Un collectif de salariés part en guerre contre Carrefour et son système de location-gérance. Il permet au groupe de céder l’exploitation de magasins à des tiers, tout en leur transférant les contrats de travail des employés. Le collectif y voit un plan social déguisé et dénonce des pertes d’avantages pour les salariés. Le groupe assure qu’il s’agit au contraire de sauvegarder des emplois.
« C’est le rêve des patrons : gagner beaucoup d’argent... sans avoir de salariés ! » Zohra Abdallah, cadre manager chez Carrefour à Sevran (Seine-Saint-Denis) résume ainsi sa vision du système de location-gérance à l’œuvre depuis trois ans au sein du groupe.
Un mode de gestion qu’elle combat, au sein d’un collectif naissant de salariés. Il rassemble pour l’heure une soixantaine de personnes, issues de vingt magasins, partout en France. Ses membres s’inquiètent de la montée en puissance – et de ses effets – de la location-gérance, lancée dès 2018 dans le groupe, sous l’impulsion d’Alexandre Bompard, nommé PDG du groupe un an plus tôt.
Ce système permet au propriétaire d’un fonds de commerce (ici, Carrefour) d’en céder l’exploitation à un tiers (le locataire-gérant), moyennant le paiement d’une redevance et le rachat du stock du magasin, sous forme de prêt. L’exploitation lui est d’abord transmise pour un an. Passé ce délai, le contrat peut être résilié, en respectant un préavis de trois mois. Le locataire n’est pas propriétaire, à la différence d’un franchisé. Tous les contrats des employés du magasin lui sont en revanche automatiquement transférés.
Ce point révulse le collectif de salariés. « La location-gérance permet [à Carrefour] de conserver la mainmise sur l’activité sans devoir payer les salaires, ni les cotisations sociales, ni même les licenciements », écrivent-ils dans un communiqué intitulé « Carrefour ou la fraude au PSE », en référence au plan de sauvegarde de l’emploi, qui doit être mis en place dans une entreprise en cas de licenciements économiques.
Le collectif pointe des milliers d’emplois quittant « le périmètre du groupe Carrefour sans qu’aucune mesure d’accompagnement prévue par un PSE ne soit appliquée ». « Nous ne sommes pas dupes », écrivent les salariés : « Cette stratégie de mise en location-gérance […] permet à Carrefour de ne pas avoir à financer d’éventuels plans sociaux, ou de reclassements au sein du groupe. »
Interrogé par Mediapart, le groupe répond qu’il s’agit, au contraire, d’un plan destiné à ne pas fermer de magasins, et ajoute que « ces passages en location-gérance se font dans le cadre d’un accompagnement social exemplaire, et permettent de sauver des emplois ».
Ils sont d’abord montés sur les magasins de proximité, tous basculés en franchise. Puis ils s’en sont pris aux Market et aux petits hypers. Et maintenant, ils vont monter sur les gros hypers.
Nabila Aoudia, déléguée syndicale CFDT
À ce jour, les données sur le nombre de magasins passés en location-gérance divergent selon les sources. Selon FO (majoritaire chez Carrefour), plus de la moitié des supermarchés et supérettes rassemblés sous la bannière Carrefour Market ont ainsi été sortis du groupe, soit 260 sur 500.
Carrefour, qui a répondu par écrit aux questions de Mediapart, n’en décompte que 153, et évalue son parc de Market à 998 magasins. « Ils comptent les enseignes déjà franchisées, c’est habile ! Nous, on fait le total des magasins encore intégrés au groupe », répond Laurent Boulanger, délégué syndical national FO-Market.
En revanche, direction et syndicats s’accordent sur le nombre d’hypermarchés concernés par la location-gérance : 32 (sur 234) depuis 2018. « Ils sont d’abord montés sur les magasins de proximité, tous basculés en franchise. Puis ils s’en sont pris aux Market et aux petits hypers. Et maintenant, ils vont monter sur les gros hypers », analyse Nabila Aoudia, salariée d’un hypermarché à Épernay (Marne), passé en location-gérance en octobre 2020.
