dernières années, qui sont à la fois (très) néolibéraux et (très) nationalistes, que l’on pense à Trump ou aux dirigeants de l’#Alternative_für_Deutschland (#AfD) en Allemagne. Sont-ils une branche du néolibéralisme ?

      L’AfD est née avec une plateforme ordo-libérale, attachée à la #stabilité_budgétaire en interne et refusant toute solidarité avec les pays méridionaux de l’UE. Elle joue sur l’#imaginaire de « l’#économie_sociale_de_marché », vantée par le chancelier #Erhard dans les années 1950, dans un contexte où l’ensemble du spectre politique communie dans cette nostalgie. Mais les Allemands tiennent à distinguer ces politiques économiques du néolibéralisme anglo-saxon, qui a encouragé la #financiarisation de l’économie mondiale.

      Le cas de #Trump est compliqué, notamment à cause du caractère erratique de sa prise de décision. Ce qui est sûr, c’est qu’il brise la règle néolibérale selon laquelle l’économie doit être dépolitisée au profit du bon fonctionnement de la concurrence et du marché. En ce qui concerne la finance, son agenda concret est complètement néolibéral.

      En matière commerciale en revanche, il est sous l’influence de conseillers qui l’incitent à une politique agressive, notamment contre la Chine, au nom de l’#intérêt_national. En tout cas, son comportement ne correspond guère à la généalogie intellectuelle de la pensée néolibérale.

      Vous évoquez dans votre livre « l’#anxiété » qui a toujours gagné les néolibéraux. De quoi ont-ils #peur aujourd’hui ?

      Je dirais qu’il y a une division parmi les néolibéraux contemporains, et que la peur de chaque camp est générée par celui d’en face. Certains tendent vers le modèle d’une intégration supranationale, avec des accords contraignants, que cela passe par l’OMC ou les méga-accords commerciaux entre grandes régions du monde.

      Pour eux, les Trump et les pro-Brexit sont les menaces contre la possibilité d’un ordre de marché stable et prospère, à l’échelle du globe. D’un autre côté figurent ceux qui pensent qu’une #intégration_supranationale est la #menace, parce qu’elle serait source d’inefficacités et de bureaucratie, et qu’une architecture institutionnelle à l’échelle du monde serait un projet voué à l’échec.

      Dans ce tableau, jamais la menace ne vient de la gauche ou de mouvement sociaux, donc.

      Pas vraiment, non. Dans les années 1970, il y avait bien le sentiment d’une menace venue du « Sud global », des promoteurs d’un nouvel ordre économique international… La situation contemporaine se distingue par le fait que la #Chine acquiert les capacités de devenir un acteur « disruptif » à l’échelle mondiale, mais qu’elle n’en a guère la volonté. On oublie trop souvent que dans la longue durée, l’objectif de l’empire chinois n’a jamais consisté à étendre son autorité au-delà de ses frontières.

      Aucun des auteurs que je lis n’est d’ailleurs inquiet de la Chine à propos du système commercial mondial. Le #capitalisme_autoritaire qu’elle incarne leur paraît tout à fait convenable, voire un modèle. #Milton_Friedman, dans ses derniers écrits, valorisait la cité-État de #Hong-Kong pour la grande liberté économique qui s’y déploie, en dépit de l’absence de réelle liberté politique.

      Le débat serait donc surtout interne aux néolibéraux. Est-ce qu’il s’agit d’un prolongement des différences entre « l’école de Genève » que vous avez étudiée, et l’« l’école de Chicago » ?

      Selon moi, le débat est un peu différent. Il rappelle plutôt celui que je décris dans mon chapitre sur l’intégration européenne. En ce sens, il oppose des « universalistes », partisans d’un ordre de marché vraiment global construit par le haut, et des « constitutionnalistes », qui préfèrent le bâtir à échelle réduite, mais de façon plus sûre, par le bas. L’horizon des héritiers de l’école de Chicago reste essentiellement borné par les États-Unis. Pour eux, « l’Amérique c’est le monde » !

      On dirait un slogan de Trump.

      Oui, mais c’est trompeur. Contrairement à certains raccourcis, je ne pense pas que Trump veuille un retrait pur et simple du monde de la part des États-Unis, encore moins un modèle autarcique. Il espère au contraire que les exportations de son pays s’améliorent. Et si l’on regarde les accords qu’il a voulu renégocier, quels sont les résultats ?

      Avec le Mexique, on a abouti à quelque chose de très proche de ce qui existait déjà. Dans le débat dont j’ai esquissé les contours, il serait plutôt du côté des constitutionnalistes, avec des accords de proximité qui s’élargiraient, mais garderaient la Chine à distance. De façon générale, l’hystérie sur les populistes au pouvoir me semble dramatiser une situation beaucoup plus triviale, qui oppose des stratégies quant à la réorganisation de l’économie mondiale.

      Est-ce que le rejet de la Chine s’inscrit dans la même logique que les positions hostiles à l’immigration de Hayek en son temps, et de Trump ou des pro-Brexit aujourd’hui ? En somme, y aurait-il certains pays, comme certains groupes, qui seraient soupçonnés d’être culturellement trop éloignés du libre marché ?

      On retrouve chez certains auteurs l’idée que l’homo œconomicus, en effet, n’est pas universel. Les règles du libre marché ne pourraient être suivies partout dans le monde. Cette idée d’une altérité impossible à accommoder n’est pas réservée à des ressentiments populaires. Elle existe dans le milieu des experts et des universitaires, qui s’appuient sur certains paradigmes scientifiques comme le #néo-institutionnalisme promu par des auteurs comme #Douglass_North. Cette perspective suppose qu’à un modèle socio-économique particulier, doivent correspondre des caractéristiques culturelles particulières.

      https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/100319/quinn-slobodian-le-neoliberalisme-est-travaille-par-un-conflit-interne #WWI #première_guerre_mondiale

  • Exit Hannah Arendt Bruno GUIGUE
    https://www.legrandsoir.info/exit-hannah-arendt.html

    Ses détracteurs lui reprochent ses équivoques, l’indétermination de ses concepts, le mouvement erratique de sa pensée. Ce qui pose problème, c’est plutôt l’obscure clarté de ses anathèmes contre les idées progressistes et le compendium avarié de ses présupposés anti-humanistes.


    Omniprésente dans les manuels scolaires, elle passe pour une grande philosophe, et on ne compte plus les livres, articles et documentaires qui chantent ses louanges. Phare de la pensée politique moderne, elle aurait tout compris : la démocratie et le totalitarisme, la cité antique et la société moderne, le mensonge et la violence, la Révolution et les droits de l’homme. Portée aux nues par la doxa universitaire, elle figure au panthéon philosophique de l’Occident démocratique. Elle passe pour une référence obligée, un point de passage incontournable destiné à tous ceux qui veulent comprendre le monde contemporain, ses contradictions et ses impasses.

    Il n’y a qu’un problème : Hannah Arendt est elle-même une impasse théorique et politique. Il suffit d’ailleurs de la lire avec un peu d’attention pour s’apercevoir qu’elle a tout faux. Non seulement sa lecture de l’histoire moderne est erratique, mais sa vision de la démocratie est passéiste et réactionnaire.

    Des preuves ? Elles sont légion. Ne pouvant tout examiner en une fois, on s’intéressera à la conception arendtienne de la démocratie. Dans Condition de l’homme moderne, Hannah Arendt explique que la seule égalité légitime est celle qui règne entre les citoyens, et non entre les hommes. L’égalité dans la cité antique, à ses yeux, est sans commune mesure avec l’égalité qui prévaut dans les sociétés modernes. Tandis que la cité grecque est une remarquable aristocratie politique, la démocratie moderne est le théâtre d’un conformisme généralisé, où l’esprit de compétition s’est dilué dans l’égalitarisme et la médiocrité ambiante.

    Cet éloge passéiste de la cité antique s’articule à une analyse particulière de l’agir humain. Si Arendt distingue le travail et l’action comme modalités de l’activité humaine, c’est pour dévaloriser le premier, qu’elle attribue à « l’homme-animal social ». Le travail est soumission à la nécessité naturelle, tandis que l’action, à l’autre extrémité, représente la noble dimension de l’activité politique. C’est pourquoi il faut parler d’un « animal laborans » pour désigner le travailleur, lequel « n’est jamais qu’une espèce, la plus haute si l’on veut, parmi les espèces animales qui peuplent la terre ».

    La politique visant à l’émancipation des travailleurs, poursuit Arendt, n’a donc abouti qu’à « courber toute l’humanité, pour la première fois, sous le joug de la nécessité » Le travail productif n’étant que l’asservissement à la nécessité, « les hommes ne pouvaient se libérer qu’en dominant ceux qu’ils soumettaient à la nécessité ». Pour que les citoyens puissent s’adonner à l’exercice du pouvoir, il fallait que la production de leurs conditions d’existence fût assurée par une classe subalterne. Pour Arendt, cet état de fait est intangible, et vouloir transformer la condition des travailleurs n’a aucun sens. La sublimation du citoyen appelé à incarner les vertus nécessite, de tout temps, le travail manuel de l’ animal laborans.

    Cette idée-force, elle ne cessera de la marteler. Se demandant, dans son essai sur l’insurrection hongroise de 1956, s’il est possible de faire marcher des usines dont les ouvriers sont les propriétaires, la philosophe répond sans détour : « En réalité, il n’est pas sûr du tout que les principes politiques d’égalité et d’autonomie puissent s’appliquer à la sphère de la vie économique. Après tout, la théorie politique des Anciens n’avait peut-être pas tort lorsqu’elle affirmait que l’économie, liée aux nécessités de la vie, requérait pour fonctionner la domination des maîtres ».

    La lutte contre la pauvreté ? Inutile d’y penser. Ignorant superbement la lutte des classes, Arendt estime que « la vie humaine s’est trouvée en proie à la pauvreté depuis des temps immémoriaux » et qu’« une révolution n’a jamais résolu la question sociale ni libéré des hommes du fléau du besoin ». Alors que les démocraties modernes, par leur obsession du social, ruinent les chances d’une véritable aristocratie des égaux, la cité antique avait compris que l’esclavage était le prix à payer pour l’exercice héroïque des vertus civiques. « Toute souveraineté tient sa source première, la plus légitime, du désir qu’a l’homme de s’émanciper de la nécessité vitale, et les hommes parvinrent à cette libération par la violence, en forçant d’autres à porter à leur place le fardeau de la vie ». Voilà qui est clair, et la conclusion s’impose : « Rien, pourrions-nous dire aujourd’hui, ne saurait être plus obsolète que d’essayer de libérer le genre humain de la pauvreté par des voies publiques ; rien ne saurait être plus futile ni plus dangereux ».

    Mais ce n’est pas tout. Cette conception aristocratique de la vie politique conduit Hannah Arendt à nier l’universalité humaine, quitte à pulvériser un concept-clé hérité de la philosophie des Lumières : « La distinction entre l’homme et l’animal recoupe le genre humain lui-même : seuls les meilleurs, aristoi, qui constamment s’affirment les meilleurs et préfèrent l’immortelle renommée aux choses mortelles, sont réellement humains ». Reprenant explicitement la critique réactionnaire des droits de l’homme formulée par Edmund Burke, Arendt récuse l’universalité des droits humains. A ses yeux, c’est un principe funeste qui aurait pour effet de « réduire les nations civilisées au rang des sauvages » , de ces populations primitives en qui elle voit « des gens sans-droits, qui apparaissent comme les premiers signes d’une possible régression par rapport à la civilisation ».

    Rien d’étonnant, dès lors, à ce qu’Arendt voue une admiration sans bornes à la Révolution américaine, menée par des propriétaires d’esclaves, et qu’elle rejette la Révolution française, qui abolit l’esclavage colonial. De même que, dans les années 1960, elle refuse toute portée politique aux revendications des Afro-Américains pour les droits civiques et relègue au second plan ce qu’elle appelle dédaigneusement la « negro question » . Toute philosophie est sous-tendue par une certaine idée de l’homme et de la société. Celle que défend Hannah Arendt participe d’une idéologie réactionnaire qui justifie rétrospectivement l’esclavage et congédie le progrès social comme une dangereuse utopie. Ses détracteurs lui reprochent ses équivoques, l’indétermination de ses concepts, le mouvement erratique de sa pensée. Ce qui pose problème, c’est plutôt l’obscure clarté de ses anathèmes contre les idées progressistes et le compendium avarié de ses présupposés anti-humanistes.

