• #Université, service public ou secteur productif ?

    L’#annonce d’une “vraie #révolution de l’Enseignement Supérieur et la Recherche” traduit le passage, organisé par un bloc hégémonique, d’un service public reposant sur des #carrières, des #programmes et des diplômes à l’imposition autoritaire d’un #modèle_productif, au détriment de la #profession.

    L’annonce d’une « #vraie_révolution » de l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR) par Emmanuel Macron le 7 décembre, a pour objet, annonce-t-il, d’« ouvrir l’acte 2 de l’#autonomie et d’aller vers la #vraie_autonomie avec des vrais contrats pluriannuels où on a une #gouvernance qui est réformée » sans recours à la loi, avec un agenda sur dix-huit mois et sans modifications de la trajectoire budgétaire. Le président sera accompagné par un #Conseil_présidentiel_de_la_science, composé de scientifiques ayant tous les gages de reconnaissance, mais sans avoir de lien aux instances professionnelles élues des personnels concernés. Ce Conseil pilotera la mise en œuvre de cette « révolution », à savoir transformer les universités, en s’appuyant sur celles composant un bloc d’#excellence, et réduire le #CNRS en une #agence_de_moyen. Les composantes de cette grande transformation déjà engagée sont connues. Elle se fera sans, voire contre, la profession qui était auparavant centrale. Notre objet ici n’est ni de la commenter, ni d’en reprendre l’historique (Voir Charle 2021).

    Nous en proposons un éclairage mésoéconomique que ne perçoit ni la perspective macroéconomique qui pense à partir des agrégats, des valeurs d’ensemble ni l’analyse microéconomique qui part de l’agent et de son action individuelle. Penser en termes de mésoéconomie permet de qualifier d’autres logiques, d’autres organisations, et notamment de voir comment les dynamiques d’ensemble affectent sans déterminisme ce qui s’organise à l’échelle méso, et comment les actions d’acteurs structurent, elles aussi, les dynamiques méso.

    La transformation de la régulation administrée du #système_éducatif, dont nombre de règles perdurent, et l’émergence d’une #régulation_néolibérale de l’ESR, qui érode ces règles, procède par trois canaux : transformation du #travail et des modalités de construction des #carrières ; mise en #concurrence des établissements ; projection dans l’avenir du bloc hégémonique (i.e. les nouveaux managers). L’action de ces trois canaux forment une configuration nouvelle pour l’ESR qui devient un secteur de production, remodelant le système éducatif hier porté par l’État social. Il s’agissait de reproduire la population qualifiée sous l’égide de l’État. Aujourd’hui, nous sommes dans une nouvelle phase du #capitalisme, et cette reproduction est arrimée à l’accumulation du capital dans la perspective de #rentabilisation des #connaissances et de contrôle des professionnels qui l’assurent.

    Le couplage de l’évolution du système d’ESR avec la dynamique de l’#accumulation, constitue une nouvelle articulation avec le régime macro. Cela engendre toutefois des #contradictions majeures qui forment les conditions d’une #dégradation rapide de l’ESR.

    Co-construction historique du système éducatif français par les enseignants et l’État

    Depuis la Révolution française, le système éducatif français s’est déployé sur la base d’une régulation administrée, endogène, co-construite par le corps enseignant et l’État ; la profession en assumant de fait la charge déléguée par l’État (Musselin, 2022). Historiquement, elle a permis la croissance des niveaux d’éducation successifs par de la dépense publique (Michel, 2002). L’allongement historique de la scolarité (fig.1) a permis de façonner la force de travail, facteur décisif des gains de productivité au cœur de la croissance industrielle passée. L’éducation, et progressivement l’ESR, jouent un rôle structurant dans la reproduction de la force de travail et plus largement de la reproduction de la société - stratifications sociales incluses.

    À la fin des années 1960, l’expansion du secondaire se poursuit dans un contexte où la détention de diplômes devient un avantage pour s’insérer dans l’emploi. D’abord pour la bourgeoisie. La massification du supérieur intervient après les années 1980. C’est un phénomène décisif, visible dès les années 1970. Rapidement cela va télescoper une période d’austérité budgétaire. Au cours des années 2000, le pilotage de l’université, basé jusque-là sur l’ensemble du système éducatif et piloté par la profession (pour une version détaillée), s’est effacé au profit d’un pilotage pour et par la recherche, en lien étroit avec le régime d’accumulation financiarisé dans les pays de l’OCDE. Dans ce cadre, l’activité économique est orientée par l’extraction de la valeur financière, c’est à dire principalement par les marchés de capitaux et non par l’activité productive (Voir notamment Clévenot 2008).
    L’ESR : formation d’un secteur productif orienté par la recherche

    La #massification du supérieur rencontre rapidement plusieurs obstacles. Les effectifs étudiants progressent plus vite que ceux des encadrants (Piketty met à jour un graphique révélateur), ce qui entrave la qualité de la formation. La baisse du #taux_d’encadrement déclenche une phase de diminution de la dépense moyenne, car dans l’ESR le travail est un quasi-coût fixe ; avant que ce ne soit pour cette raison les statuts et donc la rémunération du travail qui soient visés. Ceci alors que pourtant il y a une corrélation étroite entre taux d’encadrement et #qualité_de_l’emploi. L’INSEE montre ainsi que le diplôme est un facteur d’amélioration de la productivité, alors que la productivité plonge en France (voir Aussilloux et al. (2020) et Guadalupe et al. 2022).

    Par ailleurs, la massification entraine une demande de différenciation de la part les classes dominantes qui perçoivent le #diplôme comme un des instruments de la reproduction stratifiée de la population. C’est ainsi qu’elles se détournent largement des filières et des établissements massifiés, qui n’assurent plus la fonction de « distinction » (voir le cas exemplaire des effectifs des #écoles_de_commerce et #grandes_écoles).

    Dans le même temps la dynamique de l’accumulation suppose une population formée par l’ESR (i.e. un niveau de diplomation croissant). Cela se traduit par l’insistance des entreprises à définir elles-mêmes les formations supérieures (i.e. à demander des salariés immédiatement aptes à une activité productive, spécialisés). En effet la connaissance, incorporée par les travailleurs, est devenue un actif stratégique majeur pour les entreprises.

    C’est là qu’apparaît une rupture dans l’ESR. Cette rupture est celle de la remise en cause d’un #service_public dont l’organisation est administrée, et dont le pouvoir sur les carrières des personnels, sur la définition des programmes et des diplômes, sur la direction des établissements etc. s’estompe, au profit d’une organisation qui revêt des formes d’un #secteur_productif.