Membre du collectif et déléguée syndicale CFDT, elle est persuadée que Carrefour amorce un mouvement de fond, qui engloutira le parc d’hypers dans le système de la location-gérance. « On y passera tous, c’est évident, à raison d’une bonne dizaine par an », complète Zohra Abdallah, déléguée CGT à Carrefour Sevran. Son enseigne est toujours intégrée au groupe mais « plus pour très longtemps », pressent-elle. « Vous imaginez l’enjeu derrière tout ça ? Carrefour se débarrasse de nous, en transférant des milliers d’emplois. C’est un abandon et une traîtrise. Les salariés perdent gros ! »
Sortir des accords collectifs, cela représente plus de 2 000 euros annuels en moins par salarié.
Le collectif en lutte contre la location-gérance
En cas de passage en location-gérance, les contrats en cours sont maintenus à l’identique en termes de qualification, rémunération et ancienneté. En revanche, les salariés externalisés perdent le bénéfice des accords collectifs d’entreprise, quinze mois après le transfert de leur contrat. Épargne salariale, semaine de congé supplémentaire, jours d’ancienneté et de carence… les avantages s’éteignent, passé ce délai. La convention collective de branche, bien moins favorable, prend alors le relais.
« Sortir des accords collectifs, cela représente plus de 2 000 euros annuels de perte par salarié », chiffrent plusieurs membres du collectif, qui soulignent que « Carrefour a la convention collective la plus avantageuse de la grande distribution ».
Le groupe argue qu’une clause sociale, signée en 2018, « permet de maintenir de nombreux acquis pour les personnels transférés ». Et cite en exemple les tickets-restaurant, la remise sur achat de 10 % à valoir sur le magasin, le régime de mutuelle et de prévoyance « plus avantageux que celui prévu par les accords de branche », et enfin « le maintien du respect du volontariat pour le travail dominical ».
Le groupe rappelle aussi qu’au bout de quinze mois, les représentants du personnel peuvent négocier de nouveaux accords avec leur repreneur. Or, ces rapports sont « très souvent moins favorables », souligne un rapport d’expertise sur la location-gérance, présenté en comité central d’entreprise en 2018 et que Mediapart a pu consulter.
« On le sait très bien, on n’aura rien ! », prédit ainsi Nabila Aoudia. Dans son magasin d’Épernay, les accords collectifs cesseront de s’appliquer le 31 décembre 2021. Elle s’apprête à lancer des négociations avec son nouveau directeur mais n’est pas très optimiste sur leur issue.
En réalité, le magasin n’est jamais sorti du groupe... Il n’y a que les salariés qui en sont sortis.
Kathy Lefort, salariée à Fécamp et déléguée syndicale FO
Avec plusieurs dizaines d’autres salariés de son magasin, elle a par ailleurs engagé une procédure devant le conseil des prud’hommes. Tous demandent la réintégration de leurs contrats au sein de Carrefour.
Selon leur avocat, la stratégie du groupe s’apparenterait à de la fraude en contournant le droit du licenciement économique. Dans ses conclusions, il avance aussi que l’autonomie, dont est censé disposer le locataire-gérant, ne serait qu’une façade. Il serait en réalité « co-employeur » avec le groupe Carrefour.
« Tout, absolument tout est Carrefour dans le magasin… à part nos contrats ! », argumente Nabila Aoudia. Elle cite tour à tour « les règles commerciales, les outils informatiques, les badgeuses et même l’en-tête du courrier que l’on reçoit ».
Un constat partagé par Kathy Lefort, employée de rayon à Fécamp, en Seine-Maritime, et déléguée syndicale FO. Son magasin est en location-gérance depuis un an. Elle assure ne voir « aucune autonomie » de l’enseigne vis-à-vis de Carrefour. « Il faut s’approvisionner dans la centrale d’achat du groupe et on doit appliquer exactement les mêmes process. En réalité, le magasin n’est jamais sorti du groupe… Il n’y a que les salariés qui en sont sortis. Et les accords collectifs ! » Kathy Lefort et ses collègues n’en bénéficieront plus, à compter de février 2022. Comme à Épernay, elle ne se fait aucune illusion sur les négociations avec son directeur.
« Les repreneurs ne vont certainement pas accorder des avantages aux salariés alors qu’ils sont là pour redresser des magasins qui se portent mal et faire des économies », commente à ce sujet Zohra Abdallah, de Sevran.