    Exit Hannah Arendt.

    #pauvreté #hannah_arendt #arendt #idéologie #politique #philosophie #histoire #capitalisme #domination #démocratie #totalitarisme #liberté #égalité #aristocratie #démocratie #travail #doxa

  • Au Carnet, nous nous mobilisons aussi
    contre le mensonge de la transition écologique !

    ZAD du Carnet

    https://lavoiedujaguar.net/Au-Carnet-nous-nous-mobilisons-aussi-contre-le-mensonge-de-la-transi

    À la ZAD du Carnet, nous avons choisi d’occuper un territoire menacé de disparaître sous le béton. Ce sont 110 hectares sur près de 400, soit environ un quart de l’île que nous défendons, qui sont voués à abriter ce que les grands bousilleurs osent appeler un parc éco-technologique. Nous inscrivons notre lutte dans celle contre le capitalisme vert, car nous ne croyons pas à une transition qui refuse de remettre en cause les dominations qui structurent nos sociétés. Ici, nous essayons de construire une forme d’autonomie et pour nous, construire l’autonomie passe par la réappropriation de notre façon de penser le monde que nous habitons, loin de l’écologie productiviste qu’on nous impose.

    Ça n’échappe plus à grand monde, nous sommes collectivement en train de saccager notre planète. Que nous proposent exactement les pouvoirs en place pour y remédier ? Premièrement, culpabiliser celles et ceux qui consomment soi-disant mal, surtout quand ils et elles sont pauvres. Deuxièmement, trouver une solution technique à nos ennuis, sans questionner notre foi aveugle dans le progrès et dans l’industrie. C’est ce qu’on peut appeler capitalisme vert. Sur le site du Carnet, nous sommes directement concerné·e·s. Le port de Nantes-Saint-Nazaire prévoit d’installer un parc éco-technologique, c’est-à-dire un parc industriel mettant en avant les énergies renouvelables. Le terme est volontairement flou et derrière le mot renouvelable, ce qui se cache, c’est la recherche de nouvelles formes d’énergie à exploiter pour continuer la croissance des besoins. En gardant toujours la mainmise sur la production et la distribution, parce que le contrôle, contrairement au reste du monde, n’est pas en train de s’écrouler. (...)

    #ZAD #territoire #occupation #Nantes-Saint-Nazaire #transition_écologique #capitalisme_vert #parc_éco-technologique #désastre_environnemental #Mexique #Tehuantepec #EDF #éco-pollueurs

  • Comment les super-riches payent pour échapper à la crise climatique
    https://www.novethic.fr/actualite/economie/isr-rse/comment-les-super-riches-payent-pour-echapper-a-la-crise-climatique-149206.

    « Quelle que soit la menace, nos abris sont construits et conçus pour résister ou atténuer à peu près tout, du changement de pôles aux éruptions de volcans, en passant par les tremblements de terre, les tsunamis, les pandémies, les explosions nucléaires, les catastrophes biologiques ou chimiques, le terrorisme et même une anarchie généralisée », lit-on sur le site. Vivos a également équipé ses bunkers de filtres pour contrer les fumées des incendies aux alentours. « Dehors, mec, tu pouvais sentir la fumée. Mais à l’intérieur de leurs bunkers, les gens ont dit qu’ils ne la sentaient pas », explique au Financial Times Dantes Vicino, directeur exécutif de la société qui a testé les filtres lors d’incendies dans le Wyoming. D’autres sociétés proposent aussi des systèmes de refroidissement, calqués sur les gilets pare-balles, qui se portent sous les vêtements.

    Ces pratiques permettant d’échapper aux impacts de la crise climatique ont un coût très élevé, accessible seulement à une partie de la population. Pour Abdul El-Sayed, épidémiologiste et ancien commissaire à la santé de la ville de Détroit, si les riches « quittent un système » c’est qu’il est cassé pour l’ensemble de la population. « C’est juste que tout le monde n’a pas les moyens de sortir du système », dénonce-t-il dans le FT.

  • Il est temps - Y a-t-il une femme pour sauver la planète ? - Regarder le documentaire complet | ARTE
    https://www.arte.tv/fr/videos/093802-003-A/il-est-temps
    https://api-cdn.arte.tv/api/mami/v1/program/fr/093802-003-A/940x530?text=true

    Les résultats de l’enquête participative « Il est temps » réalisée en France et en Allemagne. L’écologie est-elle plus féminine que masculine ? 70 % des femmes, et 59 % des hommes ayant répondu estiment que l’urgence est maximale en matière d’écologie.

    Cet écart d’environ dix points se retrouve sur la quasi-totalité des questions d’environnement. Les pratiques quotidiennes (l’alimentation, la consommation, le traitement des déchets) évoluent plus vite chez les femmes que chez les hommes. Dans la sphère publique, celles-ci se révèlent plus militantes et soucieuses d’une transformation sociétale. Elles questionnent également davantage le fait de faire des enfants, mais cela n’est plus une évidence pour une grande majorité de participants, hommes et femmes confondus. Au-delà de l’écologie, les femmes sont également plus concernées par les questions de racisme et de genre que les hommes. Subir une forme de domination sociale pourrait-il renforcer la sensibilité aux inégalités et aux enjeux climatiques ?

    Nouveaux choix de vie
    En France et en Allemagne, les 400 000 participants à l’enquête « Il est temps », lancée en mai 2020, ont répondu en ligne à 133 questions, permettant à un collectif de sociologues d’analyser plus de 42 millions de réponses. Cinq thématiques ressortent de cet océan de données : l’émergence d’une écologie populaire, le rôle prépondérant des femmes, le rapport à la viande et à la consommation, les solutions et les visions du futur. Ponctuée d’infographies ludiques, d’images d’archives et d’interviews, cette série d’animation décrit les mutations en cours, laissant émerger de nouveaux choix de vie et mettant fin à bons nombre d’idées reçues.

    • Dans le documentaire, les femmes sont plus nombreuses que les hommes a ne pas vouloir avoir d’enfants. Un autre point genré, sur le végétarisme et la consommation de viande que la plupart des hommes ne veulent pas remettre en question.
      #virilisme

      Et du coup, je trouve la question posée totalement à côté de ce qui ressort en faisant fi du pouvoir masculin comme carcan mental.

      Subir une forme de domination sociale pourrait-il renforcer la sensibilité aux inégalités et aux enjeux climatiques ?

      j’aurai plutôt renversé la question

      Exercer une domination sociale permet-t-il d’être insensible aux inégalités et aux enjeux climatiques ?

      Et du coup, dans cette catégorie, tu peux coller les #riches et la politique du #capitalisme

      #hommes

  • Le degré de stupidité à gauche. La stupidité est le meilleur allié de l’opportunisme de gauche, la crise actuelle le montre une fois de plus, par Tomasz Konicz
    http://www.palim-psao.fr/2020/12/le-degre-de-stupidite-a-gauche.la-stupidite-est-le-meilleur-allie-de-l-op

    L’élan interne à la gauche à vouloir revenir aux « racines », à se concentrer à nouveau sur la lutte pour la répartition au sein du capital, est après tout une réaction à la diarrhée de la nouvelle droite. On veut contrecarrer les simples mensonges fascistes avec des vérités simples sur les capitalistes tout puissants ‒ et on interprète, par exemple, la crise de suraccumulation résultant de la crise systémique comme une simple question de répartition, qui sera résolue par l’expropriation (chez les léninistes) ou par les impôts (chez les socialistes). Les luttes de classes croissantes auxquelles ces courants se réfèrent ne sont cependant que l’expression des luttes de répartition en développement induites par la crise, au cours de laquelle non pas une nouvelle classe prolétarienne émerge, mais la production d’une humanité économiquement superflue, déjà presque achevée à la périphérie du système mondial, et qui progresse également dans les centres. La misère croissante du capitalisme tardif ne fait que refléter les conditions historiques du capitalisme originel.

    #crise #théorie_de_la_crise #wertkritik #critique_de_la_valeur #capitalisme #répartition #gauche #Tomasz_Konicz

    • https://www.exit-online.org/link.php?tabelle=aktuelles&posnr=749

      article intéressant qui reprend les arguments évoqués dans Pandemie des Hungers https://www.heise.de/tp/features/Pandemie-des-Hungers-4995797.html

      Je ne comprend pas pourquoi TK fait tant d’effort afin de critiquer le léninisme dont on sait qu’il est mort et ne joue plus aucun rôle sauf pour quelques intellectuels qui vivent encore dans l’ère avant l’internet. Peut-être c’est son dada qu’il cultive dans des discussions interminables autour d’un bon verre devant la cheminée de la villa d’un copain ;-)

      Ses remarques sur les opportunistes et le carrièristes de gauche par contre correspondent précisément à ce que je rencontre quand j’essaye de faire comprendre aux politiciennes et politiciens de la gauche officielle quels sont les problèmes élémentaires qui se posent au commun des mortels.

      Voilà l’antagonisme (ah, comme j’aime ce Fremdwort , c’est classe !) qui habite bien des auteurs de la gauche radicale. Il ne travaillent pas au quotidien avec les plus défavorisé qu’ils aimeraient pourtant bien convaincre de l’action révolutionnaire incontournable. Pris dans ce piège il ne leur reste qu’à critiquer les autres courants de la gauche pour leur inaction.

      Pas grave, TK est une voix intéressante qui sort de la couche de résidus qui restent de l’ancienne nouvelle gauche allemande. C’est toujours un plaisir de lire ses textes.

      https://fr.wikipedia.org/wiki/Nouvelle_gauche

      #auf_deutsch #histoire #marxisme

  • Pierre Bourdieu : « Le musée est important pour ceux qui y vont dans la mesure où il leur permet de se distinguer de ceux qui n’y vont pas »
    https://www.franceculture.fr/emissions/les-nuits-de-france-culture/musees-daujourdhui-et-de-demain-pierre-bourdieu-1ere-diffusion-2102197


    Le 21 février 1972, pour ouvrir une série d’émissions intitulée « Musées d’aujourd’hui et de demain », Jocelyn de Noblet recevait Pierre Bourdieu, qui exposait le cadre, les conclusions et les enjeux de cette passionnante étude sur la fréquentation des musées et sa signification sociale.

    • Avec la massification de cette fréquentation, il me semble que Bourdieu aurait été conduit, sans révisons déchirantes (?) à d’autres analyses.

      On peut aussi se souvenir de critiques qui furent adressées à cette école de pensée, dont celle-ci, qui m’avait paru à l’époque tout à fait salubre, du Collectif « Révoltes logiques » : L’empire du sociologue , 1984 [compte-rendu]
      https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_1984_num_72_1_2413_t1_0173_0000_1

      Bourdieu et Rancière discutés, Charlotte Nordmann, 2007 [compte-rendu]
      https://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_2007_num_152_1_4665

      La théorie bourdieusienne, affirme-t-il, ne permet aucune émancipation sociale. Au lieu de donner aux individus des outils pour lutter contre la domination dont ils sont victimes, elle redouble celle-ci (...)

      #culture #distinction #capital_culturel #musées #sociologie #sociologie_de_la_domination #domination #Pierre_Bourdieu #vidéo

    • Les étranges relations au béarnais de Bourdieu
      https://journals.openedition.org/lengas/4401

      A la fois distant et proche, Pierre Bourdieu entretenait des relations ambigües avec le béarnais. Tout en évoquant sa « haine de l’accent » dans le film de Pierre Carles, il était parrain de la Calendreta de Pau. S’il n’a pas écrit de livre sur cette langue, il s’y réfère dans plusieurs ouvrages ; pour lui, le béarnais est le lien avec le monde du père. C’est donc le point de vue du « transfuge », comme il se définissait lui-même, qui apparaît ici et là. A partir de ces informations disséminées, cet article tente de reconstituer le puzzle pour comprendre ces étranges relations liées à une position sociale.
      [...]
      S’il maîtrise parfaitement le français, pour intégrer l’élite intellectuelle en montant à Paris, il doit aussi apprendre de nouveaux codes sociaux mais surtout se débarrasser du principal stigmate du provincial : l’accent.