    Depuis la #LRU (2007) puis la #LPR (2020) et la vague qui s’annonce, on peut identifier plusieurs lignes de #transformation, la #mise_en_concurrence conduisant à une adaptation des personnels et des établissements. Au premier titre se trouvent les instruments de #pilotage par la #performance et l’#évaluation. À cela s’ajoute la concurrence entre établissements pour l’#accès_aux_financements (type #Idex, #PIA etc.), aux meilleures candidatures étudiantes, aux #labels et la concurrence entre les personnels, pour l’accès aux #dotations (cf. agences de programmes, type #ANR, #ERC) et l’accès aux des postes de titulaires. Enfin le pouvoir accru des hiérarchies, s’exerce aux dépens de la #collégialité.

    La généralisation de l’évaluation et de la #sélection permanente s’opère au moyen d’#indicateurs permettant de classer. Gingras évoque une #Fièvre_de_l’évaluation, qui devient une référence définissant des #standards_de_qualité, utilisés pour distribuer des ressources réduites. Il y a là un instrument de #discipline agissant sur les #conduites_individuelles (voir Clémentine Gozlan). L’important mouvement de #fusion des universités est ainsi lié à la recherche d’un registre de performance déconnecté de l’activité courante de formation (être université de rang mondial ou d’université de recherche), cela condensé sous la menace du #classement_de_Shanghai, pourtant créé dans un tout autre but.

    La remise en question du caractère national des diplômes, revenant sur les compromis forgés dans le temps long entre les professions et l’État (Kouamé et al. 2023), quant à elle, assoit la mise en concurrence des établissements qui dépossède en retour la profession au profit des directions d’établissement.

    La dynamique de #mise_en_concurrence par les instruments transforme les carrières et la relation d’#emploi, qui reposaient sur une norme commune, administrée par des instances élues, non sans conflit. Cela fonctionne par des instruments, au sens de Lascoumes et Legalès, mais aussi parce que les acteurs les utilisent. Le discours du 7 décembre est éloquent à propos de la transformation des #statuts pour assurer le #pilotage_stratégique non par la profession mais par des directions d’établissements :

    "Et moi, je souhaite que les universités qui y sont prêtes et qui le veulent fassent des propositions les plus audacieuses et permettent de gérer la #ressource_humaine (…) la ministre m’a interdit de prononcer le mot statut. (…) Donc je n’ai pas dit qu’on allait réformer les statuts (…) moi, je vous invite très sincèrement, vous êtes beaucoup plus intelligents que moi, tous dans cette salle, à les changer vous-mêmes."

    La démarche est caractéristique du #new_management_public : une norme centrale formulée sur le registre non discutable d’une prétérition qui renvoie aux personnes concernées, celles-là même qui la refuse, l’injonction de s’amputer (Bechtold-Rognon & Lamarche, 2011).

    Une des clés est le transfert de gestion des personnels aux établissements alors autonomes : les carrières, mais aussi la #gouvernance, échappent progressivement aux instances professionnelles élues. Il y a un processus de mise aux normes du travail de recherche, chercheurs/chercheuses constituant une main d’œuvre qui est atypique en termes de formation, de types de production fortement marqués par l’incertitude, de difficulté à en évaluer la productivité en particulier à court terme. Ce processus est un marqueur de la transformation qui opère, à savoir, un processus de transformation en un secteur. La #pénurie de moyen public est un puissant levier pour que les directions d’établissement acceptent les #règles_dérogatoires (cf. nouveaux contrats de non titulaires ainsi que les rapports qui ont proposé de spécialiser voire de moduler des services).

    On a pu observer depuis la LRU et de façon active depuis la LPR, à la #destruction régulière du #compromis_social noué entre l’État social et le monde enseignant. La perte spectaculaire de #pouvoir_d’achat des universitaires, qui remonte plus loin historiquement, en est l’un des signaux de fond. Il sera progressivement articulé avec l’éclatement de la relation d’emploi (diminution de la part de l’emploi sous statut, #dévalorisation_du_travail etc.).

    Arrimer l’ESR au #régime_d’accumulation, une visée utilitariste

    L’État est un acteur essentiel dans l’émergence de la production de connaissance, hier comme commun, désormais comme résultat, ou produit, d’un secteur productif. En dérégulant l’ESR, le principal appareil de cette production, l’État délaisse la priorité accordée à la montée de la qualification de la population active, au profit d’un #pilotage_par_la_recherche. Ce faisant, il radicalise des dualités anciennes entre système éducatif pour l’élite et pour la masse, entre recherche utile à l’industrie et recherche vue comme activité intellectuelle (cf. la place des SHS), etc.

    La croissance des effectifs étudiants sur une période assez longue, s’est faite à moyens constants avec des effectifs titulaires qui ne permettent pas de maintenir la qualité du travail de formation (cf. figure 2). L’existence de gisements de productivité supposés, à savoir d’une partie de temps de travail des enseignants-chercheurs inutilisé, a conduit à une pénurie de poste et à une recomposition de l’emploi : alourdissement des tâches des personnels statutaires pour un #temps_de_travail identique et développement de l’#emploi_hors_statut. Carpentier & Picard ont récemment montré, qu’en France comme ailleurs, le recours au #précariat s’est généralisé, participant par ce fait même à l’effritement du #corps_professionnel qui n’a plus été à même d’assurer ni sa reproduction ni ses missions de formation.

    C’est le résultat de l’évolution longue. L’#enseignement est la part délaissée, et les étudiants et étudiantes ne sont plus au cœur des #politiques_universitaires : ni par la #dotation accordée par étudiant, ni pour ce qui structure la carrière des universitaires (rythmée par des enjeux de recherche), et encore moins pour les dotations complémentaires (associées à une excellence en recherche). Ce mouvement se met toutefois en œuvre en dehors de la formation des élites qui passent en France majoritairement par les grandes écoles (Charle et Soulié, 2015). Dès lors que les étudiants cessaient d’être le principe organisateur de l’ESR dans les universités, la #recherche pouvait s’y substituer. Cela intervient avec une nouvelle convention de qualité de la recherche. La mise en œuvre de ce principe concurrentiel, initialement limité au financement sur projets, a été élargie à la régulation des carrières.

    La connaissance, et de façon concrète le niveau de diplôme des salariés, est devenu une clé de la compétitivité, voire, pour les gouvernements, de la perspective de croissance. Alors que le travail de recherche tend à devenir une compétence générale du travail qualifié, son rôle croissant dans le régime d’accumulation pousse à la transformation du rapport social de travail de l’ESR.

    C’est à partir du système d’#innovation, en ce que la recherche permet de produire des actifs de production, que l’appariement entre recherche et profit participe d’une dynamique nouvelle du régime d’accumulation.