Mon directeur est arrivé avec un capital de 10 000 euros, explique Nabila Aoudia, document à l’appui. Avec cette mise de départ, il va réussir à acheter le stock et à redresser un magasin, là où un groupe brassant des milliards n’a pas réussi ? C’est qui le type, c’est Zorro ?
Passer en location-gérance des établissements en difficulté, c’est effectivement la manœuvre – assumée – du groupe. Carrefour le confirme à Mediapart : « [Ce] sont des magasins déficitaires ou en déclin mais avec un potentiel de croissance du chiffre d’affaires insuffisamment exploité en mode intégré [intégré dans le groupe – ndlr] par rapport à la zone de chalandise. »
Une stratégie qui fait bondir les membres du collectif. « Comment est-il possible qu’un seul homme réussisse là ou une multinationale échoue ? », s’interrogent-ils dans leur communiqué. « Mon directeur est arrivé avec un capital de 10 000 euros, explique Nabila Aoudia, document à l’appui. Avec cette mise de départ, il va réussir à acheter le stock et à redresser un magasin, là où un groupe brassant des milliards n’a pas réussi ? C’est qui le type, c’est Zorro ? »
Le collectif, en guerre contre la location-gérance, en est convaincu : les économies se font aux dépens des salariés, transformés en variable d’ajustement. À Fécamp et Épernay, les déléguées du personnel remarquent « un recours plus important aux contrats précaires et des conditions de travail très dégradées ».
Dans l’établissement de Nabila Aoudia, le médecin du travail a adressé, en juillet 2021, un « courrier d’alerte » à la direction. Mediapart a pu le consulter. Il dit voir, depuis plusieurs mois, « un nombre croissant de salariés […] manifestement en souffrance ». Souffrance qui « semble être liée à leur activité professionnelle ».
Pour obtenir des résultats, le locataire-gérant dispose de deux leviers : rogner sur les frais généraux et sur les frais de personnel.
Jérôme Coulombel, ex-directeur juridique chez Carrefour
« La location-gérance, c’est la chronique d’une catastrophe sociale annoncée », commente Jérôme Coulombel, ex-directeur juridique au département contentieux du groupe Carrefour. Il a accepté de témoigner en précisant qu’il est aujourd’hui « en conflit » avec son ancien employeur.
Il a quitté le groupe il y a un peu plus de trois ans, quand la location-gérance était sur les rails. Il pose sur elle un regard sévère et a fourni une attestation aux salariés d’Étampes, pour nourrir leur procédure prud’homale.
Il y dépeint un système profitant surtout à Carrefour, qui « transfère les risques de l’exploitation sur la société locataire tout en gardant la propriété du fonds de commerce et donc la part de marché et en percevant de nombreux postes de revenus ».
D’après lui, le locataire-gérant doit par exemple signer un « contrat de franchise » l’obligeant à s’approvisionner « de façon quasi exclusive auprès des entrepôts du groupe ». Interrogé sur ce point, le groupe dément : « Les franchisés Carrefour n’ont aucune exclusivité d’approvisionnement auprès des entrepôts Carrefour. Ils peuvent s’approvisionner librement auprès de tiers. »
Sur un contrat de franchise que Mediapart a pu consulter, il est pourtant inscrit que « le Client, au titre des achats qu’il réalise sur les entrepôts du fournisseur, s’engage à respecter un taux de fidélité au minimum égal à 45 % ou 50 % ». Sinon, il sera « redevable d’une indemnité forfaitaire ».
Dans son attestation, Jérôme Coulombel pointe également « la situation extrêmement précaire et déséquilibrée » du locataire-gérant, « puisque à tout moment, passé la première année, il peut tout perdre moyennant le respect d’un simple préavis de trois mois ». Il ajoute que des « facultés de résiliation anticipée » sont prévues « au seul profit du loueur propriétaire du fonds de commerce », plaçant le locataire-gérant « dans une situation de dépendance juridique, commerciale et économique totale vis-à-vis du groupe Carrefour ».