      Quand on vient d’un petit milieu, d’un pays dominé, on a de la honte culturelle. Moi j’avais de la honte de mon accent qu’il fallait corriger [Il l’avait totalement abandonné, s’en était purgé, ndc], j’étais passé par l’Ecole Normale etc.,

    • Je suppose qu’on peut avoir le même genre de critique et limites de cette critique avec les bibliothèques municipales : des lieux que l’on prétend être de la culture pour tous, mais qui sont en même temps extrêmement déterminés sociologiquement. Mis les critiquer comme simplement élitistes, comme les musées, revient à passer à côté d’énormément de considérations et de parcours.

      Également : passer à côté du fait que, depuis l’interview de Bourdieur en 1972, cette question de la détermination des publics est un problème qui n’est plus du tout ignoré par ces institutions et les collectivités qui les financent.

    • Marrant, parce que je trouve que les bibliothèques ont durci leur accès à tout·es avec toujours ce déterminisme social ancré dans une certaine culture qui dispose du droit d’être valorisée dans ces lieux. Pas qu’avec l’informatisation des prêts, il faut aussi montrer sa feuille d’impôt chaque année pour avoir le droit à une carte moins chère pour emmener un livre, avec des bibliothécaires qui te réclament du fric pour 3 jours de retard, te foutent la honte, ça ressemble trop à une institution comme la CAF où tu passes ton temps à réclamer tes droits, pour toi, pour les autres, et ça donne pas bien envie.
      Ce ne sont pas tant les bibliothécaires que le système mis en place qui ne donne plus goût à personne.

    • Il y a un moment que j’ai trouvé très frappant dans cet entretien de 72, qui donne l’impression que Bourdieu lui-même, avec son statut d’intellectuel qui parle du fait d’apprendre à voir, n’a pas l’air, lui-même, de voir grand chose dans les musées.

      Il a ces grandes tirades vers la fin à propos de cette vision de « l’art pour l’art » depuis le XIXe siècle, comme si les musées se résumaient à cela. Et surtout une anecdote (l’entretien donne d’ailleurs l’impression d’une sociologie basée sur des anecdotes qu’on lui a racontées, c’est assez marrant) : des ouvriers commentent des œuvres, et n’en disent pas grand chose (« j’aime, j’aime pas ») ; et ce qu’il souligne, c’est qu’un bourgeois commente les mêmes œuvres, avec des mots différents (« ah ça c’est formidable »), mais au fond, conclut Bourdieu, il n’a rien à en dire non plus. Ce qui amène tout de même à une conclusion dramatique : au fond les musées et l’art, selon cette anecdote, il n’y a rien à en dire, puisque même les bourgeois qui s’octroient une légitimation par l’art, n’ont rien à en dire non plus.

      Du coup, l’impression d’une tautologie : certes il y aurait l’aspect très déterminé des publics qui vont au musée, mais si dans le même temps, en tant qu’observateur, tu considères que c’est de l’art pour l’art, et que de toute façon personne n’a rien à en dire, il est assez évident que la conclusion de ton point de vue, ce sera que le rôle principal (voire unique) des musées, c’est la légitimation de la bourgeoisie. Puisque la perception que tu en as toi-même, c’est celle d’une profonde vacuité.

    • Je te trouve injuste @arno Bourdieu parle du pouvoir symbolique que s’arroge les musées et, de ce que j’en comprends, de l’usage de ce pouvoir comme distinguo social à contrario de la culture paysanne, ouvrière auxquelles il n’est pas donné de valeur.
      (Perso c’est vraiment un truc qui me taraude, cette destruction des soit disants sous-cultures)
      Ce n’est donc pas la vacuité de l’art qu’il questionne, ni la valeur des œuvres en soi, mais ce basculement vers l’Art pour l’Art et de notre difficulté à voir face à la sacralisation symbolique du musée, qu’il compare à la religion. De fait, est-il possible de faire évoluer notre regard, quelque soit notre positionnement social puisque « l’Art de voir » est contenu par la structuration même du musée et son appropriation à des fins de conservation. (On mettra bientot un paysan empaillé)

      Bref, je trouve que c’est vraiment intéressant ce qu’il dit, ses interventions sont entrecoupés de musiques trop fortes et donc c’est difficile de suivre sa pensée mais c’est vraiment bien à écouter.

  • La nouvelle anormalité

    Miquel Amorós

    https://lavoiedujaguar.net/La-nouvelle-anormalite

    La catastrophe n’est pas seulement la promesse du malheur annoncé par la civilisation industrielle ; elle est déjà notre présent immédiat, ce que confirme l’alarmisme des experts devant la possibilité annoncée aux quatre vents d’un effondrement du système de santé. En décrétant la fin du premier confinement, les gouvernants ont essayé d’éviter l’aggravation de la crise économique. Cependant, l’urgente nécessité qu’il y avait à sortir l’économie d’une forme de restriction peu propice à la consommation a conduit au contraire : les résurgences du virus n’ont pas tardé à venir, ou du moins c’est ce que disent les statistiques des études scientifiques officialisées. Comme le laissent malgré tout entrevoir les médias de désinformation, la gestion de la pandémie a été humainement désastreuse. Pour qu’il en soit autrement il eût fallu sortir de la logique et du formatage technocratiques et s’intéresser plus aux individus qu’à leur fonction consumériste : une société de consommation ne peut se développer avec une économie semi-paralysée, elle doit donc impérativement s’occuper de ses consommateurs. Leur degré de disponibilité pour le travail et la dépense, c’est-à-dire ce que sous le capitalisme l’on appelle la santé, doit être satisfaisant. Plus clairement, faute de faire, visiblement, un pas en avant supplémentaire dans le renforcement du contrôle social, les dirigeants ont choisi le pas de côté : ils ont décrété un nouvel état d’alerte, conservant ainsi les dispositions coercitives antérieures, afin de pouvoir relancer les activités économiques tout en les encadrant de restrictions inutiles sur ce qui serait « non essentiel », de couvre-feux et de confinements à la carte. (...)

    #catastrophe #pandémie #gouvernement #économie #gestion #capitalisme #État #technoscience #Raoul_Vaneigem #désobéissance_civile #autodéfense #autogestion #colère #antiproductivisme #communes

  • Affaires privées de Christophe Masutti | Résumé sur Dygest
    https://dygest.co/christophe-masutti/affaires-privees

    Un bpon résumé du livre... qui ne doit pas empêcher de le lire en entier ;-)

    Synopsis
    Science et environnement

    Chacune de nos traces numériques enrichit des bases de données où les informations nous concernant, anonymes ou non, sont commercialisées pour alimenter des profils. En faisant de la donnée personnelle un moteur de croissance, le Big data bouleverse la notion même de vie privée et son cadre juridique. Si ce processus fait moins de bruit que les dispositifs développés par les États, cette surveillance est une menace pour nos libertés, privées et publiques, car les algorithmes des GAFAM s’imposent face aux institutions. En ce sens, nos vies privées sont la dernière frontière du capitalisme moderne, pour qui l’information est un capital qu’il s’agit de valoriser.

    #Christophe_Masutti #Surveillance #Capitalisme_surveillance

  • La santé mentale est un enjeu crucial des migrations contemporaines

    Si la migration est source d’espoirs liés à la découverte de nouveaux horizons, de nouveaux contextes sociaux et de nouvelles perspectives économiques, elle est également à des degrés divers un moment de rupture sociale et identitaire qui n’est pas sans conséquence sur la santé mentale.

    #Abdelmalek_Sayad, l’un des sociologues des migrations les plus influents de ces dernières décennies, a défini la condition du migrant comme étant suspendu entre deux mondes parallèles. #Sayad nous dit que le migrant est doublement absent, à son lieu d’origine et son lieu d’arrivée.

    Il est, en tant qu’émigrant, projeté dans une condition faite de perspectives et, très souvent, d’illusions qui l’éloignent de son lieu d’origine. Mais le migrant est tout aussi absent dans sa #condition ^_d’immigré, dans les processus d’#adaptation à un contexte nouveau et souvent hostile, source de nombreuses #souffrances.

    Quelles sont les conséquences de cette #double_absence et plus largement de cette transition de vie dans la santé mentale des migrants ?

    Migrer implique une perte de #capital_social

    Migrer, c’est quitter un #univers_social pour un autre. Les #contacts, les #échanges et les #relations_interpersonnelles qui soutiennent chacun de nous sont perturbés, fragmentés ou même rompus durant cette transition.

    Si pour certains la migration implique un renforcement du capital social (ou économique), dans la plupart des cas elle mène à une perte de capital social. Dans un entretien mené en 2015, un demandeur d’asile afghan souligne cette #rupture_sociale et la difficulté de maintenir des liens avec son pays d’origine :

    « C’est très difficile de quitter son pays parce que ce n’est pas seulement ta terre que tu quittes, mais toute ta vie, ta famille. J’ai des contacts avec ma famille de temps en temps, mais c’est difficile parce que les talibans détruisent souvent les lignes de téléphone, et donc, c’est difficile de les joindre. »

    Pour contrer ou éviter cette perte de capital social, de nombreux #réseaux_transnationaux et organisations d’immigrants dans les pays d’accueil sont créés et jouent dans la vie des migrants un rôle primordial.

    À titre d’exemple, la migration italienne d’après-guerre s’est caractérisée par une forte structuration en #communautés. Ils ont créé d’importants organisations et réseaux, notamment des organisations politiques et syndicales, des centres catholiques et culturels, dont certains sont encore actifs dans les pays de la #diaspora italienne.

    L’#environnement_social et la manière dont les sociétés d’arrivée vont accueillir et inclure les migrants, vont être donc des éléments clés dans la #résilience de ces populations face aux défis posés par leur trajectoire de vie et par leur #parcours_migratoire. Les migrants peuvent en effet rencontrer des situations qui mettent en danger leur #santé physique et mentale dans leur lieu d’origine, pendant leur transit et à leur destination finale.

    Cela est particulièrement vrai pour les migrants forcés qui sont souvent confrontés à des expériences de #détention, de #violence et d’#exploitation susceptibles de provoquer des #troubles_post-traumatiques, dépressifs et anxieux. C’est le cas des centaines de milliers de réfugiés qui fuient les #conflits_armés depuis 2015, principalement dans les régions de la Syrie et de l’Afrique subsaharienne.

    Ces migrants subissent des #violences tout au long de leur parcours, y compris la violence des lois de l’asile dans nos sociétés.

    L’environnement social est une des clés de la santé mentale

    Dans son document d’orientation « Mental health promotion and mental health care in refugees and migrants », l’Organisation mondiale de la santé (OMS) indique l’#intégration_sociale comme l’un des domaines d’intervention les plus importants pour combattre les problèmes de santé mentale dans les populations migrantes.

    Pour l’OMS, la lutte contre l’#isolement et la promotion de l’#intégration sont des facteurs clés, tout comme les interventions visant à faciliter le relations entre les migrants et les services de soins, et à améliorer les pratiques et les traitements cliniques.

    Cependant, l’appartenance à des réseaux dans un environnement social donné est une condition essentielle pour le bien-être mental de l’individu, mais elle n’est pas suffisante.

    Le philosophe allemand #Axel_Honneth souligne notamment que la #confiance_en_soi, l’#estime_de_soi et la capacité à s’ouvrir à la société trouvent leurs origines dans le concept de #reconnaissance. Chaque individu est mu par le besoin que son environnement social et la société, dans laquelle il ou elle vit, valorisent ses #identités et lui accordent une place comme #sujet_de_droit.

    Les identités des migrants doivent être reconnues par la société

    À cet égard, se construire de nouvelles identités sociales et maintenir une #continuité_identitaire entre l’avant et l’après-migration permet aux migrants de diminuer les risques de #détresse_psychologique.

    https://www.youtube.com/watch?v=oNC4C4OqomI&feature=emb_logo

    Être discriminé, exclu ou ostracisé du fait de ses appartenances et son identité affecte profondément la santé mentale. En réaction à ce sentiment d’#exclusion ou de #discrimination, maintenir une estime de soi positive et un #équilibre_psychosocial passe souvent parla prise de distance par rapport à la société discriminante et le #repli vers d’autres groupes plus soutenants.

    La #reconnaissance_juridique, un élément central

    Or ce principe de reconnaissance s’articule tant au niveau de la sphère sociale qu’au niveau juridique. Dans les sociétés d’accueil, les migrants doivent être reconnus comme porteurs de droits civils, sociaux et politiques.