    Cette dynamique est pilotée par l’évolution jointe du #capitalisme_financiarisé (primauté du profit actionnarial sur le profit industriel) et du capitalisme intensif en connaissance. Les profits futurs des entreprises, incertains, sont liés d’une part aux investissements présents, dont le coût élevé repose sur la financiarisation tout en l’accélérant, et d’autre part au travail de recherche, dont le contrôle échappe au régime historique de croissance de la productivité. La diffusion des compétences du travail de recherche, avec la montée des qualifications des travailleurs, et l’accumulation de connaissances sur lequel il repose, deviennent primordiaux, faisant surgir la transformation du contenu du travail par l’élévation de sa qualité dans une division du travail qui vise pourtant à l’économiser. Cela engendre une forte tension sur la production des savoirs et les systèmes de transmission du savoir qui les traduisent en connaissances et compétences.

    Le travail de recherche devenant une compétence stratégique du travail dans tous les secteurs d’activité, les questions posées au secteur de recherche en termes de mesure de l’#efficacité deviennent des questions générales. L’enjeu en est l’adoption d’une norme d’évaluation que les marchés soient capables de faire circuler parmi les secteurs et les activités consommatrices de connaissances.

    Un régime face à ses contradictions

    Cette transformation de la recherche en un secteur, arrimé au régime d’accumulation, suppose un nouveau compromis institutionnalisé. Mais, menée par une politique néolibérale, elle se heurte à plusieurs contradictions majeures qui détruisent les conditions de sa stabilisation sans que les principes d’une régulation propre ne parviennent à émerger.

    Quand la normalisation du travail de recherche dévalorise l’activité et les personnels

    Durant la longue période de régulation administrée, le travail de recherche a associé le principe de #liberté_académique à l’emploi à statut. L’accomplissement de ce travail a été considéré comme incompatible avec une prise en charge par le marché, ce dernier n’étant pas estimé en capacité de former un signal prix sur les services attachés à ce type de travail. Ainsi, la production de connaissance est un travail entre pairs, rattachés à des collectifs productifs. Son caractère incertain, la possibilité de l’erreur sont inscrits dans le statut ainsi que la définition de la mission (produire des connaissances pour la société, même si son accaparement privé par la bourgeoisie est structurel). La qualité de l’emploi, notamment via les statuts, a été la clé de la #régulation_professionnelle. Avec la #mise_en_concurrence_généralisée (entre établissements, entre laboratoires, entre Universités et grandes écoles, entre les personnels), le compromis productif entre les individus et les collectifs de travail est rompu, car la concurrence fait émerger la figure du #chercheur_entrepreneur, concerné par la #rentabilisation des résultats de sa recherche, via la #valorisation sous forme de #propriété_intellectuelle, voire la création de #start-up devenu objectifs de nombre d’université et du CNRS.

    La réponse publique à la #dévalorisation_salariale évoquée plus haut, passe par une construction différenciée de la #rémunération, qui rompt le compromis incarné par les emplois à statut. Le gel des rémunérations s’accompagne d’une individualisation croissante des salaires, l’accès aux ressources étant largement subordonné à l’adhésion aux dispositifs de mise en concurrence. La grille des rémunérations statutaires perd ainsi progressivement tout pouvoir organisationnel du travail. Le rétrécissement de la possibilité de travailler hors financements sur projet est indissociable du recours à du #travail_précaire. La profession a été dépossédée de sa capacité à défendre son statut et l’évolution des rémunérations, elle est inopérante à faire face à son dépècement par le bloc minoritaire.

    La contradiction intervient avec les dispositifs de concurrence qui tirent les instruments de la régulation professionnelle vers une mise aux normes marchandes pour une partie de la communauté par une autre. Ce mouvement est rendu possible par le décrochage de la rémunération du travail : le niveau de rémunération d’entrée dans la carrière pour les maîtres de conférences est ainsi passé de 2,4 SMIC dans les années 1980 à 1,24 aujourd’hui.

    Là où le statut exprimait l’impossibilité d’attacher une valeur au travail de recherche hors reconnaissance collective, il tend à devenir un travail individualisable dont le prix sélectionne les usages et les contenus. Cette transformation du travail affecte durablement ce que produit l’université.

    Produire de l’innovation et non de la connaissance comme communs

    Durant la période administrée, c’est sous l’égide de la profession que la recherche était conduite. Définissant la valeur de la connaissance, l’action collective des personnels, ratifiée par l’action publique, pose le caractère non rival de l’activité. La possibilité pour un résultat de recherche d’être utilisé par d’autres sans coût de production supplémentaire était un gage d’efficacité. Les passerelles entre recherche et innovation étaient nombreuses, accordant des droits d’exploitation, notamment à l’industrie. Dans ce cadre, le lien recherche-profit ou recherche-utilité économique, sans être ignoré, ne primait pas. Ainsi, la communauté professionnelle et les conditions de sa mise au travail correspondait à la nature de ce qui était alors produit, à savoir les connaissances comme commun. Le financement public de la recherche concordait alors avec la nature non rivale et l’incertitude radicale de (l’utilité de) ce qui est produit.

    La connaissance étant devenue un actif stratégique, sa valorisation par le marché s’est imposée comme instrument d’orientation de la recherche. Finalement dans un régime d’apparence libérale, la conduite politique est forte, c’est d’ailleurs propre d’un régime néolibéral tel que décrit notamment par Amable & Palombarini (2018). Les #appels_à_projet sélectionnent les recherches susceptibles de #valorisation_économique. Là où la #publication fait circuler les connaissances et valide le caractère non rival du produit, les classements des publications ont pour objet de trier les résultats. La priorité donnée à la protection du résultat par la propriété intellectuelle achève le processus de signalement de la bonne recherche, rompant son caractère non rival. La #rivalité exacerbe l’effectivité de l’exclusion par les prix, dont le niveau est en rapport avec les profits anticipés.

    Dans ce contexte, le positionnement des entreprises au plus près des chercheurs publics conduit à une adaptation de l’appareil de production de l’ESR, en créant des lieux (#incubateurs) qui établissent et affinent l’appariement recherche / entreprise et la #transférabilité à la #valorisation_marchande. La hiérarchisation des domaines de recherche, des communautés entre elles et en leur sein est alors inévitable. Dans ce processus, le #financement_public, qui continue d’endosser les coûts irrécouvrables de l’incertitude, opère comme un instrument de sélection et d’orientation qui autorise la mise sous contrôle de la sphère publique. L’ESR est ainsi mobilisée par l’accumulation, en voyant son autonomie (sa capacité à se réguler, à orienter les recherches) se réduire. L’incitation à la propriété intellectuelle sur les résultats de la recherche à des fins de mise en marché est un dispositif qui assure cet arrimage à l’accumulation.

    Le caractère appropriable de la recherche, devenant essentiel pour la légitimation de l’activité, internalise une forme de consentement de la communauté à la perte du contrôle des connaissances scientifiques, forme de garantie de sa circulation. Cette rupture de la non-rivalité constitue un coût collectif pour la société que les communautés scientifiques ne parviennent pas à rendre visible. De la même manière, le partage des connaissances comme principe d’efficacité par les externalités positives qu’il génère n’est pas perçu comme un principe alternatif d’efficacité. Chemin faisant, une recherche à caractère universel, régulée par des communautés, disparait au profit d’un appareil sous doté, orienté vers une utilité de court terme, relayé par la puissance publique elle-même.