À Mediapart, il résume ainsi sa vision des choses : « Pour obtenir des résultats, le locataire-gérant dispose de deux leviers : rogner sur les frais généraux et sur les frais de personnel. »
« C’est absolument le contraire, répond Carrefour. La location-gérance est un procédé qui repose sur une véritable relation de partenariat entre le locataire-gérant et Carrefour, il permet d’insuffler dans les magasins concernés un esprit entrepreneurial avec davantage d’agilité dans leur gestion au quotidien. Tous les hypermarchés passés en location-gérance ont vu leur chiffre d’affaires ou leur rentabilité progresser », ajoute le groupe.
« La location-gérance est vendue comme un eldorado aux futurs directeurs de magasin. Ils espèrent se constituer un apport suffisant pour acheter, à terme, un fonds de commerce. Mais dans les trois quarts des cas, ils n’y arrivent pas. »
Une affirmation que les salariés, engagés dans le collectif, aimeraient bien vérifier. Deux droits d’alerte économique ont été lancés à Fécamp et Épernay. Chaque fois, ils ont été contestés par Carrefour. « Ils ne veulent pas qu’on mette le nez dans les comptes. Il n’y a aucune transparence, nous n’avons accès à rien », commente Kathy Lefort, en Seine-Maritime. Elle regrette d’avoir été déboutée de sa demande de droit d’alerte, au motif « que seul le CSE central peut le faire ».
À Épernay, en revanche, les élus du CSE ont obtenu, par un jugement rendu début juin, qu’un cabinet comptable puisse auditer les comptes de leur établissement. Nabila Aoudia attend avec impatience les résultats. Elle ferraille par ailleurs avec sa direction qui a engagé contre elle une procédure de licenciement, refusée par l’inspection du travail car elle est déléguée syndicale. La ministre du travail doit désormais statuer sur son cas, courant novembre.
« Nous sommes le pot de terre contre le pot de fer mais on va au combat », commente Zohra Abdallah, au nom du collectif. Si certains de ses membres sont délégués syndicaux, le groupe ne revendique aucune couleur syndicale. Pour une salariée d’un magasin de région parisienne, les syndicats « sont trop dans l’acceptation ».
« Nous, on veut réveiller les gens, alerter les employés de Carrefour, ajoute Zohra Abdallah. On épluche tout ce qu’on trouve, on fait du travail de fond pour comprendre le système. Nous pouvons arrêter ensemble la destruction de nos emplois. Car, à votre avis, que va-t-il arriver si le repreneur n’atteint pas ses objectifs ? »
À ce sujet, Jérôme Coulombel, l’ex-juriste de Carrefour, est formel : « La location-gérance est vendue comme un eldorado aux futurs directeurs de magasin. Ils espèrent se constituer un apport suffisant pour acheter, à terme, un fonds de commerce. Mais dans les trois quarts des cas, ils n’y arrivent pas. »
Des magasins fermés, dans le Nord et le Pas-de-Calais. Des salariés licenciés
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Mediapart avait déjà documenté ici et là « l’itinéraire vers la faillite », raconté par des franchisés Carrefour. L’histoire semble se répéter pour les locataires-gérants.
« C’est un sytème qui n’est pas tenable, les sociétés locataires ne peuvent pas être compétitives et dégager les marges nécessaires », estime Me François-Xavier Awatar, qui défend franchisés et locataires-gérants de Carrefour. « J’ai au moins une dizaine de dossiers où ça finit mal », conclut-il.
Le rapport d’expertise de 2018 sur la location-gérance décrivait d’ailleurs une exploitation du fonds par le locataire-gérant « à ses risques et périls ». S’il échoue, « Carrefour le remplace par un autre, et ainsi de suite », explique Jérôme Coulombel. Ou alors, le magasin ferme, purement et simplement. Plusieurs Market, passés en location-gérance, ont ainsi baissé définitivement le rideau cette année, notamment dans les Hauts-de-France, à Saint-Pol-Sur-Ternoise et Trith-Saint-Léger.
Dans ce dernier magasin, les salariés « ont pu être replacés par Carrefour, au prix de fermes négociations », indique le délégué syndical national FO-Market. En revanche, à Saint-Pol, « faute de lutte », ils ont tous été licenciés.
Interrogé par Mediapart sur le nombre de magasins en location-gérance ayant définitivement fermé, le groupe botte en touche : « À date, aucun hypermarché n’a fermé », répond Carrefour. Sans mentionner le sort des Market.