    Au-delà des enjeux pragmatiques liés à l’accès à des services, à une protection ou au #marché_de_l’emploi, l’obtention de droits et d’un #statut_juridique permet de retrouver une forme de contrôle sur la poursuite de sa vie.

    Certaines catégories de migrants vivant soit en procédure pour faire reconnaître leurs droits, comme les demandeurs d’asile, soit en situation irrégulière, comme les « #sans-papiers », doivent souvent faire face à des situations psychologiquement compliquées.

    À cet égard, les sans-papiers sont presque totalement exclus, privés de leurs #droits_fondamentaux et criminalisés par la justice. Les demandeurs d’asile sont quant à eux souvent pris dans la #bureaucratie du système d’accueil durant des périodes déraisonnablement longues, vivant dans des conditions psychologiques difficiles et parfois dans un profond #isolement_social. Cela est bien exprimé par un jeune migrant kenyan que nous avions interviewé en 2018 dans une structure d’accueil belge :

    « Je suis arrivé quand ils ont ouvert le [centre d’accueil], et je suis toujours là ! Cela fait presque trois ans maintenant ! Ma première demande a été rejetée et maintenant, si c’est un “non”, je vais devoir quitter le territoire. […] Tous ces jours, les mois d’attente, pour quoi faire ? Pour rien avoir ? Pour devenir un sans-papiers ? Je vais devenir fou, je préfère me tuer. »

    Être dans l’#attente d’une décision sur son statut ou être dénié de droits plonge l’individu dans l’#insécurité et dans une situation où toute #projection est rendue compliquée, voire impossible.

    Nous avons souligné ailleurs que la lourdeur des procédures et le sentiment de #déshumanisation dans l’examen des demandes d’asile causent d’importantes #frustrations chez les migrants, et peuvent avoir un impact sur leur #bien-être et leur santé mentale.

    La migration est un moment de nombreuses #ruptures sociales et identitaires face auxquelles les individus vont (ré)agir et mobiliser les ressources disponibles dans leur environnement. Donner, alimenter et construire ces ressources autour et avec les migrants les plus vulnérables constitue dès lors un enjeu de #santé_publique.

    https://theconversation.com/la-sante-mentale-est-un-enjeu-crucial-des-migrations-contemporaines

    #santé_mentale #asile #migrations #réfugiés

    ping @_kg_ @isskein @karine4

    • Beaucoup plus détaillé ici :

      300 millions de personnes menacées par la montée des océans d’ici 2050
      Reporterre, le 30 octobre 2019
      https://seenthis.net/messages/808835

      En France, et dès 2050 : la côte nord française (Dunkerque, Calais, Berck...), Dieppe, Le Havre et le long de la Seine jusqu’à Rouen, Deauville, Cabourg, une partie du Cotentin (oui, les centrales nucléaires), le Mont Saint Michel et tout autour, Saint Malo, l’Ile de Bréhat, l’Ile de Batz, l’Ile Molène, L’Ile de Sein, Roscoff et toute la côte nord, Brest, Lorient, Guérande, toute l’embouchure de la Loire, de Saint Nazaire à Nantes et au delà, Noirmoutiers et toute la côte en face, une partie de l’Ile de Ré et de l’Ile d’Oléron, La Rochelle, toute la région autour de Rochefort, l’Embouchure de la Garonne avec pas mal de vignobles (Saint Estèphe, Pauillac, Margaux...), jusqu’à Bordeaux et autour, le bassin d’Arcachon, Bayonne...

      #eau #océans #cartographie #climat #effondrement #collapsologie #catastrophe #fin_du_monde #it_has_begun #Anthropocène #capitalocène

  • ‘Competition Is for Losers’ : How Peter Thiel Helped Facebook Embrace Monopoly
    https://onezero.medium.com/competition-is-for-losers-how-peter-thiel-helped-facebook-embrace-mo

    The roots of Big Tech’s antitrust problem can be found in his bestselling 2014 business book, ‘Zero to One’ “Only one thing can allow a business to transcend the daily brute struggle for survival,” Peter Thiel wrote in his bestselling 2014 book, Zero to One. That one thing, Thiel stated outright, is “monopoly profits.” In the book, which was embraced as a business bible in Silicon Valley and beyond, Thiel made the case for monopoly as the ultimate goal of capitalism. Indeed, “monopoly is the (...)

    #Palantir #Facebook #domination

  • Entretien avec #Mathieu_Rigouste : une #généalogie coloniale de la police française
    (2017 —> pour archivage)

    L’entretien qui suit est la transcription d’une conversation ayant eu lieu le 23 septembre 2016 afin de figurer dans le 8ème numéro de The Funambulist (disponible en ligne et dans certaines librairies) dedié a une critique de la police dans differents contextes politiques et géographiques (États-Unis, Palestine, Égypte, Allemagne, Brésil, France). https://thefunambulist.net/magazine/police

    LÉOPOLD LAMBERT : Mathieu, ton travail consiste à beaucoup d’égards de mettre à jour la #généalogie_coloniale déterminante de la #police_française. J’aimerais donc commencer cette conversation avec le #massacre du #17_octobre_1961 qui a vu la police parisienne tuer entre 40 et 100 algérien-ne-s lors de manifestations ayant rassemblé environ 30 000 personnes en solidarité avec le #FLN. Lorsque nous évoquons la répression sanglante de l’état français au moment de la révolution algérienne, nous pensons souvent aux #violences commises en Algérie mais pas nécessairement en « métropole » ; c’est pourtant là que ce se détermine la police française d’aujourd’hui en relation à la partie de la population provenant d’anciennes colonies de « l’Empire » (nous en parlerons plus tard). Peux-tu nous décrire cette relation, ainsi que de la figure déterminante de #Maurice_Papon, préfet pour le régime Vichiste, puis à #Constantine en Algérie et enfin à l’œuvre à Paris donnant l’ordre d’un tel massacre ?

    MATHIEU RIGOUSTE : Il y a plusieurs racines de l’#ordre_sécuritaire. L’axe de mes recherches, c’est la #restructuration_sécuritaire qui accompagne la restructuration néolibérale du #capitalisme à l’époque contemporaine. Dans tous mes travaux je retombe sur ce mécanisme dans lequel on voit la société impérialiste française importer dans son système de #contrôle, de #surveillance, de #répression des dispositifs qui viennent des répertoires coloniaux et militaires. Au sein de l’Algérie qui est la colonie de peuplement et d’expérimentations d’une gestion militaire de la population colonisée la plus poussée, sont développés des répertoires d’#encadrement qui vont influencer en permanence, depuis 1830, la restructuration du contrôle de la population « en métropole ». Notamment par l’application de ces dispositifs sur les populations directement désignées comme étant la continuité des indigènes en Algérie, c’est-à-dire principalement les #arabes à #Paris. On a donc des répertoires particuliers, des #régimes_policiers de #violences appliqués aux colonisés « en #métropole » qui font un usage régulier de pratiques de #coercition, d’#humiliation, de #rafles, d’#assassinats, de #tortures longtemps avant la #guerre_d’Algérie et de manière continue. On a déjà une police dans les années 30 qui s’appelle #Brigade_de_surveillance_des_Nord-Africains (#BNA) qui est donc une police opérant sous critères racistes, chargée par l’utilisation de la coercition d’encadrer les français de souche nord-africaine. Ces répertoires vont se transmettre. La continuité de l’état, ça veut dire la continuité des personnels, des administrations, des bureaucraties. Et à travers la restructuration des unités de police, se transmettent des systèmes de #discours, d’#imaginaires, d’#idéologies, et de #pratiques.

    Donc au moment du 17 octobre 1961, il y a déjà tous ces répertoires qui appartiennent à l’arsenal de l’encadrement normal et quotidien des arabes à Paris. J’essaye d’alimenter une piste un peu nouvelle qui apporte un regard supplémentaire aux travaux critiques qui avaient été faits sur la question et qui essaye de montrer comment les doctrines de #contre-insurrection dominaient la pensée militaire de l’époque et comment elles ont été importées et réagencées après leur application industrielle pendant la guerre d’Algérie, notamment à partir de 1956, pour passer du répertoire militaire et colonial dans le répertoire policier de l’écrasement des arabes à Paris. Tu l’as dit, ça passe par des personnels ; on pense à la figure de Maurice Papon en effet, mais aussi à des « étages » moyens et inférieurs de la police, les #CRS, les #gendarmes_mobiles… tout le monde fait son séjour en Algérie pendant la guerre en tant que policier en formation ou pour servir puisqu’on avait utilisé la plupart des effectifs militaires et policiers disponibles à l’époque. Il y a donc déjà une masse de policiers et de gendarmes qui ont été faire la guerre aux colonisés et ils se sont appropriés le modèle de contre-insurrection, le modèle de #terreur_d’Etat. Et puis, il y a aussi tout le contingent, les « #appelés », toute une génération de jeunes mâles qui vont se construire – certains, en opposition, mais une minorité – dans cette guerre d’Algérie, et à travers toute l’économie psychique que ça suppose, les #peurs et la #férocité que ça va engendrer dans toute une génération qui prendra ensuite les manettes de la #Cinquième_République.

    Ce que j’essaye de montrer donc, et que l’on voit bien dans le discours de Maurice Papon à l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale (IHEDN) en 1960, c’est que lui en tant que #IGAME, c’est-à-dire super préfet itinérant en Algérie, se forme à la contre-insurrection – c’était déjà un spécialiste des mécanismes de #purges, il s’était illustré par la #déportation des juifs de Bordeaux pendant l’occupation – et donc, assez logiquement, est nommé super préfet en Algérie pour organiser l’écrasement de la #révolution_algérienne. Il se forme ainsi à la contre-insurrection et expériment une forme de remodelage d’une contre-insurrection militaire et coloniale en contre-insurrection militaro-policière et administrative. Il se fascine completement pour cette doctrine qui exhorte à se saisir de l’ennemi intérieur pour pacifier la population, qui dit que le guérillero, le partisan, est comme un poisson dans l’eau, l’eau étant la population, et donc qu’il faut se saisir de la population. Ce système idéologique et technique va être élevé au rang de doctrine d’état et devenir hégémonique dans la pensée militaire francaise à partir de 1956. Dès lors, la doctrine « de la guerre (contre) révolutionnaire » alimente la restructuration des appareils de défense intérieure, « la #défense_intérieure_du_territoire » à l’époque, c’est-à-dire les grands plans de #militarisation_du_territoire en cas d’invasion soviétique. #Papon fait partie de la plateforme de propulsion d’une analyse qui dit que probablement une invasion soviétique – c’est la grille de lecture générale de toute la pensée militaire de l’époque – serait certainement précédée de manifestations géantes communistes et nord-africaines. Papon a en quelque sorte ouvert les plans de défense intérieure du territoire le 17 octobre. Il n’y avait eu que très peu de renseignements du côté de la Préfecture et ils ont été pris au dépourvu ; lorsqu’ils se sont rendus compte le 16 au soir, ou le 17 au matin qu’il y allait il y avoir des manifestations, ils sont allés chercher dans les répertoires disponibles, en l’occurrence la défense intérieure du territoire qui sont donc des plans de gestion militaire de la métropole en cas d’invasion soviétique. Ca explique pas mal de choses sur la puissance du dispositif mis en œuvre. Sur la radio de la police, on diffusait des messages d’#action_psychologique, on disait que les arabes avaient tué dix policiers à tel endroit, etc. pour exciter la #férocité des policiers. Il y a encore un autre aspect qu’il faut prendre en compte – j’y travaille en ce moment – c’est le soulèvement des masses urbaines de décembre 1960 en Algérie. C’est un peu la réponse à la #bataille_d’Alger, c’est-à-dire la réponse du peuple colonisé à la contre-insurrection. C’est un déferlement des masses (avec des enfants, des vieux, des femmes, etc.) dans les rues des grandes villes algériennes qui déborde la militarisation, déborde la contre-insurrection militaire et policière et emporte le versant politique de la guerre d’Algérie alors que le versant militaire était quasiment perdu. Le FLN et l’#Armée_de_Libération_Nationale étaient quasiment K.O. technique, militairement parlant et c’est donc le plus petit peuple qui remporte l’aspect politique de la guerre d’Algérie. Ça va marquer très très fort les administrations, les états-majors politiques, militaires et policiers et quand Papon se fait « ramener » à Paris c’est parce qu’il est reconnu comme un spécialiste de la gestion des arabes aux colonies et qu’on lui demande de faire la même chose à Paris. Il emporte donc cette mémoire avec lui et au moment où son état-major obtient l’information qu’il va il y avoir des manifestations organisées par le FLN et que des algériens vont marcher, depuis les périphéries vers le centre-ville – c’est-à-dire le même mouvement qu’en décembre 1960 en Algérie – il va utiliser l’arsenal d’écrasement qui est à sa disposition.