    Un bloc hégémonique réduit, contre la collégialité universitaire

    En tant que mode de gouvernance, la collégialité universitaire a garanti la participation, et de fait la mobilisation des personnels, car ce n’est pas la stimulation des rémunérations qui a produit l’#engagement. Les collectifs de travail s’étaient dotés d’objectifs communs et s’étaient accordés sur la #transmission_des_savoirs et les critères de la #validation_scientifique. La #collégialité_universitaire en lien à la définition des savoirs légitimes a été la clé de la gouvernance publique. Il est indispensable de rappeler la continuité régulatrice entre liberté académique et organisation professionnelle qui rend possible le travail de recherche et en même temps le contrôle des usages de ses produits.

    Alors que l’université doit faire face à une masse d’étudiants, elle est évaluée et ses dotations sont accordées sur la base d’une activité de recherche, ce qui produit une contradiction majeure qui affecte les universités, mais pas toutes. Il s’effectue un processus de #différenciation_territoriale, avec une masse d’établissements en souffrance et un petit nombre qui a été retenu pour former l’élite. Les travaux de géographes sur les #inégalités_territoriales montrent la très forte concentration sur quelques pôles laissant des déserts en matière de recherche. Ainsi se renforce une dualité entre des universités portées vers des stratégies d’#élite et d’autres conduites à accepter une #secondarisation_du_supérieur. Une forme de hiatus entre les besoins technologiques et scientifiques massifs et le #décrochage_éducatif commence à être diagnostiquée.

    La sectorisation de l’ESR, et le pouvoir pris par un bloc hégémonique réduit auquel participent certaines universités dans l’espoir de ne pas être reléguées, ont procédé par l’appropriation de prérogatives de plus en plus larges sur les carrières, sur la valorisation de la recherche et la propriété intellectuelle, de ce qui était un commun de la recherche. En cela, les dispositifs d’excellence ont joué un rôle marquant d’affectation de moyens par une partie étroite de la profession. De cette manière, ce bloc capte des prébendes, assoit son pouvoir par la formation des normes concurrentielles qu’il contrôle et développe un rôle asymétrique sur les carrières par son rôle dominant dans l’affectation de reconnaissance professionnelle individualisée, en contournant les instances professionnelles. Il y a là création de nouveaux périmètres par la norme, et la profession dans son ensemble n’a plus grande prise, elle est mise à distance des critères qui servent à son nouveau fonctionnement et à la mesure de la performance.

    Les dispositifs mis en place au nom de l’#excellence_scientifique sont des instruments pour ceux qui peuvent s’en emparer et définissant les critères de sélection selon leur représentation, exercent une domination concurrentielle en sélectionnant les élites futures. Il est alors essentiel d’intégrer les Clubs qui en seront issus. Il y a là une #sociologie_des_élites à préciser sur la construction d’#UDICE, club des 10 universités dites d’excellence. L’évaluation de la performance détermine gagnants et perdants, via des labels, qui couronnent des processus de sélection, et assoit le pouvoir oligopolistique et les élites qui l’ont porté, souvent contre la masse de la profession (Musselin, 2017).

    Le jeu des acteurs dominants, en lien étroit avec le pouvoir politique qui les reconnait et les renforce dans cette position, au moyen d’instruments de #rationalisation de l’allocation de moyens pénuriques permet de définir un nouvel espace pour ceux-ci, ségrégué du reste de l’ESR, démarche qui est justifié par son arrimage au régime d’accumulation. Ce processus s’achève avec une forme de séparatisme du nouveau bloc hégémonique composé par ces managers de l’ESR, composante minoritaire qui correspond d’une certaine mesure au bloc bourgeois. Celles- et ceux-là même qui applaudissent le discours présidentiel annonçant la révolution dont un petit fragment tirera du feu peu de marrons, mais qui seront sans doute pour eux très lucratifs. Toutefois le scénario ainsi décrit dans sa tendance contradictoire pour ne pas dire délétère ne doit pas faire oublier que les communautés scientifiques perdurent, même si elles souffrent. La trajectoire choisie de sectorisation déstabilise l’ESR sans ouvrir d’espace pour un compromis ni avec les personnels ni pour la formation. En l’état, les conditions d’émergence d’un nouveau régime pour l’ESR, reliant son fonctionnement et sa visée pour la société ne sont pas réunies, en particulier parce que la #rupture se fait contre la profession et que c’est pourtant elle qui reste au cœur de la production.

    https://laviedesidees.fr/Universite-service-public-ou-secteur-productif
    #ESR #facs #souffrance

  • Troubles dans la condition libérale – Luttes du troisième type (1/2) - Par Michel Feher

    Qui compte ? Au printemps 2020, les « travailleurs essentiels » révélés par la pandémie de Covid-19 et les « vies noires » dressées contre le racisme endémique ont placé cette question au cœur de l’agenda politique.

    A priori, pourtant, la déconsidération des premiers et les violences subies par les secondes ne relèvent pas de la même problématique. Le contraste observé pendant les premiers mois de la crise sanitaire entre l’utilité sociale et la rémunération de certains métiers renvoie à la formation des prix par le marché, tandis que les méfaits dénoncés par Black Lives Matter et le comité « La vérité pour Adama » témoignent d’inégalités de traitement cautionnées par l’État. Reste qu’en dissociant les iniquités imputables à la marchandisation du travail des injustices résultant de la racisation des populations non blanches, on risque d’occulter la résonance entre les revendications impliquées par la catégorie de « premiers de corvée » et celles que portent les minorités dites visibles.

    Il ne s’agit pas seulement de rappeler ce que l’essor économique de l’Occident doit au pillage des terres colonisées et à l’asservissement de leurs populations, ni de constater la perpétuation du racisme systémique et du développement inégal à l’ère postcoloniale, ni même de souligner les croisements entre les différentes fabriques d’inégalités. Sans doute la socio-démographie des victimes du coronavirus et des violences policières fait-elle bien ressortir l’imbrication de la question sociale et de la question raciale. Mais plus encore que leur intersection, c’est l’émergence d’un type de conflits dont la valorisation est l’enjeu que manifestent à la fois la cause des travailleurs essentiels et le mouvement pour les vies noires. L’une et l’autre visent en effet les critères d’appréciation dont dépendent aussi bien la rétribution des tâches que l’exercice effectif des droits.

