• En #Géorgie, la #frontière avec l’#Azerbaïdjan au cœur de l’« affaire des cartographes »

    A la veille des élections législatives du 31 octobre, ce scandale impliquant le parti d’opposition pourrait peser sur le scrutin.

    Il y a encore un an et demi, Zviad Naniachvili grimpait chaque matin sur la crête qui sépare la Géorgie de l’Azerbaïdjan pour voir le soleil se lever sur les montagnes. Ce guide géorgien de 37 ans a grandi là, au pied du #monastère orthodoxe de #David_Garedja, un complexe spectaculaire d’églises et de cellules troglodytes fondé au VIe siècle. Le site, creusé dans la roche, s’étire sur plusieurs hectares de part et d’autre de la frontière, dans un paysage désertique. Jusqu’ici, tout le monde pouvait s’y promener librement. C’est désormais impossible.

    Depuis la visite, en avril 2019, de la présidente géorgienne, Salomé Zourabichvili, proche du parti au pouvoir, Rêve géorgien, des #gardes-frontières azerbaïdjanais ont fait leur apparition sur la crête, empêchant touristes et pèlerins de visiter la partie du monastère située de l’autre côté de la frontière. « C’est comme si quelqu’un vivait chez moi », déplore Zviad Naniachvili, en levant les yeux vers la cime.

    La chef de l’Etat, flanquée de deux hommes en armes, avait appelé à régler « de toute urgence » la question de la #délimitation des frontières, ravivant les tensions autour de ce sujet sensible : les Géorgiens affirment que ce site historique, culturel et religieux leur appartient, ce que contestent les Azerbaïdjanais, pour lesquels ces hauteurs ont une importance stratégique.

    Devant la porte en bois gravée de la grotte où vécut David Garedja, l’un des pères assyriens venus évangéliser la Géorgie, trois jeunes filles en jupe plissée entonnent un chant sacré face aux #montagnes. « Dieu va tout arranger », veut croire l’une.

    A l’approche des élections législatives du samedi 31 octobre, le #monastère est désormais au cœur d’un scandale susceptible de peser sur le scrutin. L’histoire, aux ramifications complexes, cristallise les crispations qui traversent la société géorgienne, plus polarisée que jamais, sur fond de « fake news » et de tensions régionales avec le conflit au #Haut-Karabakh, enclave séparatiste en Azerbaïdjan.

    Deux cartographes arrêtés

    L’affaire a éclaté trois semaines avant le premier tour. Le 7 octobre, deux #cartographes, anciens membres de la commission gouvernementale chargée de négocier la démarcation de la frontière, ont été arrêtés et placés en #détention provisoire – une mesure exceptionnellement sévère.

    #Iveri_Melachvili et #Natalia_Ilicheva sont accusés par le procureur général de Géorgie d’avoir voulu céder des terres à l’Azerbaïdjan entre 2005 et 2007, lorsque l’ex-président Mikheïl Saakachvili était au pouvoir. Ils auraient caché la bonne carte, datée de 1938, pour en utiliser une autre à la place, défavorable à la Géorgie, lui faisant perdre 3 500 hectares. Les deux cartographes, qui clament leur innocence, encourent dix à quinze ans de prison.

    Ces #arrestations surprises, survenues en pleine campagne électorale, électrisent le débat à quelques jours du scrutin. Qualifié de « #traître », le parti de l’opposition, emmené par Mikheïl Saakachvili, le Mouvement national uni, dénonce une « manipulation politique » du parti au pouvoir – dirigé par le milliardaire Bidzina Ivanichvili – visant à le discréditer avant le scrutin.

    La nature politique de cette affaire ne fait aucun doute non plus pour les ONG. Quinze d’entre elles, dont Transparency International et Open Society Foundation, ont ainsi conjointement dénoncé, le 9 octobre, une « enquête à motivation politique ». Elles pointent le « timing de l’enquête », en période préélectorale, les commentaires du parti au pouvoir, qui « violent la présomption d’innocence », et « l’approche sélective » des investigations, certains témoins majeurs n’étant pas auditionnés. Ces ONG exhortent ainsi les autorités à « cesser de manipuler des sujets sensibles pour la population avant les élections ».