    Bien entendu, tout cela va semer des graines dans toute la Cinquième République qui est fondée autour du coup d’état militaire qui porte De Gaulle au pouvoir en 1958 et à travers toute cette grammaire idéologique qui considère les arabes et les communistes comme un #ennemi_intérieur dont il faudrait se saisir pour protéger la France et « le monde libre ». Voilà pour le contexte idéologique.

    LÉOPOLD LAMBERT : Dans le livre qu’est devenu ta thèse, L’ennemi intérieur (La Découverte, 2009), tu décris cette généalogie dans de grands détails. Peux-tu nous parler en particulier de la manière dont la doctrine de contre-insurrection coloniale française, élaborée d’abord par des militaires comme le Maréchal #Bugeaud au moment de la colonisation de l’Algérie, puis par d’autres comme #Roger_Trinquier, ou #Jacques_Massu au moment de la guerre de son indépendance a par la suite influencé d’autres polices et armées à l’échelle internationale – on pense notamment à Ariel Sharon ou David Petraeus ?

    MATHIEU RIGOUSTE : On peut dire que c’est à l’origine même de la construction de l’Etat. L’Etat se forge comme #contre-révolution. C’est un appareil qui permet aux classes dominantes de refermer soit le mouvement révolutionnaire soit le temps et l’espace de la guerre pour asseoir leur domination. Tout état se forme donc sur des appareils de contre-insurrection. Du coup, on trouve une pensée contre-insurrectionnelle chez #Sun_Tzu ou dans toute autre philosophie politique. Mais effectivement avec l’avènement de l’état nation moderne, du capitalisme et de sa version impérialiste, la contre-insurrection va elle-même prendre des formes modernes, industrielles, va se mondialiser, va se techniciser, va se rationaliser, et va évoluer en même temps que les systèmes technologiques. Du coup on a des formes modernes de doctrines de contre-insurrection chez le Maréchal Bugeaud en effet. Lui-même, son parcours et sa pensée reproduisent le mécanisme de restructuration impériale, c’est-à-dire l’importation de dispositifs issus de l’expérimentation coloniale et militaire vers le domaine du contrôle. Il va ainsi pouvoir expérimenter des pratiques contre-insurrectionelles à travers la conquête de l’Algérie avec toute sortes de dispositifs qui vont perdurer, comme les rafles, les déplacements de population, etc. et d’autres qui vont être mis de côté comme les enfumades, mais il y reste bien une logique d’extermination durant toute la conquête de l’Algérie.

    Pendant les dernières décennies de sa vie, Bugeaud ne cesse d’insister sur le fait qu’il a constitué une doctrine de contre-insurrection applicable au mouvement ouvrier en métropole. Il passe également beaucoup de temps à démontrer les similarités qu’il y aurait entre le processus révolutionnaire – ce que lui appelle « les insurrections » – au XIXe siècle en métropole et les révoltes aux colonies. À la fin de sa vie, il écrit même un livre (qui ne sera pas distribué) qui s’appelle La guerre des rues et des maisons dans lequel il propose de transférer son répertoire de contre-insurrection à la guerre en ville en métropole contre le peuple et dans lequel il développe une théorie d’architecture qui va se croiser avec toute l’hausmannisation et qui correspond à l’application de la révolution industrielle à la ville capitaliste. On va donc voir des doctrines militaires et coloniales passer dans le domaine policier en même temps que Hausmann « perce la citrouille » comme il dit ; c’est-à-dire en même temps qu’il trace les grandes avenues qui permettent à la police ou l’armée de charger les mouvements ouvriers. On introduit également tout cet imaginaire de la tuberculose, des miasmes, etc. On assimile les misérables à une maladie se répandant dans Paris et il faudrait donc faire circuler l’air. C’est comme aujourd’hui dans la rénovation urbaine, on ouvre des grands axes pour que la police puisse entrer dans les quartiers populaires le plus facilement possible et aussi pour les enfermer. Et on invoque la circulation de l’air. On a donc ces logiques avec tout un imaginaire prophylactique, hygiéniste, qui se met en place en même temps qu’on importe le répertoire contre-insurrectionnel dans le domaine de la police sur toute la seconde partie du XIXe siècle.

    Avec la restructuration impérialiste, les Etats-nation, les grandes puissances impérialistes du monde occidental vont s’échanger en permanence leurs retours d’expériences. On en a des traces dès 1917 après la révolution russe, où on voit donc les polices et les armées du monde occidental se faire des comptes rendus, s’échanger des synthèses d’expérience. Et c’est comme ça tout au long du XXe siècle. Tu parlais d’Ariel Sharon ; on a des traces du fait que des envoyés spéciaux de l’armée (et peut-être aussi de la police) israélienne qui ont été en contact et qui ont sans doute été également formés au Centre d’Instruction à la Pacification et à la contre-Guérilla (CIPCG) en Algérie. Les spécialistes de la contre-insurrection français et israéliens s’échangent donc, dès la guerre d’Algérie, des modèles d’écrasement de leurs ennemis intérieurs respectifs. On a donc une sorte de circulation permanente des textes révolutionnaires et contre-révolutionnaires. J’avais travaillé là-dessus pour une préface que j’ai écrite pour la réédition du Manuel du guérillero urbain ; on pense que ce manuel a beaucoup plus circulé dans les milieux contre-insurrectionnels que dans les mouvements révolutionnaires – ceux-ci disaient d’ailleurs qu’il n’avaient pas vraiment eu besoin d’un manuel de guérilla urbaine dans les années 1970. On a donc une circulation permanente et parfois paradoxale des textes révolutionnaires et contre-révolutionnaires, et des expériences.

    LÉOPOLD LAMBERT : Et des films comme La bataille d’Alger !

    MATHIEU RIGOUSTE : Exactement ; j’allais y venir. Ce film est d’abord censuré les premières années mais il va circuler en sous-main et il va être validé très rapidement par l’armée française qui dit que les choses se sont passées de manière très proche de ce qu’on voit dans le film. Celui-ci va donc à la fois permettre d’introduire la question contre-insurrectionnelle et le modèle français notamment. Bien que ça n’ait pas forcément forcé l’application exacte de ce modèle dans toutes les armées occidentales, on retrouve ce film dans beaucoup de formations militaires étrangères. On retrouve le film dans des mouvements révolutionnaires également : on sait par exemple que les zapatistes le projettent de temps en temps et s’en servent, d’autant que l’armée mexicaine est une grande collaboratrice de l’armée française. La gendarmerie mexicaine qui a tué des enseignants à Oaxaca il y a trois mois venait d’être formée par la gendarmerie française à ce modèle de gestion des foules, mais aussi au maniement des armes que la France vend avec.

    LÉOPOLD LAMBERT : Dans un autre livre, La domination policière (La Fabrique, 2012), tu dédies un chapitre entier à une branche de la police française qui est sans doute celle contribuant le plus à la continuation de la ségrégation coloniale de la société française, en particulier dans les banlieues, la Brigade AntiCriminalité (BAC). Quelqu’un comme Didier Fassin a fait une étude anthropologique très utile mais, somme toute assez académique puisque venant de l’extérieur, mais toi-même a vécu la plus grosse partie de ta vie en banlieue parisienne, à Gennevilliers et tes écrits peuvent ainsi nous donner un regard plus incarné à la violence raciste (et souvent sexiste et homophobe) qu’une telle branche de la police développe. Peux-tu brièvement nous retracer l’histoire de la BAC et nous parler de son action en banlieue ces dix dernières années (cad, depuis les révoltes de 2005) ?

    MATHIEU RIGOUSTE : Les Brigades AntiCriminalités représentent assez bien ce que j’essaye de démontrer dans mes travaux sur le capitalisme sécuritaire parce qu’elle a deux origines ; c’est la fusion des polices endo-coloniales et de la restructuration néolibérale de l’État. Ce sont des polices qui vont être formées au début des années 1970 et qui vont aller puiser dans les personnels, dans les grilles idéologiques, dans les boites à outils pratiques des polices endocoloniales. Je dis endocolonial pour parler de ces polices comme la Brigade de surveillance des Nord-Africains, et par la suite les Brigades Agression et Violence qui déploient les repertoires coloniaux sur des populations internes au pays sur des critères socio-racistes. Je parle d’endocolonialisme car ce ne sont pas les mêmes régimes de violence que ce qui est appliqué aux colonies et ce ne sont pas les mêmes régimes de violence appliqués aux classes populaires blanches – les Black Panthers ne se prenaient pas tellement la tête ; ils parlaient juste de colonies intérieures. Et parce que la société impérialiste a besoin de maintenir la surexploitation et la surdomination d’une partie des classes populaires, la partie racisée, elle a aussi besoin d’une police spécifique pour ça. C’est pour ça qu’après 1945, c’est-à-dire après le vrai-faux scandale de la collaboration de la police française à la destruction des juifs d’Europe, la bourgeoisie Gaulienne invente « la France résistante » et tente de faire croire que ce racisme a été renvoyé aux oubliettes. Mais bien-sûr on va reproduire les mêmes types de dispositifs avec souvent les mêmes personnels – on va aller rechercher les gens qui étaient dans les BNA vu qu’ils savent faire et qu’on va leur refiler le même boulot – et on va trouver une nouvelle dénomination, celle des Brigades Agression et Violence. Un appareil de gestion socio-raciste va ainsi être mystifié par cette dénomination, ce qu’on retrouve également dans la dénomination d’AntiCriminalité aujourd’hui dans cette rhétorique de la « guerre à la délinquance » qui permet de cacher les appareils de production du socio-apartheid derrière des mythes légalistes.

    On se retrouve donc avec une police qui fait à peu près la même chose, qui se rationalise, se modernise, et au tout début des années 1970, c’est-à-dire juste après 1968 – parce que dans tous ces ennemis intérieurs, il y a aussi le gauchiste, la figure qui n’avait jamais complètement disparue du révolutionnaire qu’incarnait la figure du fellagha – on considère qu’il faut des polices modernes qui vont aller dans les quartiers populaires installer la nouvelle société rationnelle, optimisée, néolibérale, etc. On va donc aller chercher dans les répertoires d’idées, de pratiques, de personnels, pour forger une nouvelle police. La première expérimentation se fait en Seine-Saint-Denis, c’est pas un hasard et en 1973, on file à un ancien des Brigades Agression et Violence la charge de policer les quartiers populaires de Seine-Saint-Denis et son unité va donc s’appeler la Brigade AntiCriminalité. Il va mettre à profit tout ce qu’on apprend à l’époque dans les grandes écoles de la nouvelle société, c’est-à-dire, ce qui s’appellera bientôt le néomanagement : l’application aux appareils d’état de la restructuration néolibérale dans les entreprises en quelques sortes. D’ailleurs, la doctrine de la guerre contre-révolutionnaire va elle-même être transposée dans les théories néolibérales et on parlera de doctrines de « guerre économique » par exemple. Il s’agit de détruire l’entreprise ennemie, en l’empoisonnant, en quadrillant son marché, en utilisant des agents de renseignement, tout ça nait au cours des années 1970. Cette première BAC va influencer la naissance d’autres unités sur le même mode dans différente villes et on va ainsi appliquer aux quartiers populaires des méthodes de gestion endocoloniales ce qui va mener aux premières grandes révoltes contre les violences policières dans les cités.