    Que l’importance relative des vies s’impose désormais comme une question génératrice de luttes spécifiques est une hypothèse également étayée par des initiatives telles que #MeToo et Ni Una Menos, qui ambitionnent de discréditer les conduites responsables de la dépréciation des femmes, ainsi que par les mouvements écologistes qui, à l’instar de Sunrise, Extinction Rebellion Youth et Fridays for Future, mettent en avant l’impact de l’irresponsabilité environnementale sur l’avenir des jeunes d’aujourd’hui. Pour mieux cerner les contours et les conditions de ce nouveau registre d’action militante, il convient d’abord de rappeler qui sont ses prédécesseurs et de revenir sur les circonstances qui ont provoqué leur affaiblissement.

    Conflits d’intérêts

    La lutte des classes, dont Karl Marx fait le moteur de l’Histoire, s’exprime avant tout en termes d’intérêts collectifs antagonistes. Contemporain de la révolution industrielle et bénéficiaire de la disparition des ordres, le capitalisme libéral a institué une société de propriétaires également libres de rechercher leur satisfaction par le négoce, mais pour la diviser entre des salariés qui ne possèdent autre chose que leur force de travail et les détenteurs de capitaux suffisamment conséquents pour employer de la main d’œuvre.

    La relation salariale que les travailleurs nouent avec leurs employeurs ne scelle pas seulement la subordination des premiers, contraints de travailler pour des entreprises dont ils ne contrôlent ni les ressources ni les objectifs, mais aussi leur exploitation par les seconds, dans la mesure où le salaire qu’ils reçoivent correspond au prix que le marché de l’emploi octroie à leur force de travail et non à la valeur des richesses que leur labeur génère. Si la conscience d’être exploités nourrit la solidarité des travailleurs, les luttes que ceux-ci engagent ne vont pas exposer les rouages de la doctrine libérale sans lui emprunter une partie de son lexique.

    Le libéralisme classique repose en effet sur la reconnaissance de l’intérêt, conçu comme une disposition aussi spontanée qu’utile à la prospérité de tous, et par conséquent sur la liberté pour chacun de poursuivre le sien. Comme l’explique l’économiste Albert Hirschman, les libéraux considèrent que si les hommes demeurent irréductiblement hédonistes et égoïstes, ils sont néanmoins mus par deux types de passions : tandis que les unes s’avèrent trop impulsives – soit à la fois trop violentes et trop inconstantes – pour être propices au progrès ou à la pacification des mœurs, les autres sont intéressées, c’est-à-dire perméables aux calculs d’optimisation, et par conséquent porteuses d’échanges mutuellement bénéfiques et de régulations librement consenties.

    Pour assouvir leurs désirs, les premiers humains décrits par les Lumières écossaises ont d’abord été tentés de s’emparer des objets qu’ils convoitaient sans songer aux conséquences de leurs actes. Progressivement, toutefois, la raison instrumentale dont ils sont équipés les a informés des risques d’une prédation aussi imprévoyante qu’impétueuse. Guidés par l’expérience et la réflexion, les hommes ont appris qu’il leur était plus profitable de négocier l’acquisition de ce qu’ils désirent et d’épargner une part du produit de leur commerce que de laisser libre cours à leurs impulsions et de dilapider inutilement la totalité de leurs gains.

    La conversion des passions abrasives en intérêts raisonnés a certes été graduelle et demeure nécessairement incomplète mais, à terme, elle assure l’aménagement d’une sphère marchande où l’égoïsme de chacun va nourrir la prospérité collective – pour autant que les gouvernants accompagnent cette heureuse évolution en permettant à leurs administrés de commercer librement mais aussi en leur imposant de tenir leurs engagements et de respecter la propriété d’autrui.

    Également critique des vertus dont les libéraux parent le marché et des licences qu’ils octroient aux propriétaires, le mouvement ouvrier va pourtant s’emparer des concepts sur lesquels s’appuie la doctrine libérale, quitte à les détourner de leur vocation initiale. Tel est d’abord le cas de la notion d’intérêt : plutôt que la propension naturelle de tout individu à rechercher sa satisfaction personnelle en calculant les coûts et les bénéfices de ses actes, les tenants de la lutte des classes lui font désigner l’aspiration commune d’un groupe social à maintenir son hégémonie ou, au contraire, à contester la sujétion et l’exploitation qu’il subit. Autrement dit, l’intérêt n’est plus une inclination individuelle dictée par la nature mais le ressort de dominations et d’émancipations collectives dont la succession rythme l’histoire.

    S’en suit une appropriation des autres termes cardinaux de la rationalité libérale que sont la compétition et la négociation. Revisitées par les organisations syndicales, la première n’évoque plus la concurrence inhérente au jeu de l’offre et de la demande mais bien le conflit structurel du travail et du capital, tandis que la seconde ne correspond plus aux marchandages entre vendeurs et acheteurs mais bien aux concessions que les représentants des employés arrachent aux employeurs.

    En transférant les catégories de la pensée libérale des échanges marchands aux rapports de classes, les syndicats ouvriers sont parvenus à prendre pied sur le marché de l’emploi et à y peser sur la formation des prix mais aussi à faire œuvre pédagogique. Persuader les travailleurs qu’ils partagent les mêmes intérêts permet en effet à leurs représentants d’imposer des négociations collectives aux détenteurs de capitaux – en appuyant leurs revendications sur des menaces de grèves, d’occupations d’usines, voire de destruction de l’outil de travail – et, forts de leur solidarité, de modifier la répartition des revenus de la production.

    Par elle-même, l’action syndicale trouve sans doute sa limite dans la condition de salarié qu’elle s’efforce d’améliorer – soit, dans la fiction juridique du « travailleur libre », de marchander la cession de sa force de travail. La remise en cause de la domination et de l’exploitation inscrites dans l’institution du salariat est quant à elle l’affaire d’un engagement politique visant à modifier le régime de propriété – qu’il s’agisse de socialiser le capital industriel et financier sous l’égide de l’État, de substituer des coopératives ouvrières aux entreprises privées ou, plus modestement, de contenir les disparités créées par l’économie de marché grâce à la progressivité de l’impôt, l’extension des services publics et la couverture sociale des risques.

    Mais quelle que soit leur orientation – et en dépit de leur inimitié mutuelle –, les partisans respectifs de la dictature du prolétariat, du socialisme autogestionnaire et de la social-démocratie réformiste se retrouvent au moins pour considérer que l’indispensable ferment des projets de société dont ils se réclament réside dans la négociation des intérêts de la classe ouvrière par les organisations syndicales et son impact sur la rémunération du travail.