    « Cette affaire est une tragédie personnelle pour les deux cartographes, mais, au-delà, c’est l’indépendance de la justice, inexistante, qui est en question, souligne Ivane Chitachvili, avocat à Transparency International. Tant que notre système restera un instrument politique aux mains du gouvernement, cela continuera. »

    « Attiser le sentiment nationaliste et religieux »

    Des membres du gouvernement, dont le ministre de la défense, Irakli Garibachvili, et des représentants de l’Eglise orthodoxe, proche de la Russie, accusent même les deux cartographes d’avoir tenté de vendre le monastère de David Garedja lui-même. Le site religieux n’est pourtant mentionné nulle part dans les 1 500 pages du dossier judiciaire. « Ils parlent du monastère pour embrouiller les gens et les prendre par l’émotion, en attisant leur sentiment nationaliste ou religieux, analyse Ivane Chitachvili.

    La stratégie fonctionne auprès d’une partie de la population, qui compte 84 % d’orthodoxes. Tamuna Biszinachvili, une vigneronne de 32 ans venue en famille visiter le monastère, en est convaincue : « Notre ancien gouvernement a fait une énorme connerie. » Ce qu’elle a lu sur Facebook et ses échanges avec un moine l’ont persuadée que cette histoire était vraie. C’est même pour cela qu’elle a tenu à venir avec ses enfants aujourd’hui : « Je veux leur montrer le monastère avant que les Azerbaïdjanais prennent cette terre. Notre terre. »

    Sur les hauteurs du monastère, Goram, un réserviste de 24 ans venu déposer quelques bougies, n’accorde au contraire aucun crédit à ces accusations. « Qui peut croire à cette histoire ? Aucune terre n’a pu être cédée, puisqu’il n’y a même pas d’accord sur la frontière ! », rappelle-t-il.

    De fait, voilà près de trente ans, depuis la chute de l’URSS, que la Géorgie et l’Azerbaïdjan négocient leur frontière, centimètre par centimètre, en exhumant de vieilles cartes. Les deux tiers ont fini par faire l’objet d’un #accord technique, un tiers est toujours en discussion, mais rien n’a encore jamais été ratifié.

    Rôle trouble de la #Russie

    Assis derrière la table à manger de sa cellule troglodyte, un moine orthodoxe en robe noire et à la longue barbe brune se prend la tête à deux mains, affligé par l’affaire des cartographes. Derrière lui, une guirlande « happy birthday » pendille entre deux icônes. Quelques morceaux de pain et un bidon en plastique rempli de vin traînent encore sur la table après les agapes.

    Persuadé d’être surveillé, le père redoute de parler, mais accepte, sous le couvert de l’anonymat, de livrer son point de vue, en rupture avec celui de ses supérieurs. « C’est la visite de la présidente qui a déclenché tout ça », se lamente-t-il. Sans oser le nommer, il soupçonne également « un grand pays » d’avoir « intérêt à créer un #conflit » dans la région. L’affaire des cartographes lui « rappelle les purges soviétiques, quand 60 % des prisonniers étaient des détenus politiques ». La comparaison revient souvent dans ce dossier.

    Plus divisés que jamais, les Géorgiens oscillent entre colère et consternation. « Ceux qui n’ont pas subi un lavage de cerveau savent bien que cette histoire est absurde, soupire Chota Gvineria, chercheur au Centre de recherche sur la politique économique (EPCR), basé à Tbilissi. Le bureau du procureur est directement subordonné au gouvernement, qui utilise deux innocentes victimes pour manipuler l’opinion avant les élections. »

    Cet ancien diplomate pointe également le rôle trouble de la Russie, où la #carte prétendument « dissimulée » par les cartographes a soudain été retrouvée par un homme d’affaire, #David_Khidacheli, ancien vice-président du conglomérat russe #Sistema, qui l’a transférée à la Géorgie. A travers cette affaire, « Moscou veut déstabiliser la région et créer un conflit entre la Géorgie et l’Azerbaïdjan pour renforcer son influence », analyse le chercheur. Malgré ce #différend_frontalier, Bakou garde de bonnes relations avec Tbilissi, son partenaire stratégique.

    Pour Guiorgui Mchvenieradze, directeur de l’ONG Georgian Democracy Initiative et avocat du cartographe Iveri Melachvili, « cette affaire est inacceptable au XXIe siècle ». Devenu à son tour la cible d’une campagne de dénigrement, il affirme qu’il est « clair et net que les activistes et trolls sont extrêmement mobilisés, notamment sur Facebook, pour diffuser des “fake news” » sur ce dossier, et le faire passer lui aussi pour un « traître qui veut vendre le monastère ». Le procès des cartographes doit s’ouvrir le 4 décembre.

    https://www.lemonde.fr/international/article/2020/10/29/en-georgie-la-frontiere-avec-l-azerbaidjan-au-c-ur-de-l-affaire-des-cartogra
    #cartographie #frontières #cartographe #nationalisme

    via @fil