    Il apparait également une nouvelle logique comptable qu’on va appeler aujourd’hui « la politique du chiffre » qui consiste à optimiser le rendement, la productivité de la machine policière. Faire du chiffre, ça veut dire faire le plus possible de « bâtons », c’est-à-dire des « mises-à-disposition ». Ils appellent ça « faire une affaire » ; une affaire, c’est ramener quelqu’un et une histoire à traiter pour l’Officier de Police Judiciaire (OPJ) et si cette histoire est suffisamment utilisable pour en faire une affaire auprès du procureur et du coup aller jusqu’en justice et mettre cette personne en prison ou en tout cas essayer, ça fera un « bâton ». Ces bâtons gonflent une carrière et donc par exemple un commissaire qui veut « grimper », devenir préfet ou je ne sais quoi, il a tout intérêt à développer des unités de BAC dans son commissariat parce que celles-ci font beaucoup de mises-à-disposition puisqu’elles fonctionnent sur le principe du flagrant délit – les Brigades Nord-Africaines fonctionnaient déjà sur cette idée. Le principe du flagrant délit, c’est un principe de proaction. On va laisser faire l’acte illégal, on va l’encadrer, voire l’alimenter, voire même le suggérer ou le produire complétement pour pouvoir se saisir du « délinquant » au moment où il passe à l’action. La BAC est donc un appareil qui tourne beaucoup autour de la production de ses propres conditions d’extension. Cette logique de fond, c’est notamment ça qui va faire que les BAC vont se développer dans l’ère sécuritaire, c’est parce qu’elles font beaucoup de chiffre et qu’elles produisent également beaucoup de domination socioraciste, dont l’Etat a besoin pour contenir le socio-apartheid. Ceci se trouve dans le fait que le plus facile pour faire des mises-à-disposition et remplir ainsi cette mission néolibérale consiste à « faire » des ILS et des ILE : des Infractions à la Législation sur les Stupéfiants – des mecs qui fument des joints – et des Infractions à la Législation sur les Étrangers – des sans-papiers. Comment on trouve du shit et des gens qui n’ont pas de papiers ? Eh bien on arrête les noirs et les arabes. On traine donc autour des quartiers populaires pour faire des arrestations au faciès sur les classes populaires de couleur.

    Voilà comment nait en gros la BAC dans les années 1970 ; elle s’est ensuite développée tout au long des années 1980, d’abord par l’intermédiaire des BAC de Surveillance de Nuit (BSN) et au début des années 1990 et l’avènement de Charles Pasqua – le symbole le plus caricaturale des logiques politiques, policières et militaires de la guerre d’Algérie et dont la carrière politique est structurée autour de la chasse à l’ennemi intérieur – au Ministère de l’Intérieur, il va intensifier cette utilisation des répertoires de contre-insurrection et va être à la pointe de la genèse du système sécuritaire français. C’est lui notamment qui va rendre possible que toutes les villes de France puisse développer des BAC. Ce qui est à nouveau très intéressant du point de vue du capitalisme sécuritaire c’est que les BAC sont des unités qui utilisent beaucoup de matériel, et qui en revendiquent beaucoup, qui « gueulent » pour être de plus en plus armées. Ça c’est très intéressant pour les industriels de la sécurité. Pour les flashballs par exemple ; les BAC ont demandé à en être armées très vite, elles veulent les nouveaux modèles et elles participent avec les industriels à créer les nouveaux modèles et, bien-sûr, c’est elles qui utilisent le plus de munitions : le flashball est utilisé tous les soirs pour tirer dans les quartiers populaires de France. C’est la même chose pour les grenades lacrymogènes ; on en voit beaucoup dans le maintien de l’ordre des manifestations de mouvements sociaux dans les centre-villes mais les gaz sont utilisés quotidiennement dans les quartiers populaires.

    Le phénomène continue de se développer dans les dix dernières années. La BAC semble vraiment caractéristique de ce capitalisme sécuritaire, notamment par sa férocité mais aussi par son aspect ultralibéral, ultraproductif, ultraoptimisé, ultraviril, ultramédiatique : la BAC se met en scène, les agents s’inspirent énormément de ce qu’ils voient à la télévision… On a même une extension de ce qu’elle a inventé comme système de domination et d’écrasement des quartiers populaires vers la gestion des autres mouvements sociaux, comme récemment des luttes contre la loi travail. Généralement, la BAC est utilisée comme dispositif de pénétration, de saisie, de capture et elle est de plus en plus combinée à des dispositifs d’encerclement, d’enfermement, d’étranglement dans lesquels on utilise plutôt les CRS, les gardes mobiles. On a vu pendant le mouvement contre la loi travail, les BAC qui étaient employées à faire « du maintien de l’ordre ». À Toulouse, on a vu les effectifs des BAC sont utilisés dans l’expérimentation de nouveaux dispositifs hybrides : capable de faire et du maintien de l’ordre et de la capture, de l’intervention, de passer de l’un à l’autre en permanence, et de passer à des niveaux d’intensité très hauts très rapidement. La BAC rejoint ainsi la logique de restructuration de tous les appareils en ce moment qui consiste à devenir rhéostatique : être capable de s’adapter comme le mode de production toyotiste, c’est-à-dire s’adapter le plus instantanément à la demande, avec le moins de stock et de dépenses possibles et de la manière la plus rationalisée qui soit.

    LÉOPOLD LAMBERT : Tout comme Hacène Belmessous dans le deuxième numéro de The Funambulist, tu décris la manière dont « la rénovation urbaine » enclenchée en 2003 constitue à beaucoup d’égards une manière pour la police de s’approprier l’espace urbain des banlieues. Peux-tu nous en dire plus ? Cela intéressera sans doute beaucoup la moitié (ou le tiers) des lecteurs/-trices de The Funambulist qui sont architectes ou urbanistes !

    MATHIEU RIGOUSTE : Il y a effectivement un sursaut en 2003, mais ça avait commencé bien avant. Un des premiers grands quartiers qui est soumis à une politique de ce qu’ils appellent « la rénovation urbaine », mais ce qui est en fait de la destruction et du réaménagement, c’est le quartier où je suis né ; le Luth à Gennevilliers. Il s’agissait d’une coopération du Plan Pasqua et du Parti Communiste Français (PCF) qui gère la ville depuis les années 1930, tous deux ravis de se débarrasser des familles les plus pauvres et d’essayer une nouvelle forme de gestion des quartiers populaires. C’est un processus constant : la ville capitaliste au gré des crises de suraccumulation du capital, se restructure pour continuer à concentrer des masses de travailleurs pauvres autour de ses centres d’accumulation du capital. Et dans ces quartiers populaires, ces campements, ces bidonvilles, ces territoires misérables, les dominé-e-s, les exploité-e-s, les opprimé-e-s, les damné-e-s, inventent en permanence des formes d’auto-organisation, d’autonomisation, de fuites et de contre-attaques, des cultures d’insoumission et des manières de se rendre ingouvernables. Il faut donc en permanence, pour le pouvoir, à la fois une police qui permette de détruire cette dynamique d’autonomisation récurrente et de survie – parce qu’en fait les gens n’ont pas le choix – et un réaménagement des territoires : il faut à la fois ségréguer et pénétrer ces territoires pour aller y détruire tout ce qui peut émerger de subversif. Et l’urbanisme tient un rôle fondamental dans la restructuration sécuritaire de la ville capitaliste. Cette logique est déjà à l’œuvre dans les bidonvilles durant la guerre d’Algérie ; on a des polices spécialisées à la gestion des bidonvilles, c’est-à-dire au harcèlement, à la brutalisation, à la surveillance, au fichage, parfois à la torture, parfois même aux assassinats et aux disparitions d’habitants du bidonville et qui détruisent les cabanes des habitant.e.s parce que même dans le bidonville, on voit ré-émerger des formes de mises-en-commun, d’auto-organisation, de politisation révolutionnaire, de colère, d’entraide, toute sorte de choses qui menace le pouvoir et qui nécessite donc une intervention. En plus d’intervenir avec de l’idéologie, du divertissement ou de l’aménagement, il faut intervenir avec de la coercition.

    On retrouve ce processus dans toute l’histoire de la ville capitaliste ; c’est une dialectique permanente. Sauf que ce qui nait dans les années 1970, c’est un schéma qu’on va voir apparaître ; à partir du moment où on met des polices féroces, comme la BAC, autour des quartiers populaires, celles-ci produisent de la violence policière et donc produisent de la colère. Les dominé-e-s, face à ça, vont produire des tactiques, des techniques, des stratégies, des pratiques de résistance et de contre-attaque. Ça va donner lieu à des révoltes, parfois très spontanées, parfois plus organisées : une histoire des contre-attaques face à la police nait dans les années 1970 et on se rend compte, au gré de ces révoltes et de leur répression et de leur gestion médiatique que des municipalités en collaboration avec la police et les média sont capables de désigner aux pouvoirs publics et au reste de la population en général un quartier populaire comme ingérable, infâme, irrécupérable. Ceci s’accompagne d’une logique humanitaire ; aller « sauver des gens » alors que les revendications pour des meilleures conditions de vie sont permanentes et que les habitants n’obtiennent jamais rien.

    Toute cette logique va activer au cours des années 1970 la reconnaissance par les pouvoirs publics et par le capital industriel et financier du fait que lorsqu’on est capable de désigner un quartier populaire comme infâme, on va pouvoir activer un circuit de capitaux financiers d’abord, puis industriels, liés à ce qu’on va appeler de manière publicitaire « la rénovation urbaine », c’est-à-dire un protocole de restructuration de ce quartier qui peut aller jusqu’à sa destruction complète. Il va ainsi apparaitre beaucoup de régimes de restructuration : certains consistent à éloigner les populations les plus pauvres ou les moins gouvernables, d’autres vont organiser l’évacuation totale de ces populations, d’autre encore qu’on observe beaucoup depuis le début des années 2000 à travers la mystification de la mixité sociale consistent à parler de réhabilitation mais à en fait déplacer les plus pauvres, sans détruire le quartier. On fait ça à la fois avec de la police et de la prison, mais aussi avec la hausse des loyers provoquée par l’arrivée de nœuds de transports en commun qui permet de faire venir des cadres qui ne se seraient pas déplacés jusque-là ; la petite bourgeoisie à laquelle on veut permettre de venir s’installer à la place des quartiers populaires. Bref, à travers tout ce programme publicitaire qu’est la rénovation urbaine, la transformation des quartiers populaires en quartiers petits-bourgeois va attirer des flux de capitaux gigantesques, notamment liés au fait que depuis le début des années 2000, l’État investit énormément pour appuyer les pouvoirs locaux dans leur politiques de restructurations urbaines. C’est de l’argent qui va retomber immédiatement dans les poches des industriels du bâtiment et aussi dans celles des industriels de la sécurité, encore une fois, parce qu’on voit qu’une fois que la police, les média, la prison et les autorités municipales ont réussi à « déblayer le terrain », le réaménagement des quartiers se fait en partenariat avec tous les industriels du bâtiment mais aussi des technologies de surveillance, de design – les cliques du néo-urbanisme – les publicitaires, les commerces, bref tout un système d’entreprises qui vivent autour de ça. La logique de fond est à la fois le renforcement du socio-apartheid, mais aussi une forme de colonisation interne à travers l’expansion de la ville capitaliste et l’invention de nouvelles formes d’encadrement de la vie sociale.

    LÉOPOLD LAMBERT : À l’heure où nous parlons, l’état d’urgence promulgué par François Hollande au lendemain des attentats du 13 novembre 2015 a déjà été renouvelé trois fois. Pour un certain nombre de francais-e-s blanc-he-s de classe moyenne ou riches, cela ne représente qu’une nuisance négligeable mais pour la population racisée française, en particulier ceux et celles que l’on nomme pudiquement « musulman-ne-s d’apparence » ce régime légal donnant une latitude encore plus importante à la police insiste encore d’avantage sur l’existence d’une sous-citoyenneté qui ne dit pas son nom. Travailles-tu actuellement sur la manière dont l’état d’urgence agit comme précédent à la fois légal et dans les pratiques policières ? Peux-tu nous en parler ?