    Droits et normes

    Si la question sociale se rapporte avant tout au dispositif d’exploitation que masque l’égale liberté de contracter des transactions intéressées, les questions raciales et de genre font référence, pour leur part, aux discriminations qui forment l’autre versant de la condition libérale. Celle-ci implique sans doute la reconnaissance des droits indispensables à la poursuite des intérêts individuels : droits de posséder des biens négociables et d’en disposer à son gré, mais aussi de faire respecter son intégrité physique et morale, d’exiger des autres qu’ils tiennent leurs engagements contractuels, et de ne consentir à l’impôt qu’en échange d’une participation au moins indirecte aux affaires publiques. Reste que, jusqu’à une période relativement récente, les gouvernements libéraux vont réserver les bénéfices de cette armature juridique à une portion congrue des populations qu’ils administrent.

    Parmi les exclus de ce que le politiste C. B. McPherson a naguère analysé sous le nom d’individualisme possessif, figurent les femmes et les peuples colonisés par les puissances occidentales. Dans les deux cas, c’est un ordre réputé naturel qui va d’abord justifier les privilèges des hommes blancs au sein de sociétés ostensiblement fondées sur l’égalité des conditions : la nature sera invoquée pour fonder une complémentarité des sexes qui cantonne les femmes dans la sphère domestique et aux marges de la citoyenneté, mais aussi pour légitimer une hiérarchie des races qui dénie aux colonisés la possession de leurs terres et même la disposition de leur propre corps.

    Longtemps reléguées au second plan par les mouvements ouvriers européens et la critique marxiste de l’exploitation, les dérogations à l’universalité du statut de propriétaire ne contribueront pourtant pas moins à l’accumulation du capital que son application au travailleur salarié. En outre, leur retrait progressif des textes juridiques ne va aucunement mettre fin aux discriminations qu’elles ont instituées. Car après avoir mobilisé des différences biologiques pour inscrire les inégalités dans la loi, les gouvernements libéraux s’abriteront derrière l’octroi de droits civiques à l’ensemble de leurs concitoyens pour occulter la persistance des normes qui font obstacle à leur exercice.

    Contrairement aux prescriptions légales – que nul n’est censé ignorer – le pouvoir normatif trouve son efficacité dans l’inattention dont bénéficient ses opérations : validées par la parole publique et perpétuées par les pratiques institutionnelles, les normes s’appliquent en disparaissant derrière l’impression de normalité dont elles entourent les situations et les perceptions qu’elles façonnent. Ainsi en va-t-il des différences de traitement et d’accès réservés aux individus en fonction du genre et de la race qui leur sont assignés : même lorsque le sexisme et le racisme cessent d’être rapportés à la nature et entérinés par la législation, l’égalité des droits demeure ineffective tant qu’il demeure conforme au sens commun d’estimer que la responsabilité de vaquer aux tâches domestiques et de tempérer la violence masculine incombe normalement aux femmes, tandis que celle de lever les soupçons auxquels leur apparence les expose – auprès des policiers, des juges, des logeurs ou des recruteurs – appartient aux personnes racisées.

    Au cours des deux derniers siècles, les mouvements féministes et antiracistes se sont appliqués à traquer les inflexions de l’universalisme tronqué qui leur était opposé – de la codification des inégalités à la normalisation de leur entretien. Toutefois, à l’instar du mouvement ouvrier, ils n’ont pas combattu les discriminations systémiques opérées par les régimes libéraux sans emprunter des éléments de leur corps de doctrine. En l’occurrence, ce ne sont pas les intérêts, leur concurrence et la négociation de leur satisfaction qui ont fait l’objet d’appropriations, mais plutôt les droits requis par la poursuite des échanges intéressés – droits de disposer de soi et d’imposer le respect de sa personne et de sa propriété, mais aussi droit de regard sur la gestion des affaires de la cité –, ainsi que le principe selon lequel les mêmes règles doivent s’appliquer à tous et enfin l’habilitation de chacun à plaider sa cause, devant les tribunaux comme auprès de l’opinion.

    L’utilisation de certains traits distinctifs du libéralisme n’implique nullement que sa réforme constitue l’horizon politique des combats contre les discriminations. De même que les accords négociés par les organisations syndicales ne visent pas moins à corroder l’institution du salariat qu’à obtenir des augmentations de salaires, les avancées obtenues par les biais de la jurisprudence et du débat public sont davantage envisagées par leurs avocats comme l’amorce d’une redéfinition de l’universalité que comme les étapes d’une intégration des populations jusque-là marginalisées dans l’orbe de l’individualisme possessif. Pour autant, le recours à une casuistique exposant les contradictions et les perversions de régimes se réclamant de l’égalité des droits joue bien le même double rôle de galvanisation des siens et de déstabilisation de l’adversaire que l’investissement de la liberté de contracter par les représentants des travailleurs.

    D’une crise l’autre

    En dépit du fréquent manque de coordination, voire de solidarité, entre les différents types de luttes, la persévérance concomitante des mouvements qui les conduisent ne va pas seulement contraindre les régimes libéraux à se réformer – par la concession de droits sociaux, l’extension des droits civiques et la reconnaissance du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Les avancées obtenues par l’action militante révèlent en outre que le capitalisme industriel, dont les institutions libérales assurent la légitimation politique, s’accommode aussi mal de l’essor des conventions collectives que de la contestation de leur statut subalterne par les femmes, les minorités visibles et les nations décolonisées.

    Au cours des années 1970, la pénétration du libéralisme par des aspirations démocratiques formulées dans sa langue va prendre un tour doublement critique. D’une part, les négociations menées au nom des intérêts de la classe ouvrière débouchent sur une redistribution du produit qui accentue la crise de rentabilité du capital – à un moment où l’achèvement de la reconstruction des économies dévastées par la seconde guerre mondiale entraîne déjà un fléchissement important du taux de croissance. D’autre part, les procès intentés au sexisme et au racisme institutionnels impulsent un réaménagement des normes qui plonge les sociétés occidentales dans ce que l’anthropologue David Graeber a nommé une crise d’inclusion – à un moment où la compétition idéologique avec le bloc soviétique et surtout la crainte d’un basculement des anciennes colonies dans le camp socialiste contraignent les représentants du « monde libre » à donner des gages d’attachement aux droits de tous leurs citoyens.

    Menacé par la démocratisation de la condition libérale sur ses deux versants – celui des intérêts que chacun est libre de poursuivre et celui des droits nécessaires à leur poursuite –, le capitalisme finira bien par sortir renforcé de sa double crise, mais non sans avoir remodelé les atouts et les attentes des sujets dont il tire son dynamisme. Initialement, toutefois, tant les contempteurs néolibéraux de la démocratie sociale que les détracteurs néoconservateurs des revendications féministes et minoritaires se sont plutôt posés en restaurateurs : imputant la stagflation qui affectait les économies développées à la prolifération des revendications catégorielles, les uns ont plaidé pour le rétablissement d’un régime de concurrence affranchie des distorsions de prix causées par les coalitions d’intérêts particuliers, tandis que les autres ont appelé à la réhabilitation d’un ordre politico-institutionnel alliant l’autorité de la loi commune au respect des normes qui président traditionnellement à son application.