    MATHIEU RIGOUSTE : Je ne travaille pas précisément sur cet aspect des choses mais bien-sûr, je suis ce qui est en train de se passer, notamment au sein des luttes dans lesquelles on avance et on réfléchit sur cet aspect-là. Et effectivement, tu le résumes bien, il y a toute une partie des strates privilégiées, même des classes populaires qui ne se rend pas compte de ce à quoi sert l’état d’urgence parce qu’il ne le voit pas et les média ont vraiment un rôle fondamental là-dedans. C’est ça aussi le socio-apartheid : les vies sont séparées, elles ne se croisent pas. Effectivement l’état d’urgence a permis une intensification de la ségrégation mais aussi de mécanismes d’oppression contre les quartiers populaires, ce qui peut rester complétement invisible pour le reste de la population. L’angle d’attaque, c’est l’Islam et les violences, ce sont des perquisitions fracassantes : explosion de la porte, on met tout le monde a terre et en joue, parfois on gaze à l’intérieur des appartements, parfois on tabasse. Ca provoque des traumatismes très forts dans les familles ; on a des récits de perquisitions en pleine nuit et les enfants, la maman, la grand-mère, plusieurs mois après, cherchent à être suivis par des psychologues. À l’école, c’est dramatique, les enfants n’y arrivent pas, après que des unités militaro-policières ont débarqué chez eux en mode anti-terrorisme. Les violences, ce sont aussi des assignations à résidence ; on a du mal à le saisir lorsqu’on ne le vit pas, mais il s’agit d’un système d’encadrement très dur car il faut aller pointer régulièrement. La plupart de ces histoires, je tiens à le dire, se dégonflent après ; il y a déjà des victoires dans les tribunaux parce que l’immense majorité de ces assignations à résidence sont fondées sur rien du tout, surtout par le fait que la personne a été désignée par quelqu’un comme étant « très pratiquante », possiblement « radicalisée », c’est de l’ordre de la délation. Ce sont donc des violences très fortes et très profondes dans les familles, principalement musulmanes à travers ces perquisitions, ces assignations à résidence et ces procédures judiciaires qui durent bien-sûr et qui épuisent. Les noms des gens sont lâchés dans la presse, toute une ville peut d’un seul coup vous considérer comme un probable terroriste.

    Donc voilà, l’état d’urgence permet l’intensification du socio-apartheid, de l’islamophobie et des racismes d’état, ce qui se conjugue assez bien à la gestion quotidienne des quartiers populaires dans la France impérialiste.

    https://blogs.mediapart.fr/leopold-lambert/blog/200117/entretien-avec-mathieu-rigouste-une-genealogie-coloniale-de-la-polic
    #colonialisme #colonisation #bac #police #Algérie #France #histoire #entretien #interview

  • What is racial capitalism? | Arun Kundnani
    https://www.kundnani.org/what-is-racial-capitalism

    What is racial capitalism?
    Arun Kundnani / October 23, 2020

    Text of a talk by Arun Kundnani at the Havens Wright Center for Social Justice, University of Wisconsin-Madison, October 15, 2020
    Blessing Ngobeni, A Note From ErrorBlessing Ngobeni, “A Note From Error”

    In recent years, the term “racial capitalism” has proliferated among scholars and activists. Articles in places such as New Yorker and Vox have introduced the term to a wide readership. The term is beginning to carry institutional weight in the academy, with a plethora of research initiatives emerging in recent years, and funding from the Mellon Foundation. But we are still in the process of clarifying what we might mean by “racial capitalism.” Go, for example, to the website of the Research Initiative on Racial Capitalism at UC Davis and click on the link for “What is racial capitalism?” and you arrive at a blank page.

    #racism #capitalism

  • La banalisation du recours aux plateformes. Le cas des livreurs à domicile en période de pandémie | Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy
    http://www.contretemps.eu/travail-plateformes-pandemie-covid-livreurs-deliveroo

    Le 30 octobre 2020 signait en France le retour du confinement, mesure sanitaire d’envergure nationale pour lutter contre la propagation de l’épidémie du Covid-19. Comme lors du premier confinement de mars 2020, certains articles de presse ont mis la lumière sur le travail des livreurs « ubérisés » sur les plateformes allégées[1] proposant à leurs clients un bouquet varié de restaurateurs éligibles à la livraison à domicile selon des critères prédéfinis de situation géographique. Grâce à leur flotte de micro-entrepreneurs en selle sur leurs deux roues et à des outils spécifiques, ces plateformes développent une chaîne algorithmique assurant la production à flux tendu de l’économie servicielle culinaire et participent ainsi à une véritable industrialisation du rapport de service de livraison à domicile. (...)

  • La pandémie, un trauma au ralenti, santé mental[e] en danger ! Avec Franco «Bifo» Berardi.
    https://www.franceculture.fr/emissions/la-grande-table-idees/la-pandemie-un-trauma-au-ralenti



    Distanciation sociale• Crédits : alvarez - Getty

    Avec Franco Berardi dit Bifo, philosophe et militant italien. Il publiera en juin 2021 chez Verso "The third unconscious - Subjectivity and sensibility in the pandemic threshold" (non encore traduit).

    Franco (dit « #Bifo ») Berardi est philosophe, théoricien de la culture et des médias et activiste politique. Né à Bologne, acteur de Mai 68, il a baigné dans les mouvements sociaux radicaux des 1970 en Italie. Issu du mouvement opéraïste italien initié en 1969 par Toni Negri, il a été une figure clé de la première radio libre en Italie (Radio Alice) et du magazine A/traverso, qu’il a fondé en 1975. Ayant fui à Paris, où il a travaillé avec Félix Guattari à l’élaboration de la théorie de la schizo-analyse. Il a contribué dans les années 1980 à Semiotexte (New York), à la revue fondée par Deleuze et Guattari, Chimères (Paris), à Metropoli (Rome) et à Musica 80 (Milan). Il est aujourd’hui professeur d’histoire sociale des médias à Milan.

    Avec l’arrivée du #coronavirus en Italie, il a publié en ligne un journal comportants ses observations et ses expériences personnelles des changements, au jour le jour, apportés par la pandémie. Selon lui, le virus a agi comme un révélateur de catastrophes présentes bien avant la pandémie, à commencer par la catastrophe environnementale. La pandémie serait un moyen de sortir du “cadavre” du capitalisme, comme il le nomme. Un système conjugant hégémonie néolibérale, nouvelles formes de fascisme et cybernétisation omnipotente. La sensibilité et l’affectivité humaines, l’empathie, en ressortent affectées, les liens de solidarité en pâtissent. 

    Un fait qu’empire le devoir de barrière physique induit par la pandémie. L’auteur note ainsi une sensibilisation phobique au corps de l’autre, aux lèvres, désormais dissimulées par le masque, et pour un temps qui semble devoir durer bien après cette crise. Il craint une forme d’autisme dans laquelle, même passée cette crise et de manière durable, on refuserait encore la présence de l’autre. En cette ère des pandémies, une nouvelle forme de névrose.

    #capitalisme #traumatisme #trauma_au_ralenti #dépression #subjectivités

  • Les secrets d’une puissance invisible

    Derrière une propagande bien rôdée, la #Suisse fait partie des grandes nations impérialistes de ce monde. L’historien #Sébastien_Guex expose les stratégies mises en place pour parvenir à déployer un impérialisme helvétique « masqué ou feutré », ainsi que les dégâts, inhérents à une politique capitaliste, que ce modèle a causé et continue de causer.

    Proportionnellement à sa taille, mais aussi dans l’absolu, la Suisse fait partie des principales puissances impérialistes du monde depuis longtemps. J’y reviendrai. Mais il n’existe guère en Suisse, y compris au sein du mouvement ouvrier ou de la gauche, de conscience directe de ce phénomène. Plusieurs raisons contribuent à l’absence de cette conscience.

    Tout d’abord, la Suisse n’a jamais eu de véritables colonies et n’a donc pas été directement engagée dans la manifestation la plus claire du colonialisme ou de l’impérialisme, c’est-à-dire la guerre coloniale ou la guerre impérialiste.

    Au contraire, la bourgeoisie industrielle et bancaire suisse s’est depuis très longtemps avancée de manière masquée : derrière la neutralité politique, c’est-à-dire avançant dans l’ombre des grandes puissances coloniales et impérialistes (Grande-Bretagne, France, Allemagne, Etats-Unis) ; masquée aussi derrière un discours propagandiste omniprésent essayant et réussissant souvent à faire passer la Suisse pour le pays de la politique humanitaire, à travers la Croix-Rouge, les Bons offices, la philanthropie, etc. ; enfin, masquée par un discours, complémentaire au précédent, que j’ai appelé la « rhétorique de la petitesse » 1, présentant toujours la Suisse comme un David s’affrontant à des Goliath, un petit Etat faible et inoffensif.2

    Pour ces différentes raisons, certains auteurs ont caractérisé l’impérialisme suisse d’impérialisme secondaire. Mais l’expression me semble mal choisie, car elle entretient l’idée que l’impérialisme suisse serait de peu de poids, marginal, bref, beaucoup moins important que l’impérialisme des autres pays. Or la Suisse est une importante puissance impérialiste. Je préfère donc l’expression d’impérialisme masqué ou feutré.

    Au cœur des impérialismes européens

    Depuis des siècles, le capitalisme suisse est au cœur du développement du capitalisme européen. Au XVIe siècle déjà, les grands marchands et banquiers de Genève, Bâle, Zurich, sont au cœur des réseaux internationaux de circulation des marchandises et des crédits. Dès le XVIIe siècle, et surtout au XVIIIe, jusqu’au milieu du XIXe siècle, les milieux capitalistes bâlois, genevois, neuchâtelois, saint-gallois, zurichois, bernois, etc., participent de manière dense à cette immense opération d’exploitation et d’oppression du reste du monde par le capitalisme ouest et sud-européen en plein essor, soit le commerce triangulaire. L’origine de la fortune de la grande famille bourgeoise des de Pury, l’un des inspirateurs du fameux Livre blanc de 1993, vient de l’exploitation de centaines d’esclaves importés de force d’Afrique vers d’immenses domaines agricoles en Amérique.

    En 1900, la Suisse est le pays qui compte le plus de multinationales au monde par milliers d’habitants. Nestlé est probablement la multinationale la plus internationalisée au monde, c’est-à-dire qui compte le plus de filiales à l’étranger. Mais de l’autre côté, les milieux industriels et bancaires suisses sont entravés dans la course à la colonisation du monde par un gros obstacle : ils ne disposent que d’une puissance militaire relativement faible, et surtout, ils n’ont pas d’accès direct aux océans, à la différence de la Hollande ou de la Belgique, pays comparables dont le débouché sur la mer leur a permis de se lancer dans la conquête coloniale.

    Durant la période qui va de la guerre franco-prussienne de 1870 aux débuts de la Première Guerre mondiale, les cercles dirigeants de la Suisse rêvent d’un agrandissement territorial de la Confédération, soit du côté italien soit du côté français, qui leur donnerait accès à la mer (Gênes ou Toulon). En 1914 et 1915 par exemple, ils envisagent sérieusement d’abandonner la neutralité et d’entrer en guerre aux côtés de l’impérialisme allemand dans l’espoir d’obtenir, en cas de victoire, une part du butin, c’est-à-dire un couloir vers la Méditerranée, accompagné de quelques colonies en Afrique.3 Mais ils jugent finalement l’aventure trop risquée, sur le plan intérieur et extérieur, et choisissent de poursuivre dans la voie de la neutralité. Ce choix se révélera rapidement extrêmement payant, puisqu’il permettra aux industriels et banquiers helvétiques de faire de formidables affaires avec les deux camps belligérants.
    Dans l’ombre des puissants

    C’est cette position particulière qui va marquer les formes et aussi le contenu de l’impérialisme suisse depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à aujourd’hui : comme la grande bourgeoisie industrielle et bancaire helvétique ne peut pas miser sur l’atout militaire, elle va apprendre et devenir virtuose dans l’art de jouer sur les contradictions entre grandes puissances impérialistes afin d’avancer ses propres pions. Dans ce sens, elle utilise de manière combinée deux atouts :

    - La politique de neutralité, alliée à celle des Bons offices et à la politique humanitaire (Croix-Rouge, etc.) permettent à l’impérialisme suisse de ne pas apparaître comme tel aux yeux de très larges pans de la population mondiale, ce qui lui confère une forte légitimité. Elles lui permettent aussi d’être fréquemment choisie pour jouer les arbitres ou les intermédiaires entre les grandes puissances impérialistes. Camille Barrère, Ambassadeur de France à Berne de 1894 à 1897, avait déjà compris cette stratégie lorsqu’il écrivait : « La marine de la Suisse, c’est l’arbitrage ».4
    – La bourgeoisie industrielle et bancaire suisse est capable d’offrir une série de services spécifiques (secret bancaire, fiscalité plus que complaisante, extrême faiblesse des droits sociaux, etc.), dont les classes dominantes des grandes puissances impérialistes ont fortement besoin, mais qu’elles peuvent difficilement garantir dans leur propre pays, généralement pour des raisons politiques internes. L’impérialisme helvétique ne leur apparaissant pas comme un rival trop dangereux, en raison de sa faiblesse militaire notamment, ces puissances accepteront que le pays s’installe et se spécialise durablement dans plusieurs niches hautement profitables (celle de paradis fiscal et de place financière internationale, en particulier).