    Pour parvenir à leurs fins, les défenseurs autoproclamés de l’héritage libéral n’ont pas hésité à user des techniques d’appropriation discursive prisées par leurs adversaires. Ainsi, non contents de fustiger l’intrusion des pouvoirs publics dans les transactions marchandes et les pratiques monopolistes des syndicats, les néolibéraux se sont aventurés sur le terrain de la lutte des classes, mais pour en proposer une version conforme à leur cause : à l’exploitation des travailleurs par les détenteurs de capitaux, ils ont en effet substitué la spoliation des contribuables honnêtes et travailleurs par une nouvelle caste de rentiers – à savoir les bénéficiaires de conventions collectives, de protections statutaires et de transferts sociaux dissociés du mérite.

    Parallèlement, loin de se borner à déplorer le déclin des valeurs familiales et de la civilisation occidentale, les néoconservateurs se sont emparés de l’égalité des droits, mais pour professer que celle-ci se dénaturait dès lors qu’elle cessait d’être aveugle au sexe, à la couleur de peau ou à l’origine des individus. Opportunément drapée dans un universalisme intransigeant, la critique néoconservatrice s’est systématiquement opposée à toute action délibérée visant à exposer et à enrayer la normalisation des discriminations au motif qu’une pareille démarche n’aurait pas pour objectif de remédier à des inégalités structurelles de traitement et d’accès mais au contraire de conférer des droits spécifiques à quiconque s’estime lésé par des pratiques ou des représentations discriminatoires.

    Les diatribes concurremment adressées aux rentes de situation des « assistés » et aux dérives « identitaires » du féminisme et de l’antiracisme ont indéniablement composé la bande-son de la contre-réforme néolibérale et néoconservatrice. Force est pourtant de reconnaître que celle-ci doit moins son succès à l’efficacité rhétorique de ses chantres qu’à l’avènement d’un régime d’accumulation du capital davantage axé sur la recherche de plus-values financières que sur l’optimisation des revenus de la production industrielle. Or même si ce changement d’orientation procède bien des mesures de déréglementations des marchés, initiées au cours des années 1980, on peut avancer qu’il n’a guère été anticipé par les liquidateurs du compromis social d’après-guerre.

    Les concepteurs de la « révolution conservatrice » menée par Margaret Thatcher et Ronald Reagan s’étaient donnés pour missions de soustraire les entreprises privées aux négociations susceptibles de déboucher sur une répartition moins inégalitaire des revenus et de prémunir les pouvoirs publics contre les plaidoiries en faveur d’une révision des normes les plus inéquitables. Conséquence imprévue de leurs efforts, la financiarisation du capitalisme a sans doute puissamment contribué à l’étouffement des luttes contre l’exploitation et les discriminations. Toutefois, plutôt que par la restauration de l’entrepreneur maître de ses choix et de l’État affranchi des pressions sectorielles, c’est par l’inféodation des employeurs et des élus aux estimations des investisseurs qu’elle a mis fin à la démocratisation des institutions libérales.

    Les nouveaux ressorts du capitalisme

    La levée des restrictions à la circulation des capitaux et au développement de l’ingénierie financière n’a pas tardé à modifier les orientations de la gouvernance entrepreneuriale et des politiques gouvernementales : la valeur actionnariale s’est imposée comme l’unique boussole des firmes, tandis que la confiance accordée à leur dette par les marchés obligataires est devenue la préoccupation majeure des gouvernements. Car une fois libres de déplacer et de générer des liquidités à leur guise, les bailleurs de fonds sont en mesure de dicter leurs préférences : ainsi peuvent-ils enjoindre aux chefs d’entreprise de configurer la masse salariale en fonction de priorités telles que la distribution généreuse de dividendes ou le rachat d’actions sur le marché secondaire, mais aussi persuader les dirigeants nationaux de préserver l’attractivité de leur territoire grâce à une fiscalité compétitive, des budgets sociaux allégés et le souci de faire passer le paiement du service de leur dette avant toute autre dépense.

    Dévastatrice pour l’ensemble des luttes contre les inégalités, l’hégémonie de la finance mondialisée ne se résume cependant pas à un simple retour en arrière, soit à la reconstitution d’une condition libérale repliée sur la poursuite des intérêts individuels et la reconnaissance des droits qui assurent leur concurrence. Les habitants du monde régi par les arbitrages des investisseurs offrent en effet un profil bien différent de celui du propriétaire naturellement disposé à profiter de la cession des marchandises en sa possession et juridiquement habilité à négocier les termes des transactions auxquelles il s’adonne.

    À l’image des personnes morales, entreprises ou États, dont la conduite est guidée par le cours de leurs titres financiers, les personnes physiques affectées par le nouveau régime d’accumulation du capital s’apparentent à des porteurs de projets en quête d’appréciation. Davantage que le profit généré par leurs échanges, leur souci principal est le crédit que leur accordent les recruteurs, les prêteurs, les sponsors et, depuis une décennie, les « amis » et autres « suiveurs » récoltés sur la toile. Quant à leur activité première, elle ne réside pas dans la négociation du prix des marchandises dont elles font commerce mais plutôt dans la spéculation sur la valeur des ressources qui composent leur portefeuille : patrimoine, diplômes, talents, relations, vertus, mais aussi marqueurs identitaires tels que la nationalité, les origines, le code postal, la couleur de la peau, le sexe biologique et l’orientation sexuelle.

    L’émergence d’une telle condition est évidemment indissociable des règles de « bonne gouvernance » auxquelles se plient les entreprises privées et les administrations publiques. Obsédés par le « coût du travail », dont leurs actionnaires exigent sans cesse la réduction, les employeurs cherchent moins leur compétitivité dans l’exploitation des travailleurs salariés, même si celle-ci ne diminue aucunement, que dans le contournement du salariat : multiplication des contrats courts, des intérims et des stages, recours généralisé à la sous-traitance, voire substitution de l’achat de tâches et du partenariat commercial aux emplois proprement dits, mais aussi croissance de la part des revenus variables – des stock-options aux primes de rendement – au détriment du salaire fixe.

    Tandis que l’excellence managériale se manifeste dans la flexibilisation continue des conditions d’embauche, de rémunération et de licenciement, la rationalité gouvernementale porte, pour sa part, avant tout sur l’entretien d’une attractivité financière qui passe sinon par la suppression des droits sociaux du moins par de sévères coupes dans les budgets affectés à leur exercice et le durcissement des critères permettant d’en bénéficier.

    La précarisation des vies affectées par cette double évolution entraîne bientôt une modification substantielle des horizons d’attente. Confrontés à la pénurie des emplois stables, à la part décroissante des salaires garantis et au rétrécissement de la couverture sociale des risques, les individus dont le capital humain est la principale ressource se retrouvent dans l’obligation de le faire valoir sans cesse : qu’ils postulent pour des recrutements temporaires, des prêts renouvelables ou des financements sur projet, il leur faut mettre en avant leurs compétences, leur expérience, leurs réseaux de connaissances, mais aussi leur dévouement et leur disponibilité sans faille.

    La course au crédit, moral autant que financier, des spéculateurs sur leurs propres atouts débute lors de la dernière décennie du siècle dernier. Les partisans de la « troisième voie », qui lui donnent son impulsion initiale, l’associent alors aux mots d’ordre de la « mondialisation heureuse » que sont l’égalité des chances – plus encore que celle des droits – et la liberté de cultiver ses différences – plus encore que celle de défendre ses intérêts. La quête d’appréciation se poursuivra ensuite, en dépit de la crise financière, et intègrera bientôt de nouvelles sources, concurremment puisées dans le développement du numérique et la résurgence des nationalismes.

    D’une part, grâce à l’essor des plateformes de « partage », l’emprise du capital « réputationnel » va non seulement s’étendre à la vie sociale mais aussi hâter l’effacement des frontières entre les différents compartiments de l’existence – tant il est vrai que la renommée glanée en ligne brouille les distinctions entre le public et le privé, l’intime et le professionnel. D’autre part, les courtiers en redressement national auront beau afficher leur aversion pour le mondialisme de l’après-guerre froide, leur offre politique ne se résume pas moins à une promesse de revalorisation d’actifs tels que les souches, la pigmentation et les parures traditionnelles de la différence des sexes.

    Sans doute ne saurait-on affirmer que le porteur de titres appréciables a supplanté le propriétaire de marchandises négociables. La relation entre ces deux formations subjectives relève bien davantage de la superposition que de la substitution. Reste que si l’attention croissante que les individus prêtent à l’entretien de leur crédit ne suffit pas à leur faire oublier leurs intérêts et leurs droits, il n’est guère contestable qu’elle tend à les dissuader de se mobiliser pour les défendre. Or c’est précisément dans ce contexte défavorable aux luttes contre l’exploitation et les discriminations qu’apparaissent des mouvements sociaux d’un type nouveau, dont la préoccupation majeure est la valorisation du capital humain.

    Michel Feher
    Philosophe, Fondateur de Zone Books

    #BlackLivesMatter #Ni_Una_Menos #Michel_Feher #comite_adama #capitalisme_financiarisé #metoo

  • La vie politique du capital humain – Luttes du troisième type (2/2), Michel Feher
    https://justpaste.it/9ffka

    Revers de l’aspiration à se faire apprécier, le discrédit – davantage encore que l’exploitation et les discriminations – est la malédiction qui hante les assujettis au capitalisme financiarisé. Pour le contester, de nouveaux mouvements sociaux apparaissent qui n’hésitent pas à jouer le jeu de la spéculation : l’indexation de la dignité d’une personne sur l’appréciation de son capital humain leur apparaît moins comme un mal à conjurer que comme un défi à relever.

    Pendant deux bons siècles, l’accumulation du capital industriel dans les pays développés s’est conjointement nourrie de la marchandisation du travail constitutive du salariat et des différenciations que le genre et la race introduisent dans l’application des règles de droit. Si ces deux modes d’extraction de la plus-value demeurent d’actualité, le capitalisme financiarisé tel qu’il sévit aujourd’hui en privilégie un troisième, dans la mesure où le faible taux de croissance économique dont il peut se prévaloir procède avant tout de la prolifération et de l’appréciation des titres financiers. C’est en effet d’une titrisation généralisée des ressources naturelles mais aussi humaines que les investisseurs escomptent le maintien de leur prospérité.

    Envisager une personne comme un capital ouvert à la spéculation revient à assumer que, loin d’être inestimable, sa valeur dépend du cours des actifs qui composent son portefeuille. Parce qu’un tel système de notation n’offre rien moins qu’une manière de mesurer l’importance relative de chacun, sa mise en œuvre inflige un tort distinct de l’exploitation et des discriminations générées et légitimées par la condition libérale. Plus que la captation de ce que Marx appelle le surtravail – par les biais du contrat salarial mais aussi de l’extorsion sans contrepartie du labeur des femmes et des colonisés – elle favorise le désinvestissement des vies mal notées. En tant que revers de l’aspiration à se faire apprécier, le discrédit est donc bien la malédiction qui hante les assujettis au capitalisme financiarisé : quiconque se montre incapable de susciter un minimum de confiance dans les composantes de son portefeuille risque en effet de tomber sous le seuil de visibilité requise pour revendiquer ses droits et poursuivre librement ses intérêts.

    La peur de venir grossir les rangs des discrédités – ou, pour le dire comme Achille Mbembe, des « inexploitables » – permet sans doute aux employeurs d’inciter celles et ceux qui l’éprouvent à gager leur employabilité sur des dispositions appréciables telles que la disponibilité et la flexibilité. Reste que la précarité générée par la valorisation de ces deux vertus place aussitôt les gouvernants devant un redoutable dilemme : tributaires de l’attractivité de leur territoire aux yeux de leurs créanciers, il leur faut certes conjurer la détérioration de leurs comptes en sabrant dans les budgets sociaux mais tout en veillant à ne pas offrir le spectacle d’une population rendue potentiellement séditieuse par la négligence des édiles.

    Si les pouvoirs publics s’acquittent de leur obligation de responsabilité financière en durcissant sans cesse les conditions d’accès à leurs services, c’est avant tout en masquant les effets de leur sélectivité croissante qu’ils s’appliquent à projeter une image de paix sociale. Autrement dit, leur principal souci est de dissimuler les populations les plus affectées par leurs désinvestissements. D’aucuns vont donc être soustraits aux regards – tels les migrants enfermés dans des centres de rétention ou livrés à la noyade – tandis que d’autres seront seulement effacés des registres – tels les demandeurs d’emplois radiés ou encouragés à interrompre leurs efforts.

    [...]

    L’antiracisme et le féminisme ne sont pas les seuls terrains où la conjuration du discrédit passe par la spéculation. Celle-ci se retrouve également dans la mise en avant de la jeunesse de leurs membres par des mouvements tels que Fridays for Future, Sunrise et Extinction Rebellion Youth : car au-delà des propositions précises qu’elles ne manquent pas de formuler, sur la transition énergétique comme sur le maintien de la biodiversité, ces nouvelles associations écologistes attendent avant tout des gouvernements que leur action pour la justice climatique soit à la mesure de la valeur que les parents accordent à l’avenir de leurs enfants. Figure emblématique de cette attente, Greta Thunberg joue à elle seule le rôle d’une véritable agence de notation : son visage opère en effet comme un écran où l’engagement des responsables politiques en faveur de sa génération peut être jaugé à l’aune de leurs réactions à son impassible obstination.

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