    Les exemples qui illustrent la manière et la précocité avec laquelle la bourgeoisie suisse a su avancer ses propres intérêts dans le sillage des grandes puissances impérialistes, en jouant au besoin sur leurs contradictions, sont nombreux. Prenons-en deux :

    - Dès 1828, des Missionnaires bâlois, rapidement suivis par les commerçants d’une société, la Basler Handelsgesellschaft, fondée par le cœur de l’oligarchie bâloise (les familles Burckhardt, Merian, Iselin, Ehinger, Vischer), s’installent sur la côte de l’actuel Ghana. Ils vont jouer un rôle décisif dans la colonisation de cette région par la Grande-Bretagne. Dans les années 1860, ils entreprennent dans ce sens un véritable travail de lobbying, couronné de succès, auprès du Parlement anglais et ils participeront directement à la longue guerre coloniale menée par l’Angleterre contre le Royaume Achanti.5
    - En récompense, les négociants bâlois verront leurs affaires facilitées dans le Ghana placé sous tutelle britannique, de telle sorte que la Basler Handelsgesellschaft devient au début du XXesiècle l’une des plus grandes sociétés au monde d’exportation de cacao (le taux de profit net qu’elle dégage au Ghana atteint 25% en moyenne annuelle entre 1890 et 1910). Une anecdote permet à elle seule de mesurer l’influence acquise dans le pays par les négociants suisses et de montrer à quel point ils le considèrent comme leur pré carré. En mars 1957, le Ghana est la première colonie européenne d’Afrique à conquérir son indépendance. L’événement est historique. Cela n’empêche pas, quatre mois plus tard, lors de la fête organisée par les expatriés helvétiques pour le 1er août 1957, l’orateur suisse de conclure son discours devant des centaines d’invités par ces mots : « Vive le canton suisse Ghana ! ».6
    – Mais en parallèle à la carte anglaise, le capitalisme helvétique sait aussi jouer de la carte allemande ou française. Les Suisses vont même jouer un rôle de premier plan dans la politique coloniale allemande en Afrique, ce qui leur permettra, en retour, de disposer de la bienveillance des autorités coloniales et de développer de florissantes affaires.

    La stratégie évoquée ci-dessus s’est révélée particulièrement efficace, de sorte que la Suisse s’est transformée, au cours du XXe siècle, en une puissance impérialiste de moyenne importance, voire même, dans certains domaines, de tout premier plan. En voici deux illustrations :

    – Les multinationales suisses appartiennent au tout petit nombre des sociétés qui dominent le monde dans une série de branches, que ce soit dans la machinerie industrielle (ABB : 2erang mondial), de la pharmacie (Roche : 2e rang ; Novartis : 4e rang), du ciment et des matériaux de construction (LafargeHolcim : 1er rang), de l’agroalimentaire (Nestlé : 1er rang), de l’horlogerie (Swatch : 1er rang), de la production et de la commercialisation de matières premières (Glencore : 1er rang ; Vitol : 2e rang), de l’assurance (Zurich : 10e rang) ou encore de la réassurance (Swiss Re : 2e rang).
    – Dès la Première Guerre mondiale, la Suisse est également devenue une place financière internationale de premier plan, qui est aujourd’hui la quatrième ou cinquième plus importante au monde. Mais sur le plan financier, l’impérialisme helvétique présente à nouveau une spécificité. Les banques suisses occupent en effet une position particulière dans la division du travail entre centres financiers : elles sont le lieu de refuge de prédilection de l’argent des capitalistes et des riches de la planète entière et se sont donc spécialisées dans les opérations liées à la gestion de fortune.

    Exploitation massive

    Reste à souligner un dernier aspect, très important, de l’impérialisme suisse. Le rapport impérialiste ne consiste pas seulement à aller, comme cela a été dit plus haut, vers la main-d’œuvre taillable et corvéable à merci des pays pauvres. Il consiste aussi à faire venir sur place des travailleur-ses étranger-ères dans des conditions telles qu’ils et elles peuvent être exploité-e-s à peu près aussi férocement. Dans ce domaine également, le patronat helvétique s’est distingué en important massivement une main-d’œuvre immigrée, fortement discriminée par un savant système de permis de séjour axé sur le maintien de la plus grande précarité et par l’absence de droits politiques. Bref, il s’est distingué par l’ampleur de la politique de « délocalisation sur place », selon l’expression parlante d’Emmanuel Terray, qu’il a menée depuis très longtemps. Dès la fin du XIXe siècle, les travailleur-ses étranger-ères en Suisse représentent plus de 10% de la population (16% en 1913). Aujourd’hui, ils/elles constituent environ 25% de la population résidant en Suisse, soit plus de deux millions de personnes, la plupart salariées et n’ayant pas le droit vote fédéral, auxquelles il faut rajouter environ 200 000 travailleur-ses clandestin-e-s exploité-e-s.

    Notes
    1. ↑ Sébastien Guex, « De la Suisse comme petit Etat faible : jalons pour sortir d’une image en trompe-l’œil », in S. Guex (éd.), La Suisse et les Grandes puissances 1914-1945, Genève, Droz, 1999, p. 12.
    2. ↑ Cf. par exemple Documents diplomatiques suisses, vol. 6, pp. 146-148, 166-167 et 240-243.
    3. ↑ Lire Hans-Ulrich Jost, « Le Sonderfall, un mythe bien pratique », Moins ! n°49.
    4. ↑ Cité dans Jean-Claude Allain, « La politique helvétique de la France au début du XXe siècle (1899-1912) », in R. Poidevin, L.-E. Roulet (Dir.), Aspects des rapports entre la France et la Suisse de 1843 à 1939, Neuchâtel, La Baconnière, 1982, p. 99.
    5. ↑ Sébastien Guex, « Le négoce suisse en Afrique subsaharienne : le cas de la Société Union Trading Company (1859-1918) », in H. Bonin, M. Cahen (Dir.), Négoce blanc en Afrique noire, Bordeaux, Société française d’histoire d’outre-mer, 2001, p. 237.
    6. ↑ H. W. Debrunner, Schweizer im kolonialen Afrika, Basel, Basler Afrika Bibliographien, 1991, p. 19.

    https://lecourrier.ch/2020/12/06/les-secrets-dune-puissance-invisible

    #colonialisme #colonialisme_sans_colonies #impérialisme #capitalisme #guerres_coloniales #guerres_impérialistes #bourgeoisie_industrielle #bourgeoisie_bancaire #neutralité #discours #propagande #rhétorique_de_la_petitesse #impérialisme_secondaire #impérialisme_masqué #impérialisme_feutré #banquiers #banques #commerce_triangulaire #histoire #esclavage #de_Pury #multinationales #accès_à_la_mer #industrie #Bons_offices #humanitaire #politique_humanitaire #légitimité #arbitrage #paradis_fiscal #Basler_Handelsgesellschaft #Burckhardt #Merian #Iselin #Ehinger #Vischer #Ghana #Afrique #lobbying #Royaume_Achanti #cacao #finance #délocalisation_sur_place #Pury #Neuchâtel

    ping @cede

    • Intéressant le lien que l’auteur fait entre l’impérialisme suisse dans l’histoire et l’#exploitation des #travailleurs_étrangers sans droits politiques voire sans papiers plus contemporaine :

      Reste à souligner un dernier aspect, très important, de l’impérialisme suisse. Le rapport impérialiste ne consiste pas seulement à aller, comme cela a été dit plus haut, vers la main-d’œuvre taillable et corvéable à merci des pays pauvres. Il consiste aussi à faire venir sur place des travailleur-ses étranger-ères dans des conditions telles qu’ils et elles peuvent être exploité-e-s à peu près aussi férocement. Dans ce domaine également, le patronat helvétique s’est distingué en important massivement une main-d’œuvre immigrée, fortement discriminée par un savant système de permis de séjour axé sur le maintien de la plus grande précarité et par l’absence de droits politiques. Bref, il s’est distingué par l’ampleur de la politique de « délocalisation sur place », selon l’expression parlante d’Emmanuel Terray, qu’il a menée depuis très longtemps. Dès la fin du XIXe siècle, les travailleur-ses étranger-ères en Suisse représentent plus de 10% de la population (16% en 1913). Aujourd’hui, ils/elles constituent environ 25% de la population résidant en Suisse, soit plus de deux millions de personnes, la plupart salariées et n’ayant pas le droit vote fédéral, auxquelles il faut rajouter environ 200 000 travailleur-ses clandestin-e-s exploité-e-s.

      #sans-papiers #droits_politiques #saisonniers

  • Covid, capitalisme, grèves et solidarité
    Entretien avec la revue Chuang

    https://lavoiedujaguar.net/Covid-capitalisme-greves-et-solidarite-Un-entretien-avec-la-revue-Ch

    http://chuangcn.org/2020/11/interview-with-asia-art-tours

    https://dndf.org/?p=19155

    La Chine est une société capitaliste dirigée par une classe capitaliste et animée par des impératifs capitalistes, indépendamment de ce que les politiciens de droite pourraient dire du contraire. Donc « le gouvernement » qui, en Chine, signifie une alliance assez bien organisée de toutes les fractions dirigeantes de la classe capitaliste, doit servir avant tout les besoins de l’accumulation. Tout le reste est secondaire.

    Cela dit, nous pouvons bien sûr tirer ici des leçons importantes sur la façon dont l’État chinois a traité ses problèmes de faible capacité. Dans le passé, il a été extrêmement difficile pour l’État d’obtenir que son autorité « descende jusqu’au niveau local ». Dans de nombreux cas, cela s’est traduit par une dévolution du pouvoir au niveau local à assez long terme. Cela a été particulièrement vrai dans les villages, où la commercialisation s’est accompagnée du retrait de la surveillance directe, ainsi que de l’apparition de toutes sortes de nouvelles autorités gouvernementales locales balkanisées. Mais cela signifie aussi que ces zones ont vu l’apparition de nouveaux mécanismes hybrides de gouvernement local, comme le comité des villageois, qui est techniquement élu mais tend en pratique à être dominé par les élites locales, souvent organisées par des associations de lignée en collaboration avec les branches locales du PCC — souvent ces associations ont commencé à entrer simultanément dans les comités locaux et les branches locales du PCC. Dans les zones urbaines, il existe un mécanisme équivalent, connu sous le nom de comité résident, qui est officiellement le niveau le plus bas de l’administration de l’État dans les villes (...)

    #Chine #capitalisme #État #nation #Covid-19 #Wuhan #États-Unis #solidarité #Hongkong

  • François Jarrige, Les origines répressives du capitalisme, 2019
    https://sniadecki.wordpress.com/2020/12/06/jarrige-repression

    l’ouvrage éclaire trois questions majeures de l’historiographie du XVIIIe siècle : l’histoire sociale et populaire de Londres, devenue une grande métropole commerciale qui atteint le million d’habitants à la fin du XVIIIe siècle ; l’histoire du crime et de la justice et de ses reconfigurations à l’heure de la répression des communs ; mais aussi celle de l’avènement du capitalisme industriel au moyen d’un arsenal normatif qui remodèle en profondeur les rapports sociaux au travail. Mêlant érudition historique et récits hauts en couleur, à la manière d’Edward Thompson, l’auteur nous plonge au cœur du quotidien des travailleurs londoniens. Il fait revivre ces pendus de Londres, dont il montre qu’ils n’étaient pas des criminels endurcis, mais des travailleurs ordinaires dont les us et coutumes apparaissaient comme une menace pour les élites au pouvoir et les nouvelles logiques d’accumulation.

    #Peter_Linebaugh #François_Jarrige #Histoire #Londres #Angleterre #capitalisme